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Revue SIDIC XVIII - 1985/3
L’apocalyptique (Pag. 19 - 21)

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Jonas dans l'art chrétien primitif
Joan Barclay Lloyd

 

L'histoire de Jonas est l'un des thèmes favoris de l'art chrétien primitif. Les aventures du prophète se trouvent peintes sur les murs dans les parties les plus anciennes des catacombes romaines — remontant même jusqu'à 200 environ de notre ère, par exemple dans la crypte de Lucina, aux catacombes de St Calixte; et de telles représentations ont continué à décorer les murs des cubicula jusqu'à 4e siècle — on en voit encore dans les catacombes de la via Latina datant de 315-360.

L'histoire de Jonas se trouve souvent représentée aussi sous les autres formes d'art funéraire du christianisme primitif contemporain: on la trouve sculptée en relief sur des sarcophages (cf. notre fig. 1); reproduite sur du verre doré (un dessin découpé sur une feuille d'or et pressé entre deux couches de verre), comme sur notre fig. 2; et sur quelques-unes des petites lampes de terre cuite servant à éclairer les couloirs sombres des cimetières souterrains chrétiens. On a retrouvé ailleurs l'histoire de Jonas représentée encore sous d'autres formes artistiques: dans une série de quatre statuettes joliment sculptées fabriquées en Asie Mineure à la fin du 3e siècle (exposées actuellement au Musée de Cleveland); ou encore sur le pavement en mosaïques de la cathédrale d'Aquileia, bâtie peu avant 319.

Dans la majorité des cas, la narration comprend plusieurs scènes, le plus souvent trois, mais quelquefois deux ou quatre. Il existe aussi quelques exemples de narrations en un seul épisode.

Une représentation typique en trois épisodes

On trouve l'histoire typique de Jonas, en trois scènes, sculptée sur un sarcophage de la fin du 3e siècle, actuellement au Musée du Vatican (Museo Pio Cristiano, Lat 119), voir notre fig. 1, p. 22, A gauche, un bateau voguant sur une mer agitée; la voile ondule dans le vent; le capitaine tient le gouvernail, tout en désignant son compagnon qui est en train de jeter à la mer un petit Jonas tout nu; un troisième matelot agite éperdument les bras en signe d'alarme. Jonas, les bras tendus en avant, semble plutôt vouloir plonger dans les flots où un énorme monstre marin, à la tête énorme, au corps se tordant en spirales et à la queue fourchue. se dressant très haut par-dessus les vagues, attend de pouvoir le dévorer. Dans l'épisode qui suit, à la môme hauteur, le monstre marin tourné dans la direction opposée est en train de rejeter Jonas sur le rivage; le prophète sort de la gueule du monstre, la tête et les mains tendues en avant. Au-dessus de cette scène, Jonas est représenté en train de se reposer sous un plant de coloquinte: il est étendu, la jambe droite repliée pardessus la gauche, le bras droit au-dessus de la tête; l'arbuste porte de larges feuilles, des vrilles et des sortes de fruits lou pépons) fins et allongés.

Au point de vue du style, les artistes de l'époque chrétienne primitive ont emprunté leurs formes et leurs modes de représentation à l'art romain ancien. Le monstre marin, avec une énorme tête, un pelage et des oreilles, un corps qui se contorsionne et une queue fourchue, est une réplique du bobos hellénistique, cet animal marin mythique qu'on rencontre couramment dans l'art gréco-romain. L'attitude de Jonas au repos sous le plant de coloquinte est, selon les représentations romaines anciennes, celle d'Endymion dans le sommeil de son éternelle jeunesse, ou celle de Dionysos sur certaines sculptures, étendu sous une pergola couverte de vigne. (Cela ne signifie nullement que l'artiste chrétien ait voulu confondre les mythes d'Endymion et de Dionysos avec l'histoire de Jonas mais, cherchant un modèle de personnage de sexe masculin au repos, c'est cette représentation classique qu'il a empruntée).

Au-dessus du bateau, surplombant la première scène, nous voyons un buste dans une sorte de cercle; et sur la droite, à la même hauteur, un autre petit personnage tronqué, les joues gonflées à force de souffler (dans un « cor » qui n'existe plus). Ces deux demi-personnages sont à mettre en relation avec les procédés conventionnels de l'art romain ancien; ils sont des personnifications typiques: celui de droite évoque le vent soufflant sur la mer au moment de la tempête; celui qui est dans le cercle représente le soleil, et c'est une allusion au calme qui s'établit lorsque le prophète indocile a été jeté à la mer. Cette manière de représenter le soleil et la lune, les saisons et les vents, sous forme de petits personnages ou de bustes humains est typique de l'art romain ancien, et elle a été imitée par le sculpteur chrétien de l'époque primitive. En fait, les procédés artistiques de l'art chrétien primitif sont, pour une bonne part, empruntés directement à l'art païen contemporain.

