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Les tensions entre le Shabbat et le Dimanche
David Flusser
Au matin de chaque Shabbat, les Juif disent dans leurs synagogues: « Et tu ne l'as pas donné (le Shabbat), ô Seigneur notre Dieu, aux autres nations qui sont sur la terre; et tu n'en as pas fait, ô notre Roi, l'héritage de ceux qui adorent les idoles; les incirconcis ne demeurent pas en son repos: mais en ton amour tu l'as donné à ton peuple Israël, à la descendance de Jacob, ton élu ». C'est là une manière poétique d'exprimer l'idée que le Shabbat a été donné gratuitement aux enfants d'Israël: eux seuls sont tenus de l'observer tandis que les Gentils, selon le Judaïsme, ne sont pas soumis au joug de la Loi Mosaïque. S'ils mènent une vie conforme à la loi morale, s'ils ne sont pas idolâtres, ils seront sauvés. Cette conception était admise, on le sait, par la Communauté chrétienne apostolique de Jérusalem. La différence entre Paul et Pierre résidait dans le fait que Pierre voyait dans la « lettre apostolique » (Act. 15, 24-29) un minimum de demandes tandis que Paul, lui, considérait ses préceptes comme le maximum de ce que les Gentils devaient observer. Plus tard, au Moyen-Age, et selon un développement parallèle, la halakha juive arrivait à la même position que Paul: il fut défendu aux Gentils d'observer la Loi juive. Cette tendance fut formulée pour la première fois par le Rabbi Johanan (250 de l'ère chrétienne) selon qui il est interdit à un non-Juif d'observer le Shabbat.
Ainsi donc, du point de vue de la dogmatique abstraite, la situation était plus ou moins claire; les attitudes juive et chrétienne se ressemblaient et la position spéciale de Paul sur la vraie nature de la sainteté ne joua pas un rôle particulier dans le combat chrétien à propos du Shabbat et des fluctuations dans le contenu du Dimanche. Selon Paul, les jours à sanctifier sont indifférents par eux-mêmes; ce qui est important c'est l'intention de l'homme. Opinion exprimée en Rom. 14,5-6: « Celui-ci préfère un jour à un autre; celui-là les estime tous pareils: que chacun s'en tienne à son jugement » ... Ce n'est pas là précisément la pensée del'Eglise sur le Dimanche et les fêtes chrétiennes. Quoique les invectives de Paul contre les Galates (4, 8-11) soient également basées sur des conceptions susceptibles d'affaiblir l'importance du Dimanche et des fêtes chrétiennes, le passage suivant ne fut pas sans influencer les polémiques chrétiennes contre les Judaïsants: « ... Comment retourner encore à ces éléments sans force ni valeur, auxquels à nouveau, comme jadis, vous voulez vous asservir? Observer des jours, des mois, des saisons, des années! Vous me faites craindre de m'être inutilement fatigué pour vous ». (Gal. 4, 9b-11) Paul fait allusion ici au calendrier juif, mais le Shabbat n'est pas nommé expressément. La seule mention explicite que le Nouveau Testament fait du Shabbat dans ce contexte se trouve en Col. 2, 16: « Dès lors, que nul ne s'avise de vous critiquer sur des questions de nourriture et de boisson, ou en matière de fêtes annuelles, de nouvelles lunes ou de Shabbats ».
Le problème du Shabbat et du Dimanche et les tensions entre ces deux jours au sein du Christianisme n'auraient pas surgi, à ce qu'il nous semble, si le Christianisme était né et s'était développé non en ce monde, mais dans le monde des idées. Aussi bien pour le Judaïsme que pour le premier projet chrétien tel qu'il est exprimé dans la « lettre apostolique », les craignant-Dieu ne sont pas soumis à la Loi et le Shabbat ne leur a pas été donné. Mais comment le Christianisme peut-il profiter de tout ce que le Judaïsme et l'Ancien Testament ont accompli? Ce problème est d'autant plus brûlant que toutes les tendances chrétiennes, ou presque, voient le Christianisme non comme une rupture avec la religion-mère, mais comme son meilleur prolongement; et l'Ancien Testament, qui contient le précepte de la sanctification du Shabbat, est le Livre saint des Chrétiens. D'une façon ou d'une autre, le Christianisme, tout en voulant profiter des réussites de la religion d'Israël, doit aussi résoudre le problème de ses obligations envers le Judaïsme, problème qui naît du fait que le Christianisme a une origine juive et qu'il accepte l'Ancien Testament. Cette attitude ambivalente envers le Judaïsme est typiquement chrétienne; elle se trouve clairement reflétée dans le jugement porté par les Chrétiens sur le septième jour de la semaine: Shabbat ou Dimanche.
