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De l'urgence de la réponse Juive dans le dialogue
Colette Kessler
Il me semble important que, dans un colloque tout entier consacré au thème du tikkun olam, une session thématique soit réservée au dialogue interreligieux. En effet, les appartenances religieuses diverses et considérées comme fermées l'une à l'autre figurent, sans aucun doute parmi les causes de conflit qui ont déchiré le monde tout au long de vingt siècles d'histoire. Il me paraît non moins important que ceci ait lieu à Paris, puisque c'est ici qu'est né en 1948, notamment sous l'impulsion de deux juifs français, Jules Isaac et Edmond Fleg - ce dernier très proche de l'Union libérale israélite (Copernic) - l'Amitié Judéo-Chrétienne de France. Enfin, c'est en 1955, à Paris, à la veille du congrès de l'Union mondiale du Judaïsme libéral, que le Rabbin André Zaoui abordait dans le journal "Combat" le problème de Jésus, vu par un juif libéral.
Depuis 1948, la rencontre existe à tous les niveaux entre des chrétiens et quelques juifs. Si du côté chrétien, tant par les documents officiels que par la pratique pastorale et catéchétique, elle semble en passe de devenir une nécessité véritable dans la définition même de l'identité chrétienne, ce dialogue renoué ne semble pas interpeller les juifs dans leur ensemble, quelle que soit d'ailleurs la tendance à laquelle ils appartiennent. Engagée, quant à moi, en tant qu'enseignante de judaïsme, dans ce dialogue depuis près de trente ans, stimulée et enrichie par lui tant sur le plan intellectuel que spirituel, je voudrais ici rappeler pourquoi et dans quel esprit les juifs, en particulier les juifs libéraux, devraient y être présents pour réellement répondre à l'urgence du présent et préparer l'avenir qui s'y enracine.
Conditions d'une rencontre vraie entre juifs et chrétiens
Un dialogue entre deux personnes, entre deux groupes quels qu'ils soient, est un processus difficile qui oblige chacun des partenaires à écouter l'autre, à renoncer à croire que la vérité qu'il confesse exclue que l'autre ait une vérité différente. Le dialogue exige l'humilité, la capacité de se remettre en question face à l'attitude de l'autre, au questionnement de l'autre. Il exige la connaissance et la reconnaissance de l'autre. Certes, durant de longs siècles, nous le savons, les juifs durent faire front à une Eglise triomphante et triomphaliste, la croix fut pour eux synonyme de persécution ou de menace de conversion. La Shoah, ce vent dévastateur qui a détruit une grande partie du judaïsme européen, a révélé l'existence d'un paganisme renaissant, mais aussi l'échec de deux mille ans de témoignage chrétien. Les Eglises en général en ont pris progressivement conscience. Les textes officiels publiés tant par l'Eglise catholique (en 1965, 1975 et 1985) et par le Conseil oecuménique des Eglises que par les Eglises locales, et en particulier en France (en 1973) les Orientations du Comité épiscopal français pour les relations avec le Judaïsme, attestent un véritable renversement de l'attitude chrétienne face au judaïsme. Comme l'ont si fortement énoncé les "Orientations": "L'existence juive interroge la conscience chrétienne... Les chrétiens sont invités à considérer le judaïsme comme une réalité vivante à travers le temps... à rechercher la mission propre du peuple juif dans le plan de Dieu... et à ne pas rester indifférents à ce qui se passe en terre d'Israël..." On sait que la reconnaissance de l'Etat d'Israël par le Vatican, tant souhaitée par les juifs, eut lieu en août 1993.
