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Revista SIDIC XXXV - 2002/2-3
« Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route » (Ps 119, 105) (Páginas 7-13)

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La figure d'Abraham dans la tradition juive
Elio Toaf

 


Après avoir mentionné la descendance de Terah, le texte biblique note brièvement qu’un de ses fils, Abram, prit pour femme Sarah, et que cette dernière était stérile ; elle n’avait pas d’enfants. Terah vécut 205 ans et mourut à Haran (Gn 11, 27-32). Cette courte note sert d’introduction à l’histoire d’Abraham.

Abraham et son père Terah - le départ

La tradition juive s’est posée la question suivante : « Terah avec sa famille partit d’Ur Casdim pour se rendre en Canaan, mais arrivé à Haran, il s’y arrêta et renonça à rejoindre le but qu’il s’était proposé ». Pourquoi ? Et une seconde question vient spontanément : « Pourquoi le Seigneur demande-t-il à Abraham de reprendre le voyage interrompu et ne lui dit-il pas d’emmener aussi son père, comme cela serait naturel ? ».

La Bible ne répond pas à cette question, mais les Maîtres du Talmud et du Midrash ont toujours trouvé des réponses à ce genre de demandes. Terah voulait partir en Canaan par peur de son roi, le grand Nimrod, fortement ému par les événements dont Abraham avait été le principal protagoniste. En effet, on lit dans deux textes midrashiques, le Tana debè Eliahu, et le Bereshit Rabba, que Terah fabriquait des idoles et les faisait vendre au marché par ses fils ; mais Abraham, qui croyait alors en un Dieu unique, Seigneur de l’univers, décourageait les acheteurs et, chaque jour, rapportait toutes les idoles à la maison. Après un conseil de famille qui constata l’incapacité d’Abraham à faire du commerce, on décida d’en faire un prêtre. Il devait seulement offrir aux dieux les dons que les fidèles apportaient. Abraham décida alors d’en finir avec cette comédie, et comme une femme lui apportait un vase plein de farine à offrir aux dieux, il prit un bâton, brisa toutes les idoles sauf une, la plus grosse, et il lui mit un bâton dans les mains. Quand Terah eut constaté tous ces dégâts, il interrogea son fils. Celui-ci répondit qu’une femme avait apporté de la farine aux idoles et que toutes avaient voulu la manger ; alors la plus grosse, prenant un bâton, avait brisé toutes les autres, puis mangé la farine. Terah dénonça Abraham à Nimrod qui, le reconnaissant coupable de sacrilège, le condamna à être brûlé dans une fournaise ; mais le Seigneur le sauva et le fit sortir vivant de l’épreuve. Alors Terah prit peur et décida de partir pour Canaan ; mais quand il fut à Haran, loin de Nimrod, et qu’il se vit hors de danger, il renonça à aller plus loin.

Abraham, mécontent, voulait poursuivre la route, mais avec son père. Le Seigneur le convainquit alors en lui disant : « Pars de ton pays, de ta patrie, de la maison de ton père et va vers la terre que je te montrerai » (Gn 12, 1).
L’affection d’Abraham pour son père était telle que le Seigneur, en un crescendo significatif, ne lui révèle que peu à peu le sacrifice à accomplir. En effet, il lui montre d’abord la nécessité d’abandonner la Mésopotamie, puis le pays où il est né, enfin la maison paternelle, et tout cela pour affronter l’inconnu, la terre que Dieu lui indiquerait mais qui n’est pas encore nommée.

Terah n’avait pas de vrais motifs pour quitter Haran, lui qui vivait de la fabrication des idoles et qui ne se posait guère de problèmes moraux. Il en allait autrement pour Abraham. Pour lui qui avait maintenant une notion précise de son Dieu, il n’était plus tolérable de vivre dans cette ambiance, et son désir de partir se faisait de plus en plus impérieux.

