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Revue SIDIC IV - 1971/1
Israël et les nations (Pag. 08 - 12)

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Israël et les Nations dans la tradition rabbinique ancienne
K. Hruby

 

LES RELATIONS ENTRE ISRAEL ET DIEU.

L'ensemble de la littérature rabbinique considère les relations entre Dieu et son peuple dans une perspective qui reste celle des livres bibliques.

Elle se plaît à comparer ces relations à celles qui existent entre un père plein d'amour et son fils premier-né. Aussi, dit R. Shim'on b. Yohaï, un célèbre maître de la première moitié du 2ème siècle, tous les Israélites méritent d'être appelés « fils de Roi » (Shab. XIV, 4). Le fait d'avoir dû punir ses enfants d'exil est pour Dieu une source permanente d'affliction (Ber. 3a).

Une autre image chère à la tradition rabbinique, image également d'origine biblique (cf. Amos 2,21), est celle des fiançailles entre Dieu et Israël.

Actuellement, c'est encore la période des fiançailles, et Dieu se montre parfois parcimonieux quand il s'agit de faire des dons à son peuple; mais aux jours du Messie, Dieu va enfin célébrer ses noces avec Israël qui, dès lors, participera pleinement aux dons de son époux divin (Ex. R. XV, 31).

La place d'Israël dans le plan de Dieu est tellement centrale que la littérature rabbinique aime dire que le monde n'a été créé qu'à cause d'Israël.

Cette idée est relativement ancienne; nous la trouvons déjà dans le IVe Esdras. Depuis longtemps, le monde aurait mérité d'être anéanti; c'est seulement l'amour de Dieu pour son peuple qui l'a préservé jusqu'à présent de la colère divine (Lév. R. XXIII, 3).

ISRAEL ET LES NATIONS.

Dans l'Ecriture, nous l'avons souligné, les nations, à cause de la situation historique, apparaissent comme les antagonistes par excellence de Dieu et de son peuple. Pour expliquer les raisons profondes de cet antagonisme irréconciliable, la tradition rabbinique a recours à des conceptions mythologiques qui, d'ailleurs, figurent déjà dans la littérature biblique tardive (cf. Sir. 17,17; Dan 10,13, 20 ss.; 12,1): chaque nation est censée avoir son génie protecteur. Déjà dans le livre des Jubilés, les choses sont présentées de telle sorte que les autres peuples se laissent effectivement entraîner par leur génie protecteur à commettre l'idolâtrie, tandis qu'Israël y échappe grâce au Seigneur, qui est son seul protecteur. Le Targum, bien que le contexte soit différent, présente les choses d'une manière à peu près analogue (1 Tgj de Deut. 32,8 ss.).

Cependant, la tradition rabbinique se détache des images mythologiques et donne la préférence à une interprétation éthique de cet antagonisme entre Israël et les nations: se dressant contre l'ordre établi par Dieu, elles se sont attiré la colère du Seigneur. Déjà dans la personne du premier homme, toutes les nations ont transgressé les commandements adamiques, et c'est la raison pour laquelle la Torah, destinée primitivement à être révélée à Adam, n'a été révélée que plus tard, sur le Sinaï (Gen. R. XXIV, 5).

Souvent, les documents rabbiniques reprochent également aux nations de n'avoir pas observé les commandements noachiques (cf. Sifré de Deut. 322 et Yeb. 48 b), dont nous allons encore parler d'une manière plus précise. Mais le reproche principal est celui du refus délibéré de la Torah que Dieu, d'après le Midrash, leur avait offerte à tour de rôle, mais que chaque nation aurait rejetée sous un autre prétexte (cf. Mekh. d'Ex. 20,20; 'A.z. 2 b; etc...).

Même après l'entrée des Israélites dans le pays. de Canaan, une dernière possibilité aurait été offerte aux nations de s'assimiler le contenu de la Torah, gravé en soixante-dix langues sur les pierres d'un autel érigé sur le mont Ebal. Mais une fois de plus, elles auraient refusé la Loi de Dieu, prononçant ainsi leur propre condamnation et s'excluant du monde à venir (Sotah VII, 5 .et VIII, 6).

Certes, ce sont là des Midrashim et donc des présentations légendaires, mais ce que la tradiftion rabbinique cherche à y exprimer n'est rien d'autre que sa conscience du caractère en soi bniversel de la Révélation divine.

Dans cette perspective, le fait que cette Révélation, en fin de compte, n'a été donnée qu'à ,e seul peuple, apparaît donc comme une anomalie, qu'il faut essayer d'expliquer. Pour le faire, la tradition juive s'y prend de différentes manières.