Dès le début, il fut évident que le Shabbat ne pouvait être accepté par les Chrétiens comme un jour saint, étant donné qu'il était — et est toujours — l'un des points majeurs du « légalisme » juif. Il est même étonnant de voir tant de Chrétiens l'observer partiellement encore au quatrième siècle. L'une des causes de ce phénomène est que le commandement du Shabbat est inscrit dans le Décalogue, regardé par l'Eglise comme une loi naturelle que la venue du Christ ne pouvait abroger. Et le Christianisme n'a aucune difficulté à admettre le Décalogue littéralement, exception faite pour le précepte du Shabbat. Les controverses sur le Shabbat dans les évangiles sont interprétées comme si Jésus avait aboli l'aspect légal de ce jour. D'un autre côté, les écrivains ecclésiastiques traitaient le Shabbat comme ils le faisaient de beaucoup d'autres préceptes juifs. Ce procédé est couramment appelé « explication typologique ». On pourrait aussi, d'un point de vue psychologique, le nommer « sublimation » ou même « spiritualisation ». Cette espèce de ré-évaluation du précepte sabbatique fut souvent, il est vrai, mêlée à d'injustes reproches contre la nature « charnelle » et sans valeur du Shabbat juif. Il faut dire cependant que la spiritualisation chrétienne du concept de Shabbat dans l'ancienne littérature patristique est parfois sublime, et que même les Juifs qui observent le Shabbat à la lettre peuvent trouver un nouvel élan pour leur propre religion dans les intuitions des Pères sur le sens spirituel du septième jour.
Il est intéressant de noter que l'observance du Shabbat par les Juifs fut, autant que je puisse en juger, moins attaquée par les théoriciens chrétiens au cours des temps que celle d'autres préceptes juifs cela jusqu'au moment où le Dimanche devint dans sa structure le substitut chrétien du Shabbat juif. Alors seulement, il fut strictement interdit aux Chrétiens d'observer le Shabbat; et les Juifs d'Espagne, qui avaient été convertis par force au Christianisme, étaient exécutés par l'Inquisition dès qu'on découvrait qu'ils gardaient le Shabbat, ne fût-ce que partiellement. Le Shabbat ne pouvait être complètement rejeté aussi longtemps qu'il existait une certaine prédilection pour ce jour dans de larges cercles chrétiens; et cette prédilection dura tant que plusieurs caractéristiques du Shabbat ne furent pas assumées par le Dimanche.
Quelle est l'origine du Dimanche chrétien? La notion de semaine dans la haute Antiquité est venue de l'Orient; et les Juifs ne furent pas les seuls à la propager. Chacun des jours de la semaine orientale était consacré à une divinité particulière. Encore aujourd'hui, dans les langues européennes, les jours portent le nom de leur dieu, usage contre lequel l'Eglise a protesté en vain. Il est arrivé, dans des régions chrétiennes, que le Jeudi soit un jour sacré, parce que dédié à Jupiter. Il est donc probable que le « jour du Soleil » ait été plus facilement accepté car le Soleil Invincible était le dieu principal de l'Empire Romain; Constantin lui-même révérait ce dieu avant de se convertir au Christianisme et ce fut lui qui promulgua la première loi concernant le Dimanche, jour du Soleil.
Mais cette composante païenne, tout en contribuant d'une certaine façon à faire accepter le Dimanche, ne fut pas la cause principale de l'origine du Dimanche. Il ne s'agissait pas non plus d'une tendance à chercher un jour qui abrogerait le Shabbat juif; nous avons vu qu'au début le Shabbat gardait quelque chose de son importance. Mais le Dimanche est le jour de la résurrection du Seigneur. Ce fait devint une composante majeure du Dimanche chrétien; je ne crois pas cependant qu'il ait donné naissance au Dimanche chrétien, fête qui se répète tous les sept jours. Il est bien plus probable que l'origine du Dimanche se situe aux tout premiers temps du Christianisme, quand les Chrétiens étaient des Juifs qui fréquentaient la Synagogue le jour du Shabbat. Le jour suivant était tout indiqué pour devenir un jour propre à la nouvelle communauté, et cette hypothèse a déja été suggérée. Paul écrit aux Chrétiens de Corinthe: « Quant à la collecte en faveur des saints, suivez, vous aussi, les règles que j'ai tracées aux Eglises de Galatie. Que chaque premier jour de la semaine (que chaque lendemain de Shabbat) chacun de vous mette de côté chez lui ce qu'il aura pu épargner ... » (I Cor. 16, 1-2). Il semble que l'arrière-plan juif de cet arrangement soit suffisamment clair. C'est donc ainsi que le Dimanche devint le jour spécial des Chrétiens comme le Shabbat était celui des Juifs.
Le Dimanche fut un jour libre dès Constantin; mais tout travail n'était pas interdit par la loi. L'essentiel était de faire du Dimanche un jour saint, consacré à Dieu et au service ecclésial; et cette signification n'a jamais cessé d'être la première. Mais déjà, durant le Haut Moyen-Age, on vit s'opérer une sorte d'assimilation entre le Dimanche et le Shabbat juif; bien des travaux furent interdits sous peine de sanctions. Cette loi sévère est encore parfois en vigueur de nos jours. Cela n'est pas toujours dû à une conception particulièrement légaliste du caractère dominical. Si le Dimanche doit être un jour de repos, une certaine règlementation disciplinaire est indispensable.
