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La Violence dans la Bible - Une intervieu de Gian Luigi Prato
Carmine Di Sante
C.D.S. La violence est actuellement au centre de la réflexion sociologique et philosophique. Le problème qui se pose est de savoir si la Bible, au lieu de contribuer à éliminer ou contrôler cette violence, ne l'a pas favorisée ou même augmentée. Que peut-on dire à ce sujet?
G.L.P. Toutes les fois que se pose un nouveau problème dans le domaine théologique ou théologico-biblique, on éprouve la nécessité de recourir à la Bible, pour y trouver une réponse, ou du moins pour y retrouver la question. Il est sûr que si nous pensons au problème de la violence dans un sens général, ce qui nous frappe tout de suite, c'est que le contenu de la Bible, dans son ensemble, ne semble guère avoir d'affinité avec le problème qui est le nôtre. C'est un problème qui se pose pour nous actuellement de manière dramatique, et nous aurions tendance à vouloir le résoudre positivement, cela en éliminant la violence, parce que des motifs historiques urgents sollicitent de nos Purs l'élimination de cette violence. Cependant, vouloir trouver immédiatement une réponse de ce genre, c'est-à-dire un oui ou un non, ne correspond pas à une méthodologie correcte dans la recherche biblique: La Bible dit naturellement, à ce point de vue, ce qui est l'expression de sa culture, et elle pourrait môme utiliser la violence, qui est un phénomène culturel historique de son temps et de son milieu, pour exprimer son message, sa vision de la réalité.
C.D.S. S'il est vrai qu'on ne peut demander à la Bible la réponse à ce problème, il reste que nous
trouvons là des expressions qui nous surprennent sur le Dieu de la guerre, un Dieu qui Intervient dans les combats et guide lui-même les armées. Ces expressions, qui sont le reflet d'une culture. d'une mentalité, comment les interpréter actuellement? Et n'ont-elles pas favorisé une culture qui soit celle de la violence plutôt que celle de la paix?
G.L.P. Je crois que le problème posé en ces termes aurait peu de sens à l'intérieur de la culture de l'Ancien Testament, de ce monde de l'Ancien Orient, où le phénomène de la violence s'exprime à divers niveaux et où elle est comme » substantielle» à la vie même. On ne conçoit pas une vie non-violente, et on ne souligne pas môme une idée de pacifisme qu'on opposerait à une conception abstraite de la violence. En d'autres termes, c'est toute la conception de l'histoire qui, dans l'Ancien Orient, est de nature théologique, c'est-à-dire que tout groupe, tout peuple, se sent lié à sa divinité, une divinité qui se manifeste et qui combat en faveur de son peuple, si bien que la victoire de celui-ci est la victoire de la divinité. Sur le plan historique, on peut dire que l'emergence d'un groupe, sa victoire, ou la légitimation qu'il donne de lui-même en tant que distinct des autres, est le fruit d'une intervention divine; c'est son Dieu qui a vaincu, qui l'a libéré etc... Mais ce qui s'explique pour les origines d'un peuple vaut aussi pour son histoire ordinaire et peut expliquer des situations négatives, des défaites. En fait, la réalité de la guerre est une constatation historique que l'on transfère au plan théologique et, réciproquement, la théologie, sur le plan des principes, sert à expliquer l'histoire. Nous avons à faire à une culture de type synthétique.
C.D.S. Mais ce type de culture, en tenant compte de notre sensibilité actuelle et de notre exigence de paix, peut-il en quelque manière nous aider? Il s'agit là d'un problème pour le croyant, car nous nous référons constamment à ces textes, ils sont « fondateurs n de notre foi. Que peuvent-ils nous dire?
G.L.P. Je ne crois pas que ces textes puissent répondre directement, clairement, à de telles demandes, car les textes ont été formulés d'abord pour répondre aux demandes d'un peuple précis. qui interrogeait son Dieu ou un problème historique dans les termes d'alors, qui ne sont pas nos termes. Ou alors il faudrait voir comment, concrètement. cette culture historique peut être transposée, analysée, selon les termes de notre culture. La question théologique doit venir ensuite.