D'une part, elle insiste, dans une ligne authentiquement biblique, sur l'absolue gratuité du thoix d'un peuple, par Dieu, instrument priviléié de son dessein universel. D'autre part, elle voudrait néanmoins mettre en relief le mérite du peuple qui a accueilli la Loi de Dieu avec çonfiance et dans un esprit d'humble soumission, tandis que toutes les autres nations auraient reculé devant ses exigences.

L'ATTITUDE CONCRETE A L'EGARD DES NATIONS.

L'attitude à l'égard des autres peuples dans la vie concrète, telle qu'elle ressort des docu ments de la littérature rabbinique ancienne, est conditionnée par cet antagonisme, qui devient de plus en plus perceptible dans la mesure où la situation politique se dégrade progressivement.

Sans ériger cette opinion en principe absolu, les maîtres de l'enseignement traditionel sont généralement d'avis que les nations dans leur ensemble, à cause de leur inimitié à l'égard de Dieu et de son peuple, ont mérité sans exception le Guéhinnom. Il faut évidemment considérer cette opinion à la lumière de son fond historique, qui est celui de l'occupation de la Palestine par les Romains, des exactions sans nombre de l'occupant et des expériences désastreuses que le peuple a faites, à tous les niveaux, avec l'administration romaine. En règle générale, tous les non juifs sont censés penser constamment à trois choses: l'idolâtrie, le meurtre et la fornication.

LE DANGER DE CONTAMINATION PAR L' IDOLATRIE.

A l'époque de la Mishna et de la Guemara, le danger d'être entraîné à l'idolâtrie par l'exemple des autres nations ne se présente évidemment plus de la même manière qu'à l'époque biblique et, plus particulièrement, pendant la période préexilienne. Mais le contact avec les païens continuait néanmoins à poser des problèmes, plus particulièrement dans le domaine de la pureté lévitique.

Conformément à l'enseignement des maîtres de la tradition, il importe d'éviter tout particulièrement tout acte qui, même de loin, pourrait être à l'avantage des païens, un tel acte profite ipso facto à l'idolâtrie.

Comme toujours, il y a lieu d'interpréter la relative dureté de certaines stipulations en fonction du contexte concret, sans leur donner un caractère absolu. Certes, jamais il n'est permis de faire positivement du mal à un païen, car une telle attitude serait un bille ha-shem, une profanation du nom de Dieu. Elle ferait apparaître en effet les juifs comme des gens qui ne seraient pas tenus à une morale stricte, applicable indistinctement à tout le monde. Mais il faut, dans toute la mesure du possible, se désintéresser du païen, et faire comme s'il n'existait pas.

On comprend bien qu'une telle attitude «idéale » n'était guère possible dans une société qui, à la suite de certains événements et, en dernier lieu, de l'occupation romaine, était en train de devenir, au moins dans certaines régions, — en Galilée, dans la Décapole et dans les villes comme Césarée, Tibériade, etc..., — une « société mixte », où il était inévitable de côtoyer l'élément païen et d'avoir avec lui des rapports économiques et, partant, sociaux. Dans un tel contexte, on est souvent tenté d'agir par « épikie », permettant beaucoup de choses en soi interdites le-ma'an ha-shalomfl, « dans l'intérêt de la paix ».

Le problème de l'impureté lévitique contractée par le contact avec les païens avait une importance particulière en Palestine même, tant que le Temple existait, l'état de pureté étant exigé surtout dans le domaine cultuel.

Etant donné qu'en principe, tout contact physique avec un païen, de même que le fait de séjourner avec lui sous le même toit, rendait un Israélite impur (cf. Toss. de Shab. 14 b), cela posait des problèmes particulièrement délicats dans la vie sociale. La littérature rabbinique parle souvent des règles qu'il faut observer quand on mange à la même table que des païens. Il en ressort que cela a dû arriver assez fréquemment, en dépit de toutes les barrières sociales de la législation officielle. Les nécessités de la vie eurent manifestement le pas, en ce domaine aussi, sur les stipulations théoriques des écoles.

La situation était très différente dans la diaspora. Premièrement, on pouvait y appliquer avecbeaucoup moins de rigueur les règles de pureté lévitique. Puis il va de soi que dans les communautés établies au coeur même du monde païen, — et elles furent nombreuses, — la symbiose entre l'élément juif et l'élément païen avait tout naturellement tendance à être beaucoup plus étroite qu'en Palestine. C'est plus particulièrement vrai dans le domaine culturel. Dans tous les pays de la diaspora, et plus particulièrement dans le monde hellénistique, les juifs ont tout naturellement adopté la langue de leur environnement non juif, et avec la langue, la culture.

