D'autres articles de cet numéro | En anglais | En français
Liturgie: la mort dans le liturgies juive et chrètienne
Carmins Di Sante
La meilleure manière de saisir comment un groupe religieux se situe face à la mort est d'analyser le langage rituel qu'il utilise lorsqu'il la vit et l'exprime. La liturgie est en effet pour la communauté des croyants le lieu privilégié où sont vécues, traduites et interprétées les attitudes essentielles et les valeurs fondamentales. Pour comprendre comment juifs et chrétiens vivent la mort, il nous foudrait donc, outre les textes bibliques, théologiques et littéraires, analyser aussi et avant tout les textes rituels de liturgie. La confrontation entre les rituels juif et chrétien des funérailles ferait assez facilement ressortir les points de contact ainsi que les différences. Il n'est pas possible d'opérer ici une telle confrontation des rituels, tant à càuse de leur complexité que faute de place, aussi nous limiterons-nous à deux textes, le Kaddish juif (dit « des orphelins ») et le Mentent° catholique romain pour un frère défunt. Nous avons choisi ces deux textes, parmi bien d'autres, pour la densité de leur contenu théologique et, surtout, parce qu'ils occupent une place centrale dans la liturgie.
Comparons ici ces deux prières:
Kaddish juif
Que le nom du Très-Haut soit exalté et sanctifié dans le monde qu'il a créé selon sa volonté. Que son règne soit proclamé de nos jours et du vivant de la maison d'Israël, dans un temps prochain. Et dites: Amen
Que le nom de l'Eternel soit béni à jamais et dans toute l'éternité.
Béni, loué, célébré, honoré, exalté, vénéré, admiré et glorifié soit le nom du Dieu très-saint, au dessus de toutes les bénédictions, de tous les cantiques et hymnes de louange qui peuvent être proférés dans ce monde. Et dites: Amen
Qu'une paix parfaite et une vie heureuse nous soient accordées par le Ciel, à nous et à tout Israël. Et dites: Amen
Que Celui qui entretient l'harmonie dans les sphères célestes la fasse régner parmi nous et parmi tout Israël. Et dites: Amen
Memento catholique romain (Canon 3)
Souviens-toi de celui (celle) que tu as appelé(e) auprès de toi (aujourd'hui).
Puisqu'il (elle) a été baptisé(e) dans la mort de ton Fils, accorde-lui de participer â sa résurrection le jour où le Christ, ressuscitant les morts, rendra nos pauvres corps pareils à son corps glorieux.
Souviens-toi aussi de nos frères défunts, souviens-toi des hommes qui ont quitté ce monde et dont tu connais la droiture.
Reçois-les dans ton Royaume où nous espérons être comblés de ta gloire, tous ensemble et pour toujours, quand tu essuieras toute larme de nos yeux; en te voyant, toi notre Dieu, tel que tu es, nous te serons semblables éternellement, par le Christ notre Seigneur, par qui tu donnes au monde toute grâce et tout bien.
Les deux textes expriment et inspirent des sentiments de foi, d'abandon à Dieu et d'espérance. Face à la mort d'un frère, nulle place n'est laissée à la tristesse et au désespoir; l'attitude est celle de la sérénité et de la louange, attitude fondée sur la foi emunah en Dieu: un Dieu expérimenté et reconnu comme Celui qui « a créé le monde selon sa volonté » (Kaddish); un Dieu qui « appelle » de cette vie à une autre, qui unit «à la mort du Christ », qui « essuiera toute larme de nos yeux » (Memento romain). Face à la mort le croyant, tant juif que chrétien, sent se réveiller en lui cette certitude qu'il a d'être enraciné dans le Dieu de la création et de la rédemption, de l'alliance et du salut; et cette certitude transforme sa prière en une invocation qui s'exprime sous forme de souhait dans le Kaddish (« que soit... que soit... qu'il fasse ») et sous forme de demande dans le texte chrétien (« souviens-toi... accorde-lui... reçois-les »).