On peut faire ici une autre observation plus concrète, toujours de type historique. Pour les historiographes de l'Antiquité, écrire l'histoire signifiait, en grande partie, composer des récits de guerres: qu'on pense aux Guerres du Péloponèse ou aux Guerres Puniques, et cela tend à se perpétuer jusqu'à nos jours. Ce phénomène nous donne l'impression que le monde antique était basé essentiellement sur la violence, alors qu'il s'agit là seulement d'un problème de nature historiographique.
C.D.S. Certains exégètes actuels se sont intéressés de manière explicite au problème de la violence dans l'Ancien Testament, et parmi eux, N. Lohfink,' un Allemand. Que peut-on penser de ses travaux?
G.L.P. L'intérêt fondamental du livre de Lohfink est d'interroger la Bible selon les termes de la problématique moderne, et cela à deux niveaux: celui de l'exégèse en général et celui de la théorie particulière de l'ethnologue français R. Girard? Cette étude laisse cependant un peu perplexe. Lohfink fait, en effet, remarquer que peu d'exégètes se sont intéressés à la question de la violence... mais de quelle violence s'agit-il? Il suffit de consulter la bibliographie insérée dans son livre pour constater que des études ont été faites sur la question de la guerre sainte, sur les malédictions et autres. Ce qui n'a pas été traité, c'est la question de la violence dans les termes où nous nous la posons actuellement. L'intérêt de ce livre est de tenter de le faire... mais c'est aussi sa limite: en effet, la recherche biblico-exégétique est conditionnée par la question initiale, et elle tente de déduire de la lecture de nA.T. (qui est conditionné par une culture particulière) un enseignement qui soit oui ou non en harmonie avec les problèmes que nous nous posons actuellement.
De plus, Lohfink oriente son oeuvre selon une méthode plus ou moins admise, ou discutée, souvent même considérée comme dépassée de nos jours, celle de la critique littéraire (ou historicocritique). Il étudie l'A.T. selon des critères abstraits. selon diverses « traditions», analysant ce que dit chacune des couches du texte sur la violence ou sur la guerre, se posant ensuite la question de la composition finale du texte pour luger ce qui, de ces diverses traditions, est resté valide, a été mis en relief ou même repris au niveau rédactionnel.
Ici, G.L. Prato donne une vue rapide des diverses couches littéraires reconnues dans le texte par Lohfink: la tradition yehoviste (qui amalgame deux traditions, la Yahviste et EElohiste), période où la violence et la guerre sont fortement soulignées et ne font pas problème, parce qu'elles paraissent naturelles; la tradition deutéronomiste (subdivisée elle-même en traditions secondaires), qui serait celle de la conquête et de l'installation, une période où l'idéologie de la guerre est pleinement acceptée. justifiée au nom de la divinité: la tradition sacerdotale, qui ne connaît pas la guerre... parce que la violence sociale y est comme transférée dans un autre domaine, celui du culte sacrificiel (on reconnaît ici la théorie de Girard); puis la période de fusion des diverses couches et de formation du texte définitif où la conception « belliqueuse » du Deutéronomiste s'impose, donnant finalement son empreinte à la rédaction définitive, du moins pour toute fa première partie de l'A.T.
C.D.S. Que penser d'une telle analyse, en cinq couches rédactionnelles?
G.L.P. A mon avis, l'auteur part de présupposés (ceux de la thèse de Girard) dans son analyse de la 3e couche, la sacerdotale... et l'on a quelques doutes sur la valeur d'un Sacerdotal interrogé avec, dans l'esprit, de tels présupposés que l'on cherche à confirmer.
Mais le problème le plus grave est à un autre niveau, disons à la 4e couche du texte, celle qui précède la rédaction finale, au niveau où se combinent les diverses couches d'élaboration du thème de la guerre. Au niveau de la composition partielle, l'A. affirme que le Véhoviste a été incorporé dans le Sacerdotal; mais quand le Deutéronomiste, qui en un sens est parallèle au Sacerdotal, est joint à cette tradition P, celle qui prévaut est la Deutéronomiste. Ainsi, c'est elle, la plus violente, qui donne son empreinte à tout le texte; cela expliquerait l'aspect négatif qui prévaut. C'est l'idéal deutéronomiste de la guerre qui s'impose, une guerre non plus considérée au passé, sur le plan mythique, mais envisagée comme possible encore pour le futur, et attendue pour le moment de l'Eschaton.