D’après le Zohar, texte fondamental de la mystique juive, Abraham était obsédé par cette pensée ; en effet, se demandant comment le Seigneur avait pu dire à Abraham : « Va-t-en », et non pas : « Allez vous-en », ce qui aurait inclus aussi Terah, le Zohar répond que ce dernier ne pouvait vivre avec son fils parce qu’il n’avait pas la même conception de la divinité ; mais le Seigneur comprenait parfaitement le conflit qui troublait l’âme d’Abraham, écartelé entre l’amour filial et la nécessité de servir le Dieu unique dans une ambiance plus favorable que celle de Haran. C’est pourquoi il lui dit : « Va-t-en », toi seul avec ta famille. Ce qui nous enseigne, ajoute le texte, que le ciel vient en aide à celui qui est prêt à se purifier. En effet, à peine Abraham pense-t-il à quitter Haran que le Seigneur intervient pour lui dire : « Va-t-en » ; mais tant que cette nécessité ne s’est pas fait sentir, le Seigneur ne lui a rien dit. Nous contemplons là une réalité mystérieuse : lorsque nous regardons une lampe à huile, nous y voyons une flamme avec une partie obscure, celle de la mèche en contact avec l’huile, et au-dessus une lumière claire et brillante ; la lumière brillante n’existe que si, d’abord, s’allume au-dessous la pâle lumière de la mèche. A peine la lumière pâle et bleuâtre de la mèche s’allume-t-elle que jaillit la grande lumière claire. C’est ce que nous voyons dons le cas d’Abraham, dans le cas de tous les hommes de tous les temps. Il suffit que sur la terre s’allume une petite lumière, qu’un sentiment de foi ou de repentir jaillisse du cœur de l’homme pour qu’aussitôt une grande et belle lumière venue de Dieu rejoigne cette petite flamme pour l’animer et l’alimenter. D’autres Maîtres ont exprimé plus brièvement la même idée, faisant dire au Seigneur : « Ouvrez-moi une porte grande comme le chas d’une aiguille, et j’ouvrirai pour vous un portail large comme celui d’un palais ».


Une foi « hospitalière » - Abraham et Melchisedek

Ainsi Abraham laisse Terah à Haran et s’en va vers l’inconnu avec Sarah sa femme, qui n’a pas d’enfant, avec son neveu Lot et sa famille, témoignant d’une grande confiance en ce Dieu en qui il a cru et qui lui a promis au moment de son départ : « Je ferai de toi une grande nation, je rendrai grand ton nom, tu seras une bénédiction et en toi seront bénies toutes les familles de la terre». Le Zohar, dans la suite de son commentaire, fait observer qu’il existe une correspondance entre les paroles du Seigneur à Abraham lorsqu’il lui ordonne de partir et celles qui font entrevoir la récompense promise. A l’abandon de la patrie répond : « Je ferai de toi une grande nation », à l’abandon de la terre natale : « Je rendrai grand ton nom », enfin à l’abandon de la maison paternelle. « Tu seras une bénédiction, et en toi seront bénies toutes les familles de la terre» (Gn. 12, 2-3).