Cependant, au-delà de la structure théologique de fond, il existe entre les deux textes des différences fondamentales dues non pas tant à la dimension christologique caractérisant la prière chrétienne qu'au dynamisme différent qui les sous-tend et les anime. Ces différences peuvent être ramenées à deux, fondamentales: d'abord la prédominance de l'aspect doxologique, laudatif, dans la prière juive, aspect totalement absent de la prière chrétienne (cela non seulement dans la prière citée, mais dans la quasi totalité des textes eucologiques » en usage pour les funérailles) dans laquelle prédomine l'aspect de demande, d'invocation. Dans le Kaddish, c'est chez la personne en deuil comme l'explosion d'un hymne de louange qu'elle ne peut contenir: « Béni, loué, célébré, honoré, exalté, vénéré, admiré et glo. rifié soit le nom du Dieu très saint, au-dessus de toutes les bénédictions, de tous les cantiques et hymnes de louange qui peuvent être proférés dans ce monde. Et dites: Amen ». On notera que, dans ce texte, les termes laudatifs, verbes et substantifs, sont bien au nombre de treize (sans compter ceux qui précèdent et ceux qui suivent) et que, cependant, ils sont considérés comme insuffisants pour louer Dieu qui est « au-dessus de toute louange ». C'est sûrement un texte surprenant si l'on pense qu'il est prononcé en présence d'une personne qui vous est chère et qui vient de mourir; cependant ce texte est justement l'une des plus pures professions de foi du judaïsme. « Face à la tombe où va disparaître ce que nous avions de plus cher sur terre, le judaïsme nous invite à dire: "C'est Dieu qui nous avait donné cette joie; c'est Dieu qui nous la reprend pour l'amener à Lui. Nous ne pleurerons pas, nous ne murmurerons pas, nous ne nous lamenterons pas, mais nous dirons: Béni soit le nom du Seigneur!" » (Joseph H. Hertz: The Authorized Daily Prayer Book, New York, Bloch Publ. Camp. 1965, p. 270).
La seconde différence concerne l'objet des demandes formulées dans les deux prières. Dans le Kaddish comme dans le Memento, on s'adresse à Dieu pour lui demander quelque chose: dans le premier, l'objet de la requête est la glorification du nom divin (» que son nom soit sanctifié » et « que son Règne vienne ») et l'instauration de la paix pour la maison d'Israël (« qu'une paix parfaite soit accordée à nous et à tout Israël»); dans le Memento, on demande que l'âme du défunt soit sauvée (« accorde-lui de participer à Sa résurrection »), celle de tous les défunts (« souviens-toi aussi de nos frères défunts ») et celle aussi des vivants qui seront demain parmi les défunts (« nous espérons être comblés de ta gloire, tous ensemble...). Face à la mort, le chrétien semble préoccupé surtout de l'au-delà et de son propre sort, tandis que le juif est attentif seulement à la louange de Dieu et à la paix de ceux qui restent (dans le Kaddish, aucune référence n'est faite à la mort et à l'au-delà!)
Cette différence est encore plus notable si l'on considère la théologie chrétienne des Fins dernières, marquée ces derniers siècles par la tendance à considérer surtout les réalités « post mortem », au risque de se transformer parfois en une sorte d'art divinatoire.
Nous comprenons mieux maintenant que le problème des Fins dernières ne regarde pas seulement l'au-delà mais d'abord notre monde d'ici-bas. La mort, comme toute autre période de l'existence, tout autre geste de la vie, appelle à une attitude de foi. Le problème n'est pas de savoir ce qui nous attend après la mort (et que nous remettons à la Bonté et à l'imagination créatrice de Dieu!), mais sur qui nous fondons notre vie et notre mort même. Le Kaddish, acte très pur de foi en la volonté de Dieu reconnu et proclamé lov (bon) au cours de la vie et également au moment de la mort, peut nous aider à renouveler la théologie de la mort, et à retrouver surtout une pratique plus constructive, davantage empreinte de foi.
Juifs et chrétiens, nous croyons en un Dieu qui fait alliance, un Dieu de miséricorde. C'est en Lui que nous mettons notre confiance, pendant notre vie comme au moment de la mort; aussi cette dernière n'éveille-t-elle pas en nous la révolte ou l'angoisse. C'est ce qu'exprime un petit récit du Talmud rapporté par J.H. Hertz dans son livre cité plus haut, récit où nous aussi, chrétiens, pouvons bien nous retrouver:
Les deux fils de Rabbi Meïr moururent le même jour. C'était un Shabbat après-midi, alors qu'il était à la Maison d'étude. A son retour, sa femme, la fameuse Berouria, ne voulut pas lui apprendre la triste nouvelle afin de ne pas assombrir pour lui la joie du shabbat. Elle attendit jusqu'au soir; et alors, s'approchant craintivement de son époux, elle lui dit: J'ai une question à te poser. Il y a quelque temps, un ami m'a confié la garde de quelques bijoux, et voilà qu'aujourd'hui il me les réclame. Que dois-je faire? » — « Comment peux-tu me poser une telle question? Il n'y a pas à hésiter, tu dois rendre les bijoux ».
Alors elle le conduisit à la chambre où ses enfants étaient étendus, morts: « Voilà les bijoux que je dois rendre! » dit-elle.
Rabbi Meïr ne put que reprendre, en sanglotant, les paroles de Job: « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que le nom du Seigneur soit béni! » (Jb 1,21).