D'autres articles de cet numéro | En anglais | En français
A propos de la lettre aux Hassidim sur l'extase de Dov Baer de Loubavitch: quelques propos de mystique juive
Renée Be Tryon-Montalembert
N.D.L.R. Nous remercions la revue Foi et Vie de nous autoriser à reproduire ici de larges extraits de l'article de Renée de Tryon-Montalembert sur le livre de Dov Baer de Loubavitch: Lettre aux Hassidim sur l'extase. (Ce livre a été édité à Paris chez Fayard (1975) dans la collection Documents Spirituels n. 12.) Il convient bien au thème de ce numéro puisqu'il souligne certains aspects mystique juive.
Voilà un document qui pourra surprendre. Il nous fait pénétrer dans un univers peu familier à la plupart des chrétiens. Un maître spirituel, imprégné des enseignement de la Kabbale et d'une profonde expérience de la mystique juive, Dov Baer de Loubavitch (1773-1827), se penche, du fond de sa Russie originelle, sur les problèmes spirituels de ses disciples et amis (1).
Dov Baer — et c'est toute la richesse de cette lettre adressée à ses hassidim —, va tenter, sous l'apparence trompeuse d'un certain désordre, mais de fait grâce à une logique particulière et qui n'appartient qu'à lui, de dégager les arêtes maîtresses d'une spiritualité Habad qu'on pourrait ainsi résumer:
— L'extase ne constitue pas un domaine ésotérique, réservé à quelques initiés, mais tous y sont appelés.
— C'est l'extase, en effet, qui constitue « la véritable épreuve de la validité de la contemplation » (Louis Jacobs, Introduction, p. 15); à condition qu'il s'agisse bien de l'extase véritable — c'est-à-dire de l'union à Dieu — et non d'une quelconque simulation.
— Tous ont à chercher, à expérimenter, à vivre, à travers et par delà les degrés de l'ascension mystique, la découverte d'une véritable spiritualité du «coeur s, capable d'assumer intelligence et sentir ment, contemplation et extase.
Nous nous limiterons tout en nous efforçant de replacer la Lettre aux Hassidim dans l'ensemble de pensée qui la suscite et qui en découle, de demeurer à l'écoute de son chant. Elle ne peut se lire, malgré son apparente austérité, comme un Traité d'Ethique ou de Méditation. Il faut apprendre à l'accueillir comme une mélodie.
Il ne faut pas se payer de mots. L'honnêteté spirituelle est seule garante de la vraie mystique. L'extase peut si facilement se dégrader en illusion, et le faiseur de miracles s'avilir au rang de charlatan!
La question est de taille; car toute imperfection en ces difficiles matières, peut conduire le disciple mal formé, à cette forme majeure du péché qui consiste à se satisfaire à peu de frais dans la recherche des secrets divins: c'est-à-dire à se complaire dans cet entendre du lointain, sans teshouva ni engagement véritable qui risque de réduire la démarche entreprise au plus grand des péchés: l'écoute de soi-même. Malheur à l'homme qui ne sait échapper à cette sorte de narcissisme, la plus pernicieuse de toutes!
L'entendre du lointain peut toutefois constituer un premier pas, et même, pour certains, le seuil de l'intimité divine. A condition cependant que ce seuil soit franchi, sans que l'homme succombe aux pièges de l'inauthenticité: la provocation de l'extase aussi bien que son affectation.
Extase provoquée, extase simulée, nous retrouvons toujours l'écoute de soi-même, le péché essentiel, celui-là justement qu'exorcisait Isaïe, le prophète, lorsqu'il plaçait sur les lèvres de Babylone, la voluptueuse, le cri spécifique de l'égoïsme destructeur: Moi, rien que moi! (Is. 47, 8 et 10).
La double échelle de l'extase
Nous avons vu que, malgré ses insuffisances et ses dangers, l'entendre du lointain pouvait, au moins en certains cas, être considéré comme point de départ pour l'ascension vers Dieu...
D'après la Cabbale, on peut distinguer quatre mondes ou royaumes: celui de l'Emanation (Atzilouth) où à partir de l'Abîme divin (En Soph) se déploient ces sortes d'hypostases que constituent les dix Sephirot; celui de la Création (Beryiah) où les Sephirot commencent à trouver leur actualisation; celui de la Formation (Y etzirah) qui exprime en quelque sorte l'univers d'une pré-création; et enfin le monde de l'Action (' Assyiah) où se réalise enfin l'inspiration créatrice dans la matérialité du cosmos. Les âmes humaines s'originent tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre de ces quatre univers. L'agir humain n'est d'ailleurs pas sans influence sur les mystérieuses communications de ces mondes entre eux. Tout ce qui s'accomplit dans le « Jardin d'Eden d'en bas >, (le monde de l'Action) se répercute aussitôt dans le « Jardin d'Eden d'en haut» (le monde de la Création