Une expression du texte à propos du départ d’Abraham de Haran attire l’attention des interprètes. En Genèse 12, 3 nous lisons : « Il prit avec lui Sarah sa femme, Lot le fils de son frère, tous les biens qu’ils possédaient et toutes les personnes qu’ils avaient faites à Haran ». Il est évident qu’il ne s’agit pas des enfants qu’ils avaient mis au monde pendant leur séjour à Haran puisque Sarah était stérile, ou alors le texte aurait dû dire : « et les enfants qu’ils avaient eus à Haran ». Les paroles de ce passage biblique sont donc à interpréter différemment. Dans le Bereshit Rabba et dans les Midreshé Ha-Zohar, on relève qu’Abraham et Sarah étaient très hospitaliers et recevaient chez eux tous ceux qui étaient dans le besoin, se mettant à leur disposition, leur donnant à manger et à boire, les hébergeant pour la nuit, les initiant et les convertissant au monothéisme. Selon la tradition, le « gher » est le prosélyte qui accepte la conception juive de la divinité et se soumet aux règles de la vie juive. Quel que soit l’âge du converti, il est considéré comme né le jour même où il embrasse le judaïsme. Voici donc la signification du verset : « les personnes qu’ils avaient faites en Haran », c’étaient les païens qu’Abraham et Sarah avaient convertis, à qui ils avaient transmis leur foi. Abraham s’occupait des hommes et Sarah des femmes. Ce qui nous rappelle un passage similaire de l’Exode. Quand les Hébreux sortirent d’Egypte, ils ne quittèrent pas seuls le pays, ils étaient accompagnés d’une « foule de personnes appartenant à d’autres nations » (Ex. 13, 38). Qui étaient ces gens, sinon les personnes que Moïse et les enfants d’Israël « avaient faites », avaient converties à leur foi en Egypte ?

Abraham est donc considéré comme le premier homme au monde qui ait eu cette notion de l’existence d’un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre, maître de l’univers. Et pourtant cette affirmation n’est pas tout à fait exacte. Quand Abraham, après une lutte victorieuse, eut réussi à libérer Lot prisonnier des quatre rois coalisés contre les rois du Pentapole et que, refusant toute récompense pour le service rendu à ces derniers, il s’apprêtait à rentrer chez lui, il vit venir vers lui Melchisedek, roi de Salem et prêtre du Très-Haut, qui lui offrit du pain et du vin et le bénit en disant : « Béni sois-tu, Abraham, par le Dieu Très-Haut, maître du ciel et de la terre, et béni soit le Très-Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains ». Abraham, refusant toute récompense, dit alors : « Je jure par le Dieu Très-Haut, maître du ciel et de la terre, que je ne prendrai pas même un lacet de tes chaussures, rien de ce qui est à toi » (Gn 14, 19-22).

Les paroles de Melchisedek montrent bien qu’il croyait au Dieu d’Abraham et que, donc, ce dernier n’était pas le seul à croire au Dieu unique. Le fait qu’ils le désignent tous deux par les mêmes attributs, « Dieu Très-Haut, maître du ciel et de la terre », ne laisse aucun doute à ce sujet. Reste à savoir pourquoi le Seigneur a préféré, par exemple à Melchisedek, Abraham pour en faire le chef d’un grand peuple, bénédiction pour tous les peuples du monde.

Il existe, à mon avis, une grande différence entre eux deux, du moins d’après le texte biblique : tandis que Melchisedek présente son sacerdoce sous une forme, disons, personnelle et privée, Abraham sent le besoin d’y faire participer les autres, et pas seulement les membres de sa famille. Les personnes « faites » à Haran en sont la preuve la plus éloquente. Le monothéisme du roi de Salem finit avec lui, celui d’Abraham se perpétue dans le temps et devient le patrimoine, non seulement de ses descendants, mais d’une multitude de peuples. Voilà pourquoi le Seigneur le choisit et fit avec lui une première alliance en lui disant :

« A ta descendance j’ai attribué cette terre, du fleuve d’Egypte au Grand fleuve, l’Euphrate, les Qénites, les Qénizzites, les Qadmonites, les Hittites, les Périzites, les Réfaites, les Amorites, les Cananéens, les Guirgashites et les Jébuséens » (Gn 15, 18-20).

C’est ainsi que le monothéisme prit pied dans ces territoires où le paganisme régnait d’une manière abominable et inhumaine et où le sens du divin était associé aux plus révoltantes ignominies. C’est Dieu qui va vaincre le paganisme, le sens moral l’emporter sur l’immoralité, la pureté repousser l’impureté, la justice triompher de l’injustice et de l’iniquité. La conquête de ces territoires se fera non par les armes mais par la prédominance du bien sur le mal.