Le fait que Jonas soit représenté sous un plant de coloquinte nous renvoie à la version biblique des Septante (la Vulgate traduit, elle, par le mot « lierre »). Il est clair que c'est cette traduction qui était en usage au moment où les artistes chrétiens commencèrent à représenter la scène. Les traits essentiels de ces représentations n'ont guère changé au cours des 3e et 4e siècles. Chaque scène devint peu à peu comme une représentation pictographique, avec quelques traits essentiels faciles à lire et à retenir, et l'art chrétien primitif des 3e et 4e siècle devint un simple langage visuel. Bon nombre de récits bibliques comportant divers épisodes furent représentés par une seule image; cependant, dans le cas de Jonas, on conserva l'habitude de représenter plusieurs scènes, le plus souvent trois.

Le sarcophage (décrit plus haut) offre une trilogie typique. Les trois scènes représentées là sont celles qu'on rencontre le plus souvent dans l'art chrétien primitif pour décrire l'histoire de Jonas Cependant, certains autres épisodes ont été occasionnellement représentés: au 4e siècle, on a parfois représenté un Jonas furieux que le Seigneur ait pardonné aux Ninivites; dans la catacombe de St Sébastien, à Rome, on trouve une scène inhabituelle: Jonas grimpant sur le rivage après avoir été vomi de la gueule du monstre marin: l'une des quatre statuettes de Cleveland représente le prophète debout, les bras levés dans une attitude de prière. Je ne connais qu'un seul cas où l'artiste aitmontré les effets de la prédication de Jonas: auprès du prophète, on peut voir une foule de gens qui ont les mains levées en signe de prière, et cela signifie sans aucun doute la conversion des habitants de la ville.

Jonas, figure de Jésus

De façon générale, les artistes de l'époque chrétienne primitive qui ont représenté l'histoire de Jonas ont laissé de côté la mission confiée au prophète de prêcher la conversion aux habitants de Ninive, et cela en dépit du fait que cet épisode soit central dans le récit de l'Ancien Testament et malgré les références évangéliques (Mt 12.41 et Lc 11,29-32) à cet épisode. On semble avoir attribué plus d'importance aux paroles de Matthieu (12,40) qui mettent la mort et la résurrection de Jésus en relation avec les aventures de Jonas dans le ventre du monstre marin: «Car tout comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits ». Le prophète est un très ancien « type » vétéro-testamentaire de Jésus, en ce sens que PEglise primitive a vu dans les événements de sa vie comme une préfiguration de la vie de Jésus. Cela peut expliquer la popularité de l'histoire de Jonas dans l'art chrétien primitif. Plus tard, il devint courant chez les chrétiens de considérer les personnages ou les événements de l'A. T. comme des « types » ou des annonces du N.T , et l'art a souvent représenté ces événements de l'A. et du N.T. qui se répondent en les mettant côte à côte, ou l'un face à l'autre, afin de mettre en relief leur relation. Au 3e siècle et au début du 4e, cependant, il n'était pas habituel de représenter de telles scènes parallèles, et un « type » vétéro-testamentaire du Christ, tel Jonas, serait plutôt représenté avec d'autres scènes de l'A. ou du NT., selon une disposition qui peut paraître arbitraire. L'histoire de Jonas apparaît souvent en même temps que des scènes de l'A. T. telles que Noé dans l'Arche, le sacrifice d'Abraham, Daniel dans la fosse aux lions, les trois jeunes gens dans la fournaise ou Suzanne et les vieillards; elle apparaît aussi avec des scènes du NT. comme le Bon Pasteur, la résurrection de Lazare, les miracles de guérison de Jésus, la multiplication des pains ou les noces de Cana.

Jonas, modèle de vie chrétienne

Jonas n'a pas été considéré seulement comme un « type » de Jésus; il semble qu'on ait vu en lui comme un précurseur ou le modèle de tout chrétien dans sa relation au Tout-Puissant et son espérance de salut, de résurrection et d'un bonheur éternel, L'histoire du prophète, qui va de la désobéissance au repentir, à la prière, à !a rédemption, à l'obéissance, au repos et finalement à la découverte de la miséricorde et de l'amour de Dieu pour toute sa création, offrait un précieux modèle au croyant de l'Eglise primitive.