Nous avons déjà dit que l'assimilation partielle du Dimanche au Shabbat amena peu à peu le premier à se substituer au second de sorte que, à partir de ce moment, le Shabbat fut considéré comme un jour qui n'avait rien à voir avec le Christianisme. En 787, il fut decide au Deuxième Concile de Nicée que les Juifs d'origine chrétienne qui garderaient secrètement le Shabbat et d'autres préceptes juifs ne seraient pas acceptés dans la Communauté ecclésiale et que leurs enfants ne seraient pas baptisés tant qu'ils ne renonceraient pas à leurs pratiques juives. Et c'est ainsi que le Dimanche remplaça complètement le Shabbat juif.
Lorsque nous parlons des tensions entre le Shabbat et le Dimanche, nous devons insister sur un point au moins, à savoir l'aspect social du Shabbat. Cet élément tient une place évidente dans l'Ancien Testament; mais c'est l'une des caractéristiques de la Révélation divine et de la gratuité des dons de Dieu que l'importance sociale du Shabbat ne soit que l'une de ses faces, son but principal étant de consacrer à ce qui est saint un jour de la semaine, celui qui symbolise le repos de Dieu après la Création. C'est ainsi que le Shabbat se situe au-delà de la législation sociale et son aspect social lui-même fut révélé à une époque où, à mon avis, une institution sociale de ce type ne pouvait s'expliquer comme une réponse humaine aux besoins sociaux de ces temps anciens. Il appartient à la nature de la révélation divine d'être plus sage que les hommes qui la reçoivent. Ce n'est qu'aujourd'hui, vraiment, que nous pouvons apprécier pleinement l'importance sociale du Shabbat et du Dimanche. Cet aspect profane de l'institution divine est si évident que dans bien des pays, d'Israël à l'Inde, le Vendredi est devenu le jour de repos pour les Musulmans bien que, selon le Coran, le Vendredi soit jour de prière et non de repos comme Mahomet lui-même l'a dit assez clairement. Ainsi donc, l'histoire du repos dominical, depuis la législation de Constantin jusqu'à nos jours, ne suggère pas une judaïsation de l'Eglise, et ce n'est pas une simple coïncidence si le Dimanche est le jour aussi bien du repos officiel que des célébrations religieuses à l'église.
Nous avons parlé, au début, du premier projet de Christianisme, qui se trouve correspondre à l'attitude juive courante: seuls les Juifs doivent observer la Loi Mosaïque; les Gentils en sont exempts. S'il en est bien ainsi, la forme définitivement assumée par le Dimanche est, à mon avis, en conformité avec cette règle. Le Shabbat, en son contenu, est d'essence purement juive. C'est un souvenir de la création du monde, un jour tout entier consacré aux choses saintes, un signe de l'alliance entre Dieu et son peuple. Le repos du Shabbat a un but social. Au delà des enfants d'Israël, il s'étend aux étrangers et même aux animaux. Mais, d'autre part, le repos du Shabbat inclut aussi les prescriptions destinées à assurer son but principal, c'est-à-dire la réalisation de la sainteté, et cela en accord avec le point de vue psychologique aussi bien qu'avec le concept de sainteté entendu selon la Loi juive. Pour les Chrétiens, le Dimanche symbolise la résurrection du Seigneur et le début de l'ère nouvelle. C'est un jour — et sans doute en fut-il ainsi dès le commencement — où la communauté des Chrétiens se rassemble pour une prière et une célébration communes. C'est le jour de l'Ecclesia chrétienne, et, comme tel, le Dimanche revêt pour l'Eglise une importance spéciale, surtout aujourd'hui, en ces temps de profonde crise religieuse où la présence chrétienne se doit d'être manifeste dans un monde sécularisé. Par ailleurs, le Dimanche n'est pas une fête juive, mais une fête chrétienne. Selon le premier projet chrétien, les Gentils ne sont pas sous le joug de la Loi de Moïse. D'un autre côté, les vrais Chrétiens ne se contentent pas de vivre dans l'atmosphère de la joie du salut; ils ont aussi leur forme spécifique de sainteté. Selon la foi de l'Eglise, cette sainteté se concrétise dans les sacrements — qui dérivent tous de préceptes juifs. Au centre du Dimanche, il y a la célébration de l'Eucharistie qui est à la fois un élément et un ferment de sainteté et qui unifie symboliquement la communauté. Quant au repos du Dimanche, qui est d'origine juive et fut transféré du Shabbat à ce jour, il ne comporte ni toutes les obligations ni le caractère qu'impliquait la Loi juive. Le repos du Dimanche n'est pas spécifié par le joug de la loi; il est l'expression du bienfait social du Shabbat, et je ne vois pas pourquoi ce bienfait serait dénié aux non-Juifs. De sorte que, aujourd'hui, le Dimanche et le Shabbat peuvent co-exister, le premier pour les Chrétiens, le second pour les Juifs, et la vieille tension entre ces deux jours peut enfin être oubliée.