Confiance d’Abraham - Alliance et circoncision

Avant la conclusion de l’alliance, nous ne pouvons dire que notre Patriarche ait été heureux et satisfait. Les paroles de la Genèse, immédiatement après l’épisode de Melchisédek, nous en donnent la preuve la plus sûre. Le Seigneur s’était révélé à Abraham en lui disant : « Ne crains pas, Abraham, je suis ton bouclier, ta récompense sera grande ». Et il avait répondu : « Seigneur Dieu, que me donneras-tu ? Je suis seul et l’héritier de ma maison est Eliézer de Damas », puis il avait ajouté : « Tu ne m’as pas donné de descendance, mon serviteur sera mon héritier » (Gn 15, 1-2).

Ce dialogue nous fait entrevoir Abraham et Sarah déjà âgés et seuls dans leur maison, avec un serviteur qui s’occupe d’eux, n’espérant plus avoir de postérité et donc tristes et déçus. Cela explique la réaction d’Abraham quand Dieu lui dit qu’il recevra une grande récompense : « Que me donneras-tu ? Je suis seul ».

Le Seigneur le fait alors sortir et, dans la nuit étoilée, lui fait lever les yeux en lui disant : « Regarde le ciel et compte les étoiles, si tu le peux ... aussi nombreuse sera ta descendance ». Quelle est la réaction d’Abraham devant cette promesse qui lui semble irréalisable ? « Il crut en Dieu, et c’est pourquoi le Seigneur le considéra comme juste » (Gn 15, 5-6). La joie succède à la tristesse, et l’espérance renaît dans son cœur. La confiance d’Abraham, qui est certitude que la promesse se réalisera, devient foi, cette foi que nous rencontrons dans chaque page de la Bible. Croire, selon la Bible, c’est attendre des événements heureux et conformes à la justice au moment même où cela semble impossible et contredit par les faits ; ce qui exige une espérance ferme et, aussi l’action de l’homme appelé à faire le bien auquel il croit, à souffrir et à espérer pour un bien difficile à atteindre et lointain, mais qu’il a la certitude de rejoindre. Telle est la foi qui a pris naissance avec Abraham et qui est devenue celle du peuple juif. Nous lisons dans la Mechilta : « Abraham, notre Père, gagna ce monde et le monde futur comme prix de sa foi ». Il crut en l’impossible. Sachant que Dieu avait créé de rien l’univers entier, il crut aussi qu’il pouvait sans difficulté faire naître de lui et de Sarah, alors qu’ils étaient âgés et stériles, une descendance appelée à un avenir prodigieux. Cette foi a été un modèle pour le peuple juif qui a maintenu vivante l’expérience abrahamique, gardant confiance en un avenir heureux et fécond, dans le miracle de sa résurrection, cela avec une constance extraordinaire et à travers les événements les plus sombres et les plus tragiques. Il n’est besoin pour lui que de lever les yeux au ciel par une nuit étoilée.

Le Seigneur, sachant que d’Abraham naîtrait un peuple immense, fit avec lui un pacte éternel, changeant tout d’abord son nom d’Abram en celui d’Abraham. Le premier signifiait « père très-haut », tandis que le second, « roi des multitudes », est une référence claire aux promesses. Immédiatement après, pour sceller l’alliance, Dieu ordonne la circoncision : « Ceci est mon alliance que vous observerez entre moi et vous, moi et ta descendance après toi : que, tous vos mâles soient circoncis » (Gn 17, 5 et 10-12).