La catéchèse des premiers chrétiens, enracinée dans une longue tradition juive remontant à deux siècles environ avant J.C., présentait les personnages de l'A. T. comme des « exempta », des femmes et des hommes éminents que le croyant devait se remémorer et imiter. Tout comme les livres de l'Ecclésiastique (chap. 44-50) et des Macchabées (1 M 2,51-64) rappelaient et louaient les hommes illustres des générations passées, la Lettre aux Hébreux (chap. 11) cite le ancêtres juifs comme des exemples d'hommes et de femmes éminents dans la foi. Et l'un des anciens textes de l'époque post-apostolique, la Lettre de St Clément de Rome aux Corinthiens (écrite vers l'an 96 de notre ère) cite aussi de nombreux exempta de l'A.T. pour illustrer ce qu'est l'obéissance ou la désobéissance à Dieu.

Jonas et la mort du chrétien

L'histoire de Jonas a été souvent représentée dans l'art funéraire. Dans les Constitutions Apostoliques (Migne, PG, 5,7,843). Jonas est mentionné parmi d'autre personnages de l'A.T. cités en exemples parce qu'ils ont été sauvés et délivrés de la mort: « Lui (Dieu), qui après trois jours a fait sortir Jonas indemne et vivant des entrailles du monstre marin, qui a tiré les trois jeunes gens de la fournaise de Babylone et Daniel de la fosse aux lions, sera assez puissant pour nous arracher. nous aussi, à la mort ».

La prière chrétienne pour les mourants appelée « Commendatio animae », dont les manuscrits ne remontent guère qu'au 7e siècle apr. J.C., mais qui est probablement bien plus ancienne que cela, implore le Seigneur de sauver le mourant comme Il a sauvé Enoch et Elfe de la mort commune à tous les mortels, Noé du déluge, Abraham d'Ur en Chaldée, Job de ses souffrances, Isaac des mains de son père. Lot de la destruction de Sodome, Moïse du Pharaon, Daniel de la fosse aux lions, les trois jeunes gens de la fournaise, Suzanne des fausses accusations, David du roi Saül et de Goliath, Pierre et Paul de leur prison et Ste Thècle de ses horribles tourments. Bien que les sourcesmanuscrites de cette prière soient d'une date tardive, la forme de ces invocations ainsi que beaucoup des personnages de l'A.T. donnés comme exempta peuvent être mis en parallèle avec certaines des prières juives pour les purs solennels de jeûne public, datant d'environ 200 av. J.C. et dont la tradition était encore bien vivante à l'époque de l'Eglise primitive. Il semble bien que la liturgie chrétienne des mourants ait son origine dans la prière traditionnelle juive plus ancienne; et dans leur choix de personnages de l'AT., les artistes chrétiens primitifs ont sans doute été influencés par la liturgie juive.

Il y a dans le cycle de Jonas un épisode qui a été souvent représenté à part: c'est celui du prophète sous la coloquinte (fig. 2, p 22). Cette scène ne semble pas directement liée à une notion de salut, de délivrance ou à la résurrection du Christ; il semble que ce soit plutôt une allusion au repos éternel dans le paradis, ce qui est un thème bien approprié à un contexte funéraire. Même si l'on a pu penser que certaines sources païennes anciennes avaient inspiré cette scène, nous trouvons là une notion que nous pouvons rapprocher de la prière chrétienne pour les morts:
« Donne-leur, Seigneur, le repos éternel! Et que brille sur eux la lumière éternelle! Qu'ils reposent en paix!»

Dans ce cas encore, nous ne savons pas bien comment, originellement, cette prière est entrée dans la liturgie chrétienne, mais les formules en sont tirées du livre juif tardif et «apocryphe» d'Esdras (4 Esd 2,34-35), qui fait partie intégrante de la Bible grecque des Septante, même si en fait les 2 premiers chapitres sont d'origine chrétienne.
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L'histoire de Jonas a été un sujet important de l'art chrétien primitif: elle a été représentée plus souvent et en davantage d'épisodes que tout autre sujet de l'A.T.. Même si certains traits de l'expression artistique ont été empruntés à l'art romain ancien, le sens profond de ces scènes est à mettre en relation avec la mort et la résurrection de Jésus, ou avec l'espérance chrétienne du salut et du repos éternel. L'emprunt de personnages Mère-testamentaires, tel Jonas, comme exemples de rédemption et de délivrance miraculeuse est à rapprocher, semble-t-il, de concepts et de prières propres au judaïsme inter-testamentaire. Aussi ce thème est-il intéressant à étudier dans le contexte des relations judéo-chrétiennes.


Joan Elizabeth Barclay Lloyd a soutenu avec succès une Thèse de doctorat à Londres sur ir L'architecture de "église médiévale et des bâtiments conventuels de St Clément ce Rome ». Elle est actuellement professeur d'histoire de l'art à l'université La Trobe, à Bundoora (Victoria) en Australe. Elle est aussi, de longue date, une fidèle amie de SIDIC.

 

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