L'ATTITUDE DE LA TRADITION RABBINIQUE A L'EGARD DE LA CULTURE GRECQUE

Compte tenu de l'importance de plus en plus grande de la civilisation hellénistique dans les pays du Proche-Orient, à partir de l'époque d'Alexandre le Grand et des Diadoques, il n'est pas étonnant que la langue et la culture grecques, hokhmah yewanit, aient bénéficié incontestablement du préjugé favorable des maîtres de l'enseignement traditionnel. Non seulement beaucoup de termes grecs, mais aussi des idées appartenant au patrimoine de la culture grecque, ont été accueillis ainsi dans la tradition rabbinique.

Cependant, dans ce domain aussi, les choses étaient soumises à des fluctuations en fonction des événements. Ainsi interdit-on à plusieurs reprises l'étude du grec, mais cette interdiction resta pratiquement lettre morte devant les exigences de la vie courante. Dans la diaspora hellénistique, la langue grecque était souvent la langue maternelle et toujours la langue véhiculaire des juifs aussi bien que des non juifs. Nous savons pertinemment qu'elle y fut même employée dans le domaine culturel, c'est-à-dire pour la prière et les lectures synagogales. Les maîtres sont d'ailleurs d'avis que le grec est la seule langue étrangère permettant de rendre adéquatement le contenu de la Torah (cf. Meg. 1,8 et ib. 9 b).

Cette attitude bienveillante se manifeste aussi par rapport à la version biblique de LXX que, dans une première phase, on considère presque comme une oeuvre inspirée (Meg. 9a). Plus tard on témoigna à son égard d'une prudente réserve soulignant ses nombreuses infidélités par rapport à l'original hébraïque (cf. j. Meg. I, 41,7

d). Entre temps, la version des LXX avait été adoptée par les chrétiens, et c'est ainsi que dans une dernière phase, on déclare que le jour où cette traduction a été faite a été un jour néfaste pour Israël (S. Sofr. 1,7; Meg. Ta'an. 13).

LES COMMANDEMENTS NOACHIOUES.

Si les fluctuations dans l'attitude à l'égard des païens que nous observons dans la tradition rabbinique sont la conséquence directe de situations historiques très variables, cette tradition, par contre, ne perd jamais de vue que la révélation de Dieu s'adresse, en dernier ressort, à l'ensemble de l'humanité. Cependant, elle le fait à des niveaux divers, et dans une certaine phase historique, l'accent est mis presque exclusivement sur la fonction d'Israël et sur son témoignage, dont le but est la préparation du genre humain à l'acceptation de la vérité de Dieu.

Alors se pose très concrètement la question de, savoir quelle doit être, au cours de cette période, la conduite des nations. Comment les non juifs doivent-ils vivre et se conduire pour se conformer à leur tour au plan de Dieu, bien que la Torah, et donc la révélation intégrale, ait été confiée à Israël?

C'est à ce niveau de la réflexion qu'intervient, dans la pensée traditionnelle, l'idée des commandements noachiques: avant de choisir Israël comme organe privilégié de sa révélation, Dieu a donné à l'humanité entière, au temps du déluge, un certain nombre de règles que tous les hommes doivent observer pour vivre en pleine conformité avec la condition que Dieu leur a réservée liens son plan. L'idée d'une révélation universelle au temps de Noé est ancienne. Nous la trouvons déjà dans le livre des Jubilés (7,20 ss.).

En règle générale, la tradition rabbinique parle de sept commandements noachiques (shev'amitswot benei Noah) (cf. Sanh. 56a/b; Tos. 'A.z. VIII, 4). Il s'agit des règles suivantes:

1 - Le devoir d'etablir des institutions judiciaires;
2 - l'interdiction de blasphémer;
3 - l'interdiction de l'idolâtrie (n'impliquant pas la confession d'un monothéisme pur);
4 - l'interdiction de la fornication;
5 - l'interdiction de l'homicide;
6 - l'interdiction du vol;
7 - l'interdiction de manger de la viande provenant d'un animal vivant.

Ce sont les commandements noachiques qui, malgré toutes les divergences, et malgré tout le pessimisme dans l'appréciation des « nations », établissent des relations religieuses permanentes entre le judaïsme et le monde ambiant.