Le fait que cette alliance soit scellée par une intervention sur l’organe de la reproduction peut être considéré comme une allusion claire à deux réalités : la première, c’est qu’Abraham, après avoir été circoncis, devient fécond et peut donner naissance à un fils, ce fils dont naîtra celui qui sera nommé plus tard Israël ; la seconde, c’est que les juifs, les fils d’Israël, devront à travers les siècles témoigner de leur fidélité à l’alliance du Seigneur en restant toujours fidèles au monothéisme, par le maintien de la circoncision considérée comme le rite qui introduit dans l’alliance abrahamique. Le Midrash Ha-Zohar affirme que celui qui soumet son fils au précepte de la circoncision sera considéré comme ayant offert à Dieu tous les sacrifices qu’il est possible d’offrir et comme ayant construit un autel parfait devant Lui. Il continue ainsi :

« Au moment où un homme prend son fils pour l’introduire dans l’alliance d’Abraham, le Saint, béni soit-il, appelle ses anges et leur dit : ‘Regardez ce que font mes enfants dans le monde, puis il appelle le prophète Elie et le fait descendre dans le monde pour participer au rite. Ce qui nous enseigne que nous devons lui préparer un trône et que nous devons dire : ‘Ceci est le trône d’Elie’. S'il ne trouve pas de place préparée pour lui, il s‘en va ».

Voilà pourquoi, de nos jours encore, quand on doit faire une circoncision on prépare un fauteuil spécial, et le père qui porte l’enfant s’arrête devant ce fauteuil en disant par deux fois : « Ceci est le fauteuil d’Elie ». Chacun sait que ce prophète annoncera la venue du Messie ; aussi sa présence lors de la cérémonie de la circoncision peut-elle être interprétée comme une annonce de la venue du Rédempteur.

Comme nous l’avons vu précédemment, Abraham est, par excellence, l’homme de la foi, celui qui croit aveuglément à la parole de Dieu, même si parfois cette parole lui paraît irréalisable ; mais sa femme Sarah avait-t-elle, à son exemple, atteint une telle foi ? D’après le texte biblique, il semble que non. En effet, quand les trois envoyés du Seigneur redisent à Abraham que dans un an il aura un fils, elle rit en disant : « Usée comme je le suis, retrouverai-je la fraîcheur ? et, de plus, mon seigneur est vieux ». Le Seigneur s’irrita contre Abraham et lui dit : « Pourquoi Sarah a-t-elle ri? Y a-t-il chose impossible à Dieu? Je reviendrai dans un an et Sarah aura déjà un fils » (Gn 18, 10-14).

Nous avons pu apprécier jusqu’ici en Abraham trois grandes qualités qui l’élèvent bien au-dessus de ses contemporains : il est l’homme qui a découvert Dieu, qui obéit à la parole de son Seigneur, qui a foi et confiance en son Créateur.

Le juste qui intercède

Dans l’épisode qui précède la destruction de Sodome et Gomorrhe, nous découvrons chez Abraham une autre qualité, de valeur inestimable, la justice. Je ne vais pas reprendre ici son dialogue avec Dieu qui a décidé de détruire les deux villes. Il ne peut supporter l’idée que le Seigneur veuille détruire une population au milieu de laquelle peuvent se trouver des innocents, des justes, et de son cœur jaillit la question qui révèle son trouble intérieur : « Est-il possible que le juge de toute la terre ne fasse pas justice ? »

Abraham se fait le défenseur de cette foule destinée à périr, et cela pour l’amour des quelques justes qui se trouvent au milieu d’elle. C’est l’idée, exprimée pour la première fois, que la justice, l’humilité de quelques-uns peut sauver une collectivité entière de la destruction et de la mort. C’est une idée que nous trouvons exprimée aussi dans les Proverbes où il est dit : « La justice sauve de la mort » (Pr 10, 2 et 11, 4). Le Seigneur ne s’irrite pas contre Abraham qui le rappelle au sens de la justice, mais il l’encourage au contraire à discuter avec lui pour lui montrer qu’il n’a pas tort de penser ainsi, mais que le jugement porté contre Sodome et Gomorrhe est plus que justifié. Selon le Talmud, le dialogue d’Abraham avec Dieu devait être interprété ainsi : Abraham aurait dit :

« O Seigneur, tu veux que le monde existe, alors tu ne peux exercer une justice absolue ; et si tu veux que la justice et le droit absolus triomphent, tu dois alors renoncer à ce monde ».