Les juifs ont-ils pris suffisamment conscience de la portée de ces textes? Ne donnent-ils pas trop souvent l'impression de guetter tous les faux pas de l'autre (l'affaire du Carmel d'Auschwitz, la béatification d'Edith Stein...), mais de ne pas savoir reconnaître le retournement qui s'opère face à eux? N'est-il pas temps de réaliser que l'avenir peut dépendre de notre aptitude à accepter le retournement, la Teshuvah, de l'autre? Nous nous trouvons placés face à une Eglise qui, en repensant sa place dans le monde, a été contrainte d'y voir le peuple juif. Comme le dit David Flusser, c'est peut-être la première fois depuis le quatrième siècle, qu'"au dialogue de sourds de deux apologétiques peut se substituer le dialogue véritable entre deux existences qui se reconnaissent." Pour qu'il en soit ainsi et pour qu'il puisse y avoir réciprocité - même s'il est vrai, comme on le répète à l'envi, qu'il n'y a pas symétrie dans la relation entre juifs et chrétiens - il est nécessaire que les juifs sachent eux aussi faire leur "examen de conscience", leur heshbon nefesh, pour jeter un regard nouveau sur les chrétiens et le christianisme. Comme l'écrivait Franz Rosenzweig, ce pionnier sur la voie d'un nouveau mode de dialogue entre juifs et chrétiens, "chacun est à saisir dans la richesse et la complexité de son existence concrète, et en même temps doit être perçu dans le relief que lui confère la vocation divine".
J'essaierai donc d'indiquer quelques pistes où les juifs devraient s'engager pour apporter leur indispensable et spécifique contribution à cette exigence du temps qu'est de nos jours le dialogue judéo-chrétien, reconnu par beaucoup aujourd'hui comme le paradigme de tout dialogue interreligieux. Il serait facile de constater, à chacune des étapes de ce dialogue, qu'en s'y engageant on opère une avancée sur la voie du renouveau de sa propre identité, ce qui est fondamentalement une exigence de notre tendance libérale. Je définirai toutefois trois conditions pour la réussite du dialogue:
La première condition est de ne pas aborder la rencontre dans une attitude uniquement rivée au souvenir d'un passé malheureux, et chargée de ressentiment, voire de haine. Préparer l'avenir, c'est être attentif au changement du présent. Comme l'écrit le Rabbin Léon Klenicki, "l'examen de conscience des juifs devrait les amener à refuser le procédé facile d'une continuelle accusation de l'autre, qui devient une sorte de triomphalisme de la douleur". Combien de fois. dans d'autres domaines du judaïsme, n'avons-nous pas déploré, nous juifs libéraux, des fidélités à des valeurs passées, devenues vides de contenu, masquant des crispations immobilistes.
La seconde condition est d'aborder la rencontre en se départissant de la peur de l'autre: peur d'avoir en face de soi un convertisseur potentiel; peur qu'en cherchant à mieux connaître le judaïsme le chrétien tente à nouveau et de façon insidieuse une usurpation d'identité; peur qu'un rapprochement excessif ne mène au syncrétisme. Assumer son identité face à l'autre en se débarrassant de ces peurs, c'est retrouver l'élan prophétique du judaïsme. N'est-ce pas précisément ce que voulait dès son origine le judaïsme libéral, et ce qu'aujourd'hui - face à l'intégrisme renaissant de certains milieux orthodoxes et à la tentation de pan-halakhisme qui guette le libéralisme - il doit savoir plus que jamais préserver.
La troisième condition est de ne pas voir seulement dans le dialogue judéo-chrétien un moyen de faire obstacle à toute nouvelle montée de l'antisémitisme. Certes, l'expérience des années a prouvé en plusieurs circonstances que, face à la résurgence de l'hydre antisémite, nos amis chrétiens savaient immédiatement se mobiliser, comme par exemple en France lors de l'attentat de "Copernic", de la profanation du cimetière de Carpentras et, tout récemment, dans l'"affaire de la Bible des communautés chrétiennes". Mais notre présence dans la rencontre doit être vécue plus profondément. Elle peut, elle doit nous faire passer du plan historique ou sociologique au plan de notre vocation spirituelle. Or, sur ce plan aussi, cette rencontre ne peut être que salutaire. Depuis quelques années, en effet, il semble y avoir une forte tentation de se contenter d'un judaïsme que l'on pourrait qualifier d'horizontal, autrement dit d'une solidarité existentielle, en oubliant trop aisément la dimension verticale de l'Alliance. Le judaïsme libéral, dans ces circonstances, ne doit précisément jamais oublier qu'il se définit comme "religieux" et qu'il cherche à reformuler une théologie pour le "juif post-moderne" suivant le terme utilisé par le Rabbin Eugène Borowitz.
