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Perspectives - Ce qu'un Chrétien peut attendre d'une lecture juive de la Bible
Marcel Dubois
Dans l'Introduction à son livre sur « La Bible et les théories littéraires modernes », Meir Weïss dit quelque part: « A chaque génération les études bibliques reflètent exactement les modes dominantes ».
Même si l'on pense que la Philosophie est plus qu'une affaire de mode, même si l'on refuse de la considérer, à la manière de Hegel, comme le simple reflet d'une époque ou la pure expression d'une culture, il semble que l'on puisse dire avec assez de vérité: « à chaque génération les études bibliques reflètent exactement les philosophies dominantes ». Ce fait devient particulièrement vrai quand la théologie et la lecture de l'Ecriture sont libérées des régulations d'une autorité et des canons d'une orthodoxie. Telle fut, depuis la Réforme, la situation de l'exégèse dans les églises protestantes. Telle est, de nos jours, la situation dans l'ensemble des écoles de critique biblique.
S'il marque incontestablement un progrès dans l'approche du texte et de son contexte, un tel état de choses n'est pas sans danger pour une lecture authentiquement religieuse de la Parole de Dieu à l'intérieur d'une tradition de foi.
A l'exégèse chrétienne ainsi menacée, il se trouve que la lecture juive de la Bible propose l'exemple permanent d'une attitude spirituelle dont l'Eglise a hérité et en laquelle elle peut inépuisablement trouver le secret de sa rectitude. Après avoir esquissé un tableau des diverses approches actuelles de la Bible je voudrais souligner quelques-uns des aspects de l'exégèse juive traditionnelle qui peuvent rappeler au chrétien la manière de recevoir la Parole de Dieu.
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Approches actuelles de la Bible
Il est possible de regrouper les différentes approches contemporaines de la Bible selon deux grands axesméthodologiques. Le premier est celui de la « nouvelle herméneutique » ou de la phénoménologie existentielle, le second est celui de l'analyse structuraliste.
Inaugurée au siècle dernier par Schleiermacher et Dilthey, l'approche existentielle a été élaborée de nos jours par Martin Heidegger chez qui Bultmann a trouvé la justification philosophique de son intuition « kérygmatique ». Elle se prolonge aujourd'hui chez des théologiens comme Ebeling, Fuchs et leurs disciples, en un courant assez large et assez diversifié, agité déjà de nombreux remous.
Quant à la seconde filière, j'en vois l'initiateur en Ferdinand de Saussure dont l'oeuvre linguistique a influencé de façon décisive la plupart des disciplines liées à la sémantique, à la psychologie, à la sociologie et à l'histoire. Elle aboutit de nos jours aux travaux de ce qu'on appelle, de façon faussement technique, l'école structuraliste, terme qui recouvre en réalité des champs de recherche assez distants et des méthodes assez différentes.
Chacun de ces deux courants manifeste une attitude spirituelle qui a entraîné une manière nouvelle de lire ou de déchiffrer les textes, ceux de la Bible en particulier. Il est donc important d'être lucide à l'égard de leurs présupposés. Pour caractériser brièvement ces derniers il suffira d'utiliser quelques-unes des expressions systématiques proposées par leurs initiateurs ou certains de leurs représentants.
Qu'on se souvienne d'abord de la distinction naguère introduite par Dilthey entre « erkliiren » et « verstehen », « expliquer » et « comprendre ». Bien qu'elle soit actuellement dépassée, cette distinction a joué un rôle très éclairant aux origines de l'herméneutique existentielle. Pour Dilthey, et plus encore pour Heidegger, la véritable interprétation d'un texte ne peut se limiter à une explication objective et impersonnelle, elle doit introduire au comprendre, attitude qui connote des données subjectives et affectives, un engagement de l'interprète lui-même, une affinité avec l'auteur et avec le message délivré par le texte.
Il est intéressant de rapprocher de cette première distinction un autre couple, proposé par F. de Saussure, dans une tout autre perspective: l'opposition entre la langue et la parole. En bref, Saussure insiste sur le fait que le linguiste, au niveau de l'analyse phonétique ou grammaticale, ne doit s'intéresser qu'à la langue conçue comme un réseau synchronique fermé sur lui-même, un code où les éléments se définissent par les relations horizontales qu'ils entretiennent les uns avec les autres. La parole relève au contraire de l'effectuation et de l'usage que l'homme fait de la langue dès là qu'il veut dire quelque chose.