Cette idée rapproche Abraham de Moïse et montre bien que le Dieu vénéré et servi par le premier est le même avec qui Moïse parlait et discutait. Chez les deux hommes, on note le même sens et le même désir d’une justice parfaite, le même amour pour les hommes, le même désir de sauver l’humanité de ses peines et de ses maux, même mérités. Quand Moïse intercède pour son peuple qui a péché gravement envers Dieu, ce sont des mots expressifs et passionnés qui jaillissent de son cœur : « Si tu lui pardonnes, c'est bon ; sinon efface-moi du livre de vie où les noms sont inscrits ».

Moïse non plus ne veut pas que Dieu applique le « summum jus », le droit absolu des Romains, la loi rigide et inflexible, parce qu’elle pourrait devenir une « summa injuria », une justice terrible et insupportable, surtout venant de ce Dieu qui est le juste par excellence.

Cette conception de la justice, que nous trouvons déjà bien développée en Abraham, va demeurer celle du peuple juif, non seulement en Moïse, mais dans la prédication des prophètes et des Maîtres d’Israël, cela jusqu’à nos jours et sans déviations ni divergences dans l’interprétation. L’intervention d’Abraham pour le salut de Sodome et Gomorrhe, riche de ces traits à la fois humains et divins qui seront caractéristiques par la suite de tout le système philosophique du judaïsme, dénote son antiquité en même temps que son originalité et sa nouveauté dans le domaine de l’histoire des religions et des cultures humaines. Il ne s’agit pas d’une conception de la justice propre à une tribu ou à une nation, mais d’une justice universelle, significative pour tous les peuples, à l’image de ce Dieu qui transcende la notion tribale ou nationale du peuple juif pour devenir universel. « Le Dieu de toute la terre ne rendra pas justice ? » (Gn 18, 25). Dieu n’est pas le Dieu d’Abraham, de sa famille, de son clan, mais le juge de toute la terre et de tous les peuples. C’est dans cette conception large de la divinité que s’enracine la justice du Patriarche.

L’épreuve de la foi

De toutes ses vertus, Dieu ne doutait pas, mais, pour le mettre à l’épreuve, il voulut le soumettre à une terrible épreuve qui, peut-être, ébranlerait sa foi, son obéissance et sa confiance en la justice divine. Il lui dit en effet : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, et va au pays de Moriah et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te montrerai » (Gn 22, 2). Là encore nous trouvons trois expressions, consécutives, une sorte de gradation pour désigner Isaac, comme si le Seigneur n’osait pas annoncer à Abraham cette terrible nouvelle d’un seul coup. Cela n’a pas échappé au Midrash qui interprète ainsi les paroles divines : quand Dieu lui dit : « Prends ton fils », Abraham pense : j’en ai deux, Isaac et Ismaël ; « ton fils unique que tu aimes », il pense : tous deux sont fils uniques, Ismaël d’Agar et Isaac de Sarah, et je les aime tous les deux. Alors seulement Dieu lui dit qu’il s’agit d’Isaac. C’est une sorte de préparation à la terrible demande, comme si Dieu ne voulait pas trop le désespérer et usait de précautions envers lui.

Il est intéressant de noter comment réagit Abraham à cet ordre péremptoire. Le texte biblique, dans sa merveilleuse simplicité, ne s’arrête nullement au tumulte des sentiments qui se sont certainement emparés de lui, mais il préfère ne mentionner que ses actions. Ce qui suit la lutte terrible qui dut se déchaîner en lui lorsque le Seigneur lui eut manifesté sa volonté, c’est ce que dit la Genèse (22, 3) :

« Tôt le matin, Abraham mit le bât sur l’âne, prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac, fendit du bois pour l’holocauste et partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué ».