Le chrétien, aujourd'hui, veut nous rencontrer en tant que témoins vivants et non fossilisés du message de la Torah et des Prophètes. "Le monde a besoin de nous",s'écriait Martin Buber après la guerre. La rencontre doit être acceptée comme un appel à un approfondissement de notre foi, une exigence de vérité et de radicalité vis-à-vis de soi-même. Elle nous oblige à accepter d'être déplacés dans nos interrogations spirituelles, dans notre identité. Par là elle nous permet, non de devenir l'autre, mais de devenir nous-mêmes par l'écoute de l'autre, et non plus en nous fermant à l'autre. Elle permet parfois de redécouvrir au coeur de notre propre foi, de notre Torah, des valeurs oubliées, c'est-à-dire ce qu'elle renferme de plus profond, de plus secret et que nous avions occulté nous-mêmes pour mieux nous distinguer de l'autre. Combien de fois n'avons-nous pas entendu des juifs affirmer: "L'humilité est une valeur chrétienne, pas juive! Le silence et la prière personnelle sont des éléments caractéristiques de la spiritualité chrétienne!...". Il s'agit de surmonter une peur qui apparaît chez certains juifs comme viscérale: la peur de trouver des similitudes dans les deux expressions religieuses, alors même qu'on les sait enracinées dans le même texte fondateur, la Bible (l'Ancien Testament pour les chrétiens), que l'on accueille positivement le retour des chrétiens à sa lecture par "la tradition orale juive", que l'on s'offusque - à juste titre, d'ailleurs - si le chrétien ne prend pas suffisamment en compte le fait que Jésus était juif, et que l'on aime s'entendre appeler "frères aînés dans la foi". S'il est plus sécurisant pour beaucoup de se sentir très différents, n'est-ce pas le signe d'une blessure encore béante sous l'effet d'un inconscient collectif qui cherche à garder vivants les souvenirs traumatisants? Que faire pour en venir à bout et pouvoir, dans la sérénité et dans une fraternité de pensée retrouvée, rechercher, définir et comprendre les divergences, aussi profondes soient-elles, et en débattre en s'engageant dans de véritables mahlokot le - shem shamaïm? Ceci nous conduit à deux nouvelles prémisses fondamentales de ce dialogue.
Le judaïsme aussi a un pas à faire
Il est nécessaire pour les juifs de changer leur regard et leur langage sur les chrétiens et le christianisme. Le juif a été trop longtemps et parfois, hélas, est encore caricaturé par le chrétien. C'est beaucoup trop souvent que le chrétien l'est par le juif. Les juifs confondent certaines déformations du christianisme avec le christianisme lui-même, et ne cherchent pas assez à "connaître l'autre tel qu'il se définit lui-même" (en reprenant les termes utilisés dans les Orientations épiscopales de 73 pour demander aux chrétiens de mieux connaître les juifs). Par ailleurs, trop souvent dans des réunions juives, on se permet en l'absence supposée de chrétiens de formuler des insinuations malveillantes ou mensongères sur le christianisme, voire même de citer de prétendues affirmations doctrinales chrétiennes qui seraient démenties si un chrétien était présent, pour faire valoir la supériorité du judaïsme. Une telle attitude est désormais devenue intolérable pour tous ceux d'entre nous qui, en s'impliquant dans le dialogue, ont perçu la vérité et la profondeur humaine et spirituelle de l'autre. La phrase bien connue de Hillel: "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît" est valable pour toute personne quelle que soit sa tradition. Il faudrait d'ailleurs prendre l'habitude d'ouvrir, sans réticence de la part des participants, nos cours et cercles d'études sur le judaïsme à quiconque désire y prendre part, juif ou non. Cela nous apprendrait à tenter d'être toujours sincères.
Nous devons mieux connaître l'autre, ce qui signifie aussi désirer connaître les sources du christianisme. En particulier, c'est accepter d'ouvrir avec les chrétiens le Nouveau Testament qui n'est pas pour nous un livre saint, mais qui n'en n'est pas moins, comme l'ont si bien dit de grands maîtres libéraux comme le Rabbin Léo Baeck ou le professeur Shalom Ben Chorin, "un témoignage autorisé de l'histoire de la foi juive". On redécouvre que c'est ensemble que juifs et chrétiens peuvent avancer dans une meilleure compréhension de leur foi respective à la lumière des traditions pharisienne et essénienne ou des écrits intertestamentaires. Les enseignements de Jésus peuvent nous interpeller et nous obliger à une recherche toujours plus approfondie de nos sources haggadiques. Par ailleurs, débarrassés de la patine des siècles, ils pourront un jour ouvrir à la Torah tous les non-juifs qui recherchent le sens de la vie.