Entretemps, cependant, la communauté est régie par la Loi (ou Torah), un Loi non violente, qui n'est pas liée au Sacerdotal et au système cruel des sacrifices d'animaux, une Loi pour ainsi dire « aseptique », à laquelle par exemple Jésus se réfère dans le Sermon sur la montagne, Mais alors, après avoir analysé toutes ces diverses conceptions de la guerre, et malgré l'histoire générale de FAT., nous recevrions en fait l'A.T. en tant que Torah, une Torah « aseptique». Alors, à quoi sert l'étude précédente? Qu'est-ce que l'AT.? Et à quel A.T. voulons-nous faire référence?...
Finalement, les conclusions de Lohfink sont réductrices: Les relations entre A.T. et N.T. se réduisent à la Loi qui règle une société, c'est tout; ou alors l'A.T. et le N.T. sont lus selon une herméneutique allégorisante: MT. serait là seulement pour nous rappeler que nous vivons dans un monde de violence, que nous sommes humains (mais alors, le N.T. ferait de nous des anges!). Cela donne l'idée d'un A.T. dépassé, qui existe pour nous rappeler une réalité négative: que la violence est part intégrante de notre monde, même si nous aspirons à la paix.
Quel sens cela a-t-il? La Bible ne serait-elle là que pour aider à résoudre le problème de toutes les utopies? Idéalement, nous ne voudrions pas qu'existe la violence... et pourtant, elle est là. Comment combiner les deux choses? On risque de ne trouver dans ces textes que la confirmation du problème, un problème qu'ils présentent à leur manière, selon la terminologie de la culture ambiante...
C.D.S. La tradition judéo-chrétienne est une tradition monothéiste. Le problème est de voir s'affirmer la violence à l'intérieur même de cette tradition. Y aurait-il un rapport entre violence et monothéisme?
G.L.P. Il ne faudrait pas trop généraliser en ce qui concerne la tradition « judéo-chrétienne n. Ceci n'est exact que jusqu'à un certain point; car on est d'accord de nos purs pour admettre que l'A.T., dans lee traditions les plus anciennes qui s'y reflètent, ne se fonde pas sur le monothéisme tel que nous l'entendons: il y a un peuple lié à son Dieu, puis ce Dieu devient exclusif, un exclusivisme qui s'approfondit et s'universalise...
Ce que nous avons à faire, c'est de nous mettre à la place de celui qui a vécu dans le monde d'alors et qui a produit ensuite le texte. Selon sa mentalité, il est probable que notre idée de pacification universelle apparaîtrait plutôt comme une déficience, un manque de puissance. Nous considérons, nous, la violence comme un facteur négatif, mais elle est aussi positive, créatrice. Dès l'origine du monde, elle existe; elle contribue à la remise en ordre de l'univers; elle doit comme remédier à quelque chose qui n'est pas réussi depuis le commencement. En fait, le monde repose sur un équilibre toujours instable... Si les textes expriment la violence, ce n'est pas pour l'éliminer, mais pour l'expliquer...
• Gian Luigi Prato est professeur d'exégèse de l'An à l'Université Pontificale Grégorienne; il est vice-président de l'Association des biblistes italiens (ASI), Carmine Di Sante est un théologien, membre de l'Eguipe du SIDIC. L'interview a été traduite de l'italien et un peu raccourcie.
1. Norbert Lohfink: «Gewalt und Gewaltlèsigkeit im Alten Testament». in Quaestiones Disputatae 96, éd. Herder, Freiburg 1983 o II Dio della Bibbia e la violenza, éd. Morcell iana, Brescia 1985.
2. René Girard: La violence et le sacré, éd. Grasset, Paris 1972.