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L'histoire de Ruth est, comme le dit André Chouraqui *, une "exquise histoire d'amour" qui "est lue chaque année dans les synagogues le jour de la Pentecôte". La plupart des exégètes actuels font remonter ce récit à la période pré-exilique, aux débuts même peut-être de la période royale et de la dynastie davidique dont il pourrait avoir pour but de célébrer les origines. La figure de Ruth est restée bien vivante jusqu'à nos jours dans la tradition et la liturgie juives, célébrée au temps de Shavuot comme le modèle des "prosélytes" ou comme l'image du peuple d'Israël accueillant au Sinaï le don de la Torah. Le récit se trouve situé, dans le canon de la Bible hébraïque, non pas après le livre des Juges comme dans les Bibles catholiques, mais parmi les Ecrits (Ketuvim), et il a même une place à part parmi les cinq Megillot, les cinq petits "rouleaux" lus à l'occasion des grandes fêtes. Dans la liturgie chrétienne, la figure de Ruth est certainement plus effacée: aucune lecture de ce livre biblique n'apparaît, à notre connaissance, dans le lectionnaire dominical des diverses Eglises. II serait certainement intéressant de savoir pourquoi. En fait, pour bien des chrétiens, Ruth n'est plus que le personnage d'une oeuvre littéraire magnifique, relue parfois à travers la poésie de Victor Hugo (Booz endormi).
Et pourtant cette histoire, même si elle remonte à des temps anciens, si elle évoque des coutumes et une civilisation qui ne sont plus les nôtres, est étonnamment proche de nous par bien des aspects; elle évoque des réalités qui sont bien encore les nôtres en un siècle où le fossé entre riches et pauvres ne fait que s'agrandir, où des régions entières sont réduites à la famine à cause de la sécheresse, où de nombreuses populations n'ont d'autre issue pour survivre que l'émigration. Le livre de Ruth apporterait-il des solutions à de si grands problèmes? Ruth, jeune veuve issue d'un peuple étranger et méprisé, se dévoue totalement à sa belle-mère avec loyauté, tendresse et fidélité. Dieu n'intervient pas de manière directe, par des miracles, mais sa présence est perceptible partout. Sa providence cachée agit dans l'histoire à travers des événements ou des actes ordinaires, et elle conduit celle-ci dans la ligne du projet divin qui est un projet de rédemption. Notons aussi que l'action divine s'exerce ici surtout à travers des femmes, deux femmes capables par leur propre initiative d'orienter les événements vers cette rédemption.
La réponse de foi de ces femmes au coeur de l'épreuve, celle de Boaz aussi, ne se comprend qu'à la lumière de l'Exode, de l'expérience faite par le peuple d'un Dieu qui est rédempteur et a scellé l'alliance au Sinaï, réalités dont vivent encore de nos jours les communautés juives et chrétiennes. Le premier commandement demeure, aujourd'hui comme alors: "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu..." (Dt 6,4-5). Plusieurs des mitzvotde la Loi juive de l'amour sont évoquées dans le livre de Ruth: le coin du champ réservé, tout comme la glanure, aux plus déshérités (Lv 19,9), les devoirs de la famille appelée à veiller sur la sécurité et à garantir la dignité de ses membres, etc... Le terme de "rédempteur" (go'e~ employé dans le récit désigne des êtres humains qui se "rachètent", se libèrent mutuellement: c'est "l'aile de Boaz" (= le pan de son manteau) aussi bien que "l'aile de Dieu" qui va protéger Ruth. Quel idéal plus beau, si nous voulons vraiment "humaniser" notre société?
L'article d'Elena Giannarelli présente la figure de Ruth chez les Pères de l'Église. II est intéressant, certes, pour nous de connaître les lectures qu'ont faites de ce texte les anciennes communautés chrétiennes, les réalités diverses qu'on a pu voir symbolisées par les événements ou les personnages de la Bible, mais nous constatons en même temps combien la lecture spirituelle, allégorisante, qui a fleuri dès les premiers siècles de l'Église risque d'opposer l'ancienne et la nouvelle Alliance, de vider la première de sa consistance propre et de l'abaisser pour mettre en relief la prééminence du Christ et de son Église. Notre époque connaît heureusement d'autres exégèses, et le climat a bien changé: l'article de Benoît Standaert, ou plutôt son ."petit commentaire", en est la preuve. Les commentaires juifs sont pour lui une source précieuse, et ils éclairent la lecture du texte sacré. Les "Notes" vaticanes de 1985 n'affirment-elles pas: "Si l'Église et les chrétiens lisent l'Ancien Testament à la lumière du Christ, cela... n'empêche pas que les chrétiens puissent à leur tour profiter avec discernement des traditions de la lecture juive" (II, 6). Quant au bref article de Moshé Kohn, il montre que l'histoire de Ruth, comme celle de l'Alliance du Sinaï, manifeste la bonté (Hessec~ et le dessein de rédemption de Dieu. Ces alliances, dit encore A. Chouraqui, "sont toutes les deux grosses d'une situation messianique: elles annoncent toutes les deux, au temps des moissons, la réalité du salut promis",* salut ou rédemption qui ne s'accomplira pas sans le concours de l'humanité.
* André Chouraqui: "Liminaires pour Routh" dans La Bible en 5 vol. publiée par Desclée de Brouwer, 1975.