Mieux connaître l'autre, cela nous conduit aussi à nous engager à ce que les générations qui nous suivent soient éduquées dans la fidélité à la Torah en même temps que dans une véritable ouverture à l'autre. Comme me le disait un jour un jeune juif: "Nous n'avons pas, vis-à-vis des chrétiens, les mêmes craintes que nos aînés; nous sommes des enfants d'après la Shoah, d'après la renaissance de l'Etat d'Israël, mais aussi d'après le concile Vatican II". La catéchèse chrétienne - je l'ai dit, et je l'ai personnellement expérimenté lors de multiples rencontres - a fait et fait encore, tant du côté catholique que protestant, de réels efforts, par les manuels et par la formation des maîtres, pour améliorer chez les enfants la perception de Jésus juif, d'un judaïsme qui ne s'est pas arrêté avec la venue de Jésus et qui vit encore aujourd'hui, riche, multiple, déconcertant parfois aux yeux des petits chrétiens. Qu'en est-il du côté juif? Parlant ici pour la France, je crois pouvoir dire que, du côté du judaïsme orthodoxe, peu d'efforts sont faits, et même qu'à l'intérieur des écoles juives à plein temps est encore développée une éducation où le "Goy" est fort mal traité. Dans les talmudé-torah libéraux, quelques efforts ont été tentés pour permettre aux élèves de rencontrer et de questionner des personnalités chrétiennes sur le christianisme, d'avoir des rencontres et des échanges à partir d'une fête ou d'un texte biblique avec de petits chrétiens, et aussi d'apprendre par des exposés de rescapés de l'Holocauste que, même pendant les années terribles, des chrétiens ont risqué leur vie pour sauver des juifs. Mais il est certain que les enseignants de talmud Torah ne sont pas assez formés pour répondre aux multiples questions des enfants juifs, telles que: "Qui est Jésus pour nous? Qu'est-ce qui nous sépare des chrétiens, et qu'est- ce qui nous unit à eux? Les chrétiens sont- ils monothéistes comme nous?"... Dans ce domaine si essentiel pour l'avenir, il reste à faire un travail important de formation des maîtres et d'élaboration de matériel d'enseignement (en français tout particulièrement).
Les questions des enfants sur la place de Jésus et du christianisme dans le judaïsme viennent opportunément nous rappeler le fossé qui existe entre l'existence d'une formulation contemporaine de la théologie juive libérale et conservative sur le sujet (qu'on se réfère à quelques ouvrages fondamentaux: ceux de Sandmel, de Borowitz et même de l'orthodoxe Lapide...) d'une part, et les sermons des rabbins (même libéraux), l'enseignement donné aux enfants et aux adultes sur le rôle des religions en général et du christianisme en particulier, d'autre part.
Il n'est pas possible, dans le cadre de cet exposé introductif, de traiter de façon exhaustive de cette question fondamentale. Je me contenterai donc de résumer très brièvement la position des sources classiques de la tradition, puis - dans la voie de quelques grands penseurs modernes et contemporains - de poser les questions qui devraient être les nôtres pour que le dialogue prenne enfin tout son sens.
Dans le Talmud, les premiers chrétiens sont considérés comme des minim, des déviants, par rapport à l'Alliance sinaïtique, même si une place généreuse est faite aux tsadikei umoth Ha-olam, c'est-à-dire aux justes des nations et à toute personne qui, se rattachant à l'Alliance de Dieu avec l'humanité, contractée avec Noé, observe les sept préceptes noachiques déduits par les rabbins de versets bibliques (Sanh.48,b). Au coeur du Moyen âge, Juda Halévy et Maïmonide assignaient aux chrétiens (et, sur le même plan, aux musulmans) une place particulière parmi les nations "pour frayer la voie au Roi Messie". C'est Menahem Hameïri (1249-1306) qui devait définitivement "exclure les chrétiens des nations qui pratiquent un culte idolâtre". Jacob Emden (1696-1776), dont les écrits sur les chrétiens ont été appelés "épîtres de tolérance", affirmait que "le fondateur du christianisme a d'une part affermi de toutes ses forces la Torah de Moïse...et d'autre part rendu un grand bienfait aux païens en abolissant l'idolâtrie... en essayant de les rendre plus parfaits par le moyen de l'éthique, bien plus difficile encore que la Torah de Moïse". Il précisait que les propagandistes antisémites et les théologiens antijuifs avaient "perverti" l'enseignement de leur maître.