Une fois encore, le Patriarche obéit sans mot dire, sans poser de questions, sans attacher apparemment d’importance à sa douleur et au sort de son fils. Il est seul, avec son drame, devant son Dieu à qui, malgré tout, il sent qu’il ne doit rien demander et à qui il doit seulement obéir. Isaac ne sait rien, ni les serviteurs. Et Sarah ? Même elle, elle n’est pas au courant de ce qui se passe, du sort qui attend son fils. Le Midrash imagine qu’Abraham lui fait un discours du genre de celui-ci :

« Notre fils grandit, nous devons lui donner une éducation religieuse convenable ; il doit apprendre ses devoirs envers Dieu, aussi ai-je décidé de le conduire chez une personne capable de les lui enseigner et de lui apprendre à prier ».

Sarah, bien que contrariée, aurait consenti à laisser partir son fils tout en recommandant à Abraham : « Va, mon seigneur, mais ne t’éloigne pas trop » : et lui l’aurait rassurée par ces mots « Aie confiance en Dieu ».

« Le drame d’Abraham, écrit Cantoni, est un drame privé qui a comme seuls protagonistes l’intériorité cachée du Patriarche et le commandement divin. Pas de témoins, pas de juges qui puissent intervenir dans le dialogue solitaire qui se déroule en sa conscience ». « Abraham ne peut parler, affirme Kierkegaard, et c’est dans cette impossibilité que réside sa souffrance, son angoisse, car la parole réconforte mais le silence aiguise la douleur ».

Ce n’est pas un hasard si le sacrifice d’Isaac a été choisi comme sujet fondamental de la liturgie du Jour de l’an juif. De la foi d’Abraham et de sa piété poussée à l’extrême est né le concept que le mérite des Pères est un moyen efficace de salut et de pardon pour leurs descendants. Au jour du jugement, c’est-à-dire chaque premier de l’an, les juifs lisent dans le Pentateuque le passage du sacrifice d’Isaac, le chantent dans des hymnes d’une délicate sensibilité, composés par leurs poètes et invoquent en leur propre faveur les mérites des Pères, afin qu’ils pèsent de tout leur poids dans le jugement que Dieu va porter sur leurs actions. Et pour rendre, si possible, cette invocation plus manifeste, plus concrète, ils font retentir le son du shofar, une corne de bélier, qui rappelle à Dieu et aux hommes le profond sens religieux d’Abraham, sa foi sans compromis, son obéissance absolue à la voix du Seigneur, tout ce qui, au moment suprême, avait amené ce dernier à arrêter la main prête à frapper l’enfant. Cette corne qui représente et rappelle celle du bélier pris dans un buisson non loin du lieu du sacrifice et immolé à la place d’Isaac, n’est pas un simple instrument de musique, il est le signe de la pénitence, de la fidélité de l’homme à son Dieu et aussi du pardon de Dieu accordé à l’homme.

Le rabbin et grand théologien de Livourne, Elie Benamozegh, donne une explication frappante de l’importance de cette sonnerie du shofar :

« Pour le Décalogue, écrit-il, le son du shofar a retenti ; pour les paroles de clôture, à la fin du monde, quand les morts ressusciteront et que la terre sera renouvelée, un autre shofar retentira avec un son si vibrant, si divin qu’il aura la puissance, comme disent les Ecritures, de ‘réveiller ceux qui dorment dans la poussière’ ».

Ces deux shofars, disent les Docteurs, sont les deux cornes du bélier substitué à Isaac ; l’un sonne pour la Révélation, l’autre sonnera pour la Résurrection ; 1’un marque le début, l’autre la fin de la vie morale de l’humanité, ou plutôt il en marque une étape plus élevée; ce sont les deux respirations de Dieu, deux émissions, deux émanations de son Esprit infini [...].