Le critère de ces relations et la clef de leur compréhension, c'est l'attitude concrète du non juif à l'égard de l'idée juive de Dieu et de l'idéal moral basé sur la Loi divine. Le non juif qui se soumet à cette partie de la révélation, qui lui est destinée et qui l'engage, agit en pleine conformité avec la volonté de Dieu. Il devient ainsi un vrai « craignant Dieu », et il faut se conduire à son égard exactement de la même manière qu'à l'égard d'un juif.

LE PROSELYTISME.

Dans le domaine du prosélytisme aussi, nous constatons de nombreuses fluctuations dans l'attitude des maîtres de la tradition: si les uns lui sont franchement favorables, les autres, par contre, font preuve à son égard de la plus grande méfiance. Ici encore, l'explication de ces divergences doit être cherchée dans les circonstances historiques. D'une part, on exige du prosélyte une pureté d'intention absolue et un dévouement entier à l'égard de la religion qu'il veut embrasser. D'autre part, on considère comme une oeuvre hautement méritoire le fait de gagner un prosélyte, celui-ci anticipant pour ainsi dire en sa personne la destinée des justes parmi les nations aux temps eschatologiques.

Certes, tous les prosélytes n'ont pas été également à la hauteur de leur vocation. Aux époques de persécutions, par exemple sous Hadrien, en 135 après J.-C., on fit par endroits de très mauvaises expériences avec certains prosélytes, qui abandonnèrent vite le judaïsme pour se soustraire aux mesures anti-juives. Ce phénomène explique certains jugements très durs qu'on trouve dans la tradition rabbinique. Mais l'attitude générale des maîtres en matière de prosélytisme et de prosélytes est néanmoins restée favorable, même après ces expériences.

LE SALUT DES NATIONS.

Les difficultés sans nombre dans la vie concrète et l'hostilité croissante de l'élément païen à l'égard du peuple juif ne pouvaient pas ne pas influencer la pensée théologique. C'est ainsi que deux maîtres du ler siècle qui, tous les deux, avaient été témoins de la destruction du Temple et de Jérusalem, en 70 après J.-C., discutent la question du salut des nations. Tous les deux s'appuient dans leur raisonnement sur Ps 9,18: « Que les méchants retournent au Sheol, toutes les nations qui ont oublié Dieu ». L'un des maîtres en déduit que tous les peuples païens sont voués à la perdition. Mais son collègue intervient immédiatement pour redresser la situation et fait remarquer que les justes de toutes les nations ont_part au monde à venir (cf. Sanh. 105b; Tos. ib. XIII, 2). Il devient ainsi le témoin authentique d'une tradition qu'aucune expérience historique, même la plus désastreuse, n'a jamais pu ternir, et qui est l'expression même de la doctrine biblique.

LA PARTICIPATION DES PAIENS AU CULTE DU TEMPLE.

Une autre preuve en faveur d'un universalisme jamais démenti dans l'attitude juive à l'égard des nations est le fait que, tant que le Temple existait, on le considérait réellement comme «une maison de prière pour tous les peuples » (Is 56,7).

Certes, pour des raisons de pureté lévitique, on n'y admettait les païens que dans les limites du parvis qui leur était réservé, mais de tout temps on acceptait les sacrifices qu'ils faisaient offrir en leur nom. Tout le monde était invité en permanence à venir au Sanctuaire et à y adorer le Dieu unique, Créateur du ciel et de la terre et Père, sans distinction, de tous les hommes. Nous savons d'ailleurs par des renseignements historiques sûrs que des rois et d'autres personnages importants du monde païen honoraient souvent le Temple de présents précieux et y faisaient offrir des sacrifices: Alexandre le Grand, Ptolémée, roi d'Egypte, Seleucus IV, roi de Syrie, pour n'en nommer que quelques uns. Sous la domination romaine, on offrait régulièrement au Temple un sacrifice pour l'empereur, et quand les Zélotes, au début de la guerre juive (en 66 après J.-C.), s'y opposaient, beaucoup de gens modérés y voyaient une rupture avec une tradition légitime (cf. Fl. Josèphe, B.J., I, 17,2).

La tradition rabbinique insiste à son tour sur l'importance de ce caractère du Temple comme lieu de culte universel (cf. Sûk. 55b; Nomb. R. 1,3).

Le culte rendu à Dieu au Temple l'est au nom de l'humanité entière qui, à son tour, bénéficie des bénédictions particulières qui en découlent. Ce culte a une portée cosmique et constitue un élément médiateur pour l'équilibre du monde.

Note: Les références de cet article son principalement tirées de la Mishnah, du Talmud de Babylone, du Midrash et des Targums.

 

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