Au 19ème siècle et au début du 20ème, quelques rabbins et penseurs tentèrent notamment de remettre en place, dans le judaïsme, "la figure juive de Jésus". Le "Jésus de Nazareth" de Joseph Klausner reste un classique. Le rabbin libéral Stephen S.Wise (fondateur du Hebrew Union College de Cincinnati) fut le premier rabbin a prêcher dans sa synagogue sur Jésus le juif. C'est incontestablement Franz Rosenzweig (1886 - 1929) qui, comme nous le disions plus haut, devait ouvrir la voie à une réévaluation de Jésus et du christianisme dans l'économie spécifique de la révélation et de l'Alliance de Dieu avec Israël. Des voix s'élevèrent, des ouvrages furent écrits dans ce sens par des libéraux (Buber, Baeck), des universitaires comme D. Flusser, quelques grandes personnalités orthodoxes comme A.I. Kook, premier Grand rabbin de Palestine, et conservatrices comme Abraham Heschel dont l'affirmation "aucune religion n'est une île" devrait être le postulat de base de tout dialogue interreligieux.
Mais aujourd'hui, trente ans après Vatican II, la question posée en 1963 par l'interpellation prophétique du rabbin Morris N. Eisendrath, alors président du C.C.A.R., demeure: "Devons-nous rester sur place et refuser, comme le fait l'orthodoxie, la révision de nos interprétations sur la vie du juif Jésus?... Combien de temps nous faudra-t-il encore pour accepter d'avouer que son influence a été bienfaisante - non seulement pour les païens, mais également pour les juifs de son temps... Avons-nous assez de maturité et d'assurance intérieure, assez de discernement dans la foi, pour donner à Jésus ce qui lui est dû ... L'entente interconfessionnelle, qui repose sur un respect mutuel, n'est plus une voie à sens unique... Quelle est notre propre attitude face au christianisme, et notamment face à Jésus?..."
Oui, véritablement, c'est de cela qu'il s'agit aujourd'hui. Les juifs peuvent-ils accueillir le chrétien comme un frère, à la fois semblable et différent, comme le partenaire de l'Alliance dans le projet de Dieu? Comme un partenaire voulu par Dieu dans la quête du Royaume? Comme appartenant à une communauté de foi en dépit des différences? Se rendent-ils compte que le chrétien a besoin du juif, mais que le juif aussi a besoin du chrétien face au monde et face à Dieu?
* *
Pour pouvoir seulement formuler ces questions, il faut avoir vécu intensément de nombreuses rencontres judéo-chrétiennes faites d'études bibliques, d'échanges doctrinaux, de silence partagé, de prières. Il faut avoir perçu combien ces rencontres, à l'heure actuelle - alors que le monde juif est plus que jamais ouvert, mais paradoxalement replié sur lui-même - nous aident à redéfinir les concepts fondamentaux de notre tradition suivant une dynamique voulue par les plus grands maîtres du judaïsme libéral. Il faut être prêt à se libérer des crispations identitaires, religieuses et culturelles, pour vivre ce que Martin Buber appelle "la sainte insécurité de la voie religieuse". Il faut avoir commencé un jour à répondre "présent", hineni à la demande de l'autre de rencontrer le juif vivant, témoignant, transmettant.
S'engager dans les chemins ardus mais exaltants de la rencontre, c'est essayer, juifs et chrétiens, dans un compagnonnage retrouvé, dans nos fidélités respectives renouvelées, d'oeuvrer, selon la parole d'Edmond Fleg, "les uns pour que le Messie vienne, et les autres pour qu'il revienne"; c'est tenter de marcher dans la voie du tikkun olam.
Colette Kessler est membre du mouvement juif libéral de France. Enseignante, elle travaille depuis des années avec le Centre SIDIC de Paris. Elle fait aussi partie de l'Amitié judéo-chrétienne de France.
Cet exposé a été présenté à la Conférence de l'Union mondiale du Judaïsme libéral à Paris, le 2/7/1995.