L’animal sacrifié par Abraham à la place de son fils a été consumé par le feu et il n’en est resté que les deux cornes : le Seigneur a voulu accorder à ces deux pauvres restes une importance digne du grand exemple donné par Abraham. D’après les paroles de Benamozegh, nous voyons que le son émis par cette corne a une valeur en soi et pour soi, une valeur cosmologique, éternelle, infinie. Il a une valeur propre absolue et il a des relations et des harmoniques avec l’ordre universel et la nature des choses.

Dans le traité Avot V, 3 de la Mishna, nous lisons : « Notre Père Abraham fut soumis à dix épreuves et triompha de toutes, ce qui prouve combien grand fut son amour ». Le sacrifice de son fils fut l’épreuve ultime à laquelle le Seigneur le soumit. Après quoi, finalement, il put jouir de la paix et de la tranquillité en récompense des preuves d’amour qu’il avait données. On peut, en effet, se demander comment il aurait pu surmonter ces épreuves si chacun de ses doutes, chacune de ses incertitudes concernant la bonté et la justice de Dieu n’avait été repoussés par l’amour et par cette certitude que seule l’obéissance, fortifiée par la foi, pouvait répondre au mystère de la bonté divine.


Un peuple ... bénédiction pour l’humanité

La vie d’Abraham n’a été ni facile ni heureuse. Il a été soumis à une série d’épreuves plus dures et plus douloureuses les unes que les autres, au-delà desquelles il n’entrevoyait qu’une espérance lointaine, une réalité faite seulement de songes et de luttes. Ce qu’il possédait, ce n’était que cette notion de Dieu pour laquelle il valait la peine d’affronter tous les sacrifices, toutes les adversités, et aussi cette certitude qu’un jour ou l’autre se réaliserait la promesse faite par Dieu en une nuit étoilée : cette terre où il se trouvait serait donnée en héritage éternel à ses descendants qui, avec lui, seraient une bénédiction pour toute l’humanité.

Abraham est resté dans l’histoire, malgré la noblesse de l’idéal qu’il apportait au monde, tout simplement un homme. Le peuple juif, issu de lui, n’a pas enveloppé son image d’une auréole de gloire, il n’en a pas fait un héros ou une semi-divinité ; il l’a présenté comme un homme, avec ses qualités et ses défauts, ses vertus et ses faiblesses. Il a vécu et il est mort comme tout homme. Quant à son fils Isaac, après avoir été annoncé par les anges à ses parents privés de toute espérance et avoir échappé par miracle au sacrifice sur le mont Moriah, il n’a pas d’histoire. Sur le fond de cette annonciation angélique il ne reste que le rire de Sarah incrédule, ses larmes et sa joie succédant à la souffrance, ainsi que l’héroïque obéissance d’Abraham. Mais le peuple né de lui a eu en héritage son idéal : une foi poussée jusqu’au sacrifice ultime, une idée de justice universelle, le sens inentamé d’un monothéisme absolu. C’est un héritage que personne ne pourra jamais retirer ou contester au peuple d’Israël ; pendant les longs siècles de son histoire, il ne l’a jamais abandonné, mais il le tient au contraire comme un bien inaliénable ; pour lui, il vaut la peine d’affronter, comme le fit le Patriarche, toutes sortes d’épreuves, si douloureuses soient-elles, toutes les adversités, quand on entrevoit à l’horizon, au loin, cette bénédiction qui, annoncée à Abraham pour toutes les nations, est comme l’aube de la rédemption universelle, de la paix et de la justice pour toute l’humanité, de l’ère messianique.


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* Le Rabbin Elio Toaff a été Grand rabbin de Rome pendant 50 ans, de 1951 jusqu’à 2001. Très engagé dans le dialogue avec les chrétiens, c’est lui qui a accueilli Jean Paul II lors de sa mémorable visite à la Grande Synagogue de Rome, le 13 avril 1986.
Cette causerie a été donnée par lui à SIDIC, le 13 décembre 1978, et a paru dans la revue Sidic, Vol. XV, n 1 (1982).

 

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