C'est la même opposition entre deux méthodes et surtout entre deux mentalités qu'on trouve exprimée par Bultmann lorsqu'il distingue, après Heidegger, Histoire et Geschichte. La première relève d'une conception naturaliste et elle prétend s'assigner pour objet les faits historiques objectifs, c'est à dire impersonnels, non-existentiels: on vise à expliquer le devenir de l'homme dans le déroulement linéaire des événements. La seconde implique au contraire une conception existentielle pour laquelle les faits du passé ne deviennent phénomènes historiques que s'ils ont une signification pour un Dasein, un sujet engagé lui-même dans l'histoire et qui y participe: on fait l'histoire en l'interprétant, on l'interprète en la faisant.
Une autre distinction, également proposée par Bultmann permettra d'exprimer plus brièvement encore cette opposition fondamentale. Ces deux types de connaissance historique et d'interprétation peuvent en effet se définir, l'un comme le pur savoir objectif d'un Was, un contenu dont on peut déchiffrer le sens, l'autre comme la saisie existentielle d'un Dass, événement qui est inobjectivable parce qu'il relève d'une expérience.
N'insistons pas sur ces diverses distinctions. Elles demanderaient certes une plus ample présentation mais on les a rappelées ici pour signaler leur convergence. Le simple fait de les comparer suffit en effet à suggérer les deux mentalités qui s'opposent tant dans la lecture des textes que dans la conception de l'histoire. Le drame de l'exégèse actuelle est qu'elle doit trouver son chemin entre ces deux axes. On pressent facilement les dangers auxquels elle est exposée, de chaque côté, dès lors qu'elle perd l'équilibre de cette double référence.
Si l'on appelle sens la dimension propre à la langue dans sa structure synchronique, et signification la dimension transcendante que la parole exprime, il semble qu'on puisse mettre en évidence les deux excès ou les deux périls dont est menacée l'exégèse contemporaine en disant qu'elle est tiraillée entre deux tentations. Ou bien une signification qui relativise le sens, un verstehen qui met pour ainsi dire entre parenthèses l'erkliiren, telest le risque chez Bultmann où l'interpellation signifiante du kerygme et l'adhésion existentielle au Dass efface à la limite l'intérêt pour l'explication du Was. Ou bien à l'extrême opposé chez les structuralistes, recherche d'un sens sans attention à la signification, ce qui est le risque des théories, des discours sans sujet, du récit clos sur lui-même, ou comme dit Roland Barthes l'un des initiateurs, du récit sans récit.
Lire la Bible en Israël
Devant cette crise qui menace actuellement l'exégèse chrétienne, les chrétiens qui ont quelque peu fréquenté la communauté juive et étudié sa tradition, découvrent de plus en plus clairement que la lecture juive de la Bible pourrait apporter à l'Eglise un exemple vivifiant. Tel est en particulier le sentiment de ceux qui vivent en Israël.
Lisant la Bible dans le pays où elle fut écrite, au milieu du peuple qui l'a reçue, lue et transmise, le peuple dont ce livre est l'histoire et dont l'hébreu est la langue, les chrétiens d'Israël sont non seulement convaincus que la Parole de Dieu contient la réponse, la plus actuelle et la plus permanente, aux problèmes qui agitent l'homme de notre temps, ils sont également persuadés que l'écoute juive de cette Parole est un modèle pour toute approche dans la Foi. Il y a une sagesse juive dont pourrait bénéficier la lecture chrétienne de la Bible.
De même en effet que la sagesse philosophique trouve sa santé dans un consentement à l'être et au vrai antérieur à toute attitude critique, de même la sagesse de la Foi et de l'existence chrétienne repose sur une lecture candide de la Parole confirmée par la Tradition, c'est-à-dire en définitive par la vie de la communauté ecclésiale et par l'existence des saints. Les méthodes d'analyse et d'exégèse peuvent certes critiquer les conditions de cette lecture, elles ne pourront jamais la supprimer car elle leur est antérieure. Cette lecture était celle des Pères de l'Eglise, c'est aussi celle que propose la liturgie. Telle est aussi, justement, la lecture qui renferme le secret de la tradition juive. C'est là, pour les chrétiens d'Israël, une certitude qu'est venue confirmer la vie en ce pays et au milieu de ce peuple, sur les lieux de la. Bible, au coeur du Peuple d'Israël.
Des chrétiens de plus en plus nombreux ont découvert ou pressenti cette richesse. Ils viennent à Jérusalem et en Terre Sainte pour lire la Bible sur le terrain, dans les paysages de l'Histoire Sainte, au milieu du Peuple dont elle est le Livre, et ils y retrouvent tout ensemble les racines de leur foi et le langage originel de la Parole de foi.
Mais ceci n'est pas assez dire. Lire la Bible en Israël c'est la comprendre dans le contexte de l'histoire humaine qui en a été le support, c'est apprendre à interpréter la Parole dans le miroir de l'existence: liber et speculum, comme disait Saint Bernard. Or, on découvre en ce pays à quel point la lecture juive de la Bible, liée à l'expérience de vie et à la foi du peuple dont elle est l'histoire, peut être exemplaire pour l'Eglise.
On a parfois comparé la Bible à un compte-rendu de psychanalyse, la psychanalyse que Dieu même aurait faite de son peuple: le dévoilement et la cure, l'éclairement et la purification, inlassablement renouvelés, des passions et des réactions d'Israël. Ceci est vrai quant au destin d'Israël pour toute conscience juive mais chaque aventure humaine, chaque situation d'humanité peut retrouver dans cette histoire les traits de son propre destin. Psychanalyse si l'on veut, mais psychanalyse divine, pour ainsi dire intégrante et ouverte à l'universel; aventure terrestre d'un peuple, certes, mais qui est en même temps discours divin et histoire du salut pour tout homme prêt à y reconnaître l'image de sa propre destinée spirituelle.
Bien plus, on peut dire que c'est la manière même dont ce peuple particulier, avec son élection et sa destinée particulières, raconte, interprète et fait mémoire des événements de son histoire, qui prend d'emblée une valeur universelle, exemplaire et intégrante tout ensemble. C'est pourquoi la lecture chrétienne de la Bible peut trouver une règle et un modèle dans la manière selon laquelle la tradition juive a inépuisablement reçu et porté le « kerygme ». Je me contenterai simplement ici d'en proposer trois exemples qui me paraissent particulièrement caractéristiques et qui sont d'ailleurs étroitement liés l'un à l'autre.
Le premier exemple pourra surprendre, car on le présente d'ordinaire comme la pierre de touche qui sépare la tradition juive de la tradition chrétienne. Je veux parler de la distinction, fondamentale en judaïsme, entre la Torah she bikhtav et la Torah she be alpe, la loi écrite et la loi orale. Il est vrai qu'aux yeux de nos frères juifs la lecture chrétienne de la Bible apparaît comme congénitalement infirme et mutilée, parce qu'elle ne considère que la loi écrite. Le juif fidèle, pour sa part, attache autant d'importance au Talmud et à la tradition des sages qu'à la lettre du texte écrit. Cette différence originelle recouvre un immense et difficile problème dans lequel je n'entrerai pas ici, car telle n'est pas la pointe de mon argument. Si j'ai rappelé cette distinction fondamentale c'est, paradoxalement, pour inviter à réfléchir sur la valeur exemplaire de cette dichotomie. Elle éclaire en effet les conditions de toute approche de l'Ecriture selon la foi et elle annonce en particulier la complémentarité entre l'Ecriture et la Tradition dans la lecture chrétienne de la Bible. Loi écrite, loi orale: celle-ci n'est pas, malgré l'apparence un texte qui s'ajoute à celle-là, une Bible orale à côté de l'autre, un message verbal juxtaposé au texte écrit. En fréquentant la tradition juive on découvre qu'il s'agit essentiellement d'un flair, d'une capacité de comprendre, d'unesorte de confidence divine, affinité donnée par Dieu à son peuple en vue de comprendre sa Parole et de la mettre en oeuvre. N'y a-t-il pas là pour l'Eglise l'exemple le plus suggestif, du don de la foi comme affinité avec le message révélé et du rôle de la Tradition comme subjectivité chrétienne?
Je verrais un second exemple dans la Haggadah de Pâques. « En toute génération c'est un devoir pour l'homme de se voir comme s'il était sorti d'Egypte ». Au cours du « Seder Pesâh » on lit cette phrase qui est vraiment l'expression de la tradition et de l'espérance. On rappelle ainsi un événement transcendant certes comme un haut fait du passé, mais surtout comme une geste divine qui demeure actuellement présente à la conscience juive. L'événement de l'Exode est à l'origine de l'aventure du Peuple Juif et il demeure actuellement présent à chaque instant de son déroulement dans le temps, rassemblant la communauté dans un même acte de mémoire tout au long de son histoire. La commémoration de cette irruption du divin dans le destin du peuple d'Israël est vraiment un « kérygme » originel, la source permanente et toujours nouvelle de l'identité juive à travers les siècles.
Ainsi la transcendance de l'initiative de Dieu dans l'histoire d'Israël apporte-t-elle une valeur universelle au récit qui en consigne l'événement. Conçu comme une geste de Dieu, exprimé par mode de « kerygme », le destin d'un peuple particulier dévoile une inépuisable richesse, et ceci au double registre de sa capacité d'intégration et de sa valeur d'exemplarité.
D'une part, en effet, tous ceux qui adhèrent au « kerygme » dans lequel s'exprime la confession de foi d'Israël peuvent s'en approprier la signification. Tout homme devient capable, par la foi, de s'associer existentiellement, dans une communauté de destin avec le peuple dont la Bible raconte l'histoire, à la parole de celui qui dit: « Mon père était un Araméen qui descendit d'Egypte ».
Mais, d'autre part, cette puissance d'assomption de la lecture juive de l'événement biblique est vécue par l'Eglise d'une manière plus précise encore. La lecture chrétienne de la Bible trouve dans la Haggadah de Pâques un exemple de ce qu'on peut appeler sa structure sacramentelle. « Faites ceci en mémoire de moi ». C'est aussi par un acte de mémoire que l'Eglise rejoint l'événement dont elle reçoit inépuisablement son existence. Comme le peuple juif commémorant dans la Haggadah l'événement de l'Exode, elle trouve dans l'adhésion à un kerygme originel, toujours présent à sa foi, la source permanente de son identité et de son développement.
De cette double valeur, à la fois intégrante et exemplaire de la lecture juive de la Bible, le troisième exemple fournit pour ainsi dire la structure fondamentale. Il est à cet égard le plus central et le plus décisif: il y a pour la conscience juive un lien vital entre l'événement originel, le texte qui le consigne, la communauté qui le reçoit et la foi par laquelle cette communauté y adhère. C'est ce qui donne au Midrash et à la Haggadah leur saveur originale et c'est justement ce que nous découvrions dans la célébration juive de la Pâque. Il semble qu'on écarterait bien des faux problèmes et qu'on résoudrait bien des crises si l'on découvrait dans cette attitude vivante la clé de toute lecture chrétienne de la Parole. Non seulement, en effet, l'Eglise a hérité de cette structure fondamentale mais le mystère du Christ en a apporté une application décisive: l'événement de Pâques, l'Evangile qui le raconte, l'Eglise qui le reçoit et le transmet y trouvant la source de sa vie, la foi par laquelle elle y adhère, ne sont que les aspects d'un même don et relèvent du même esprit.
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Ces trois exemples suffiraient à montrer comment l'attitude spirituelle impliquée par l'approche juive traditionnelle de l'Ecriture surmonte effectivement le divorce dont nous parlions entre l'événement brut et le kérygme, entre le sens et la signification, qui menace une certaine exégèse contemporaine. Le peuple garde et transmet par sa tradition le récit de l'événement originel selon la rigueur du sens et dans ce récit même s'exprime la confession de foi d'Israël. En revanche, c'est ce discours de foi qui commande l'organisation du récit, en lui faisant signifier l'histoire par laquelle Israël vient à l'existence. On comprend dès lors que, pour échapper aux excès des méthodes nouvelles, que ce soit dans la ligne structuraliste ou dans la ligne existentielle, la lecture chrétienne de la Bible trouvera une source de santé en recourant à cet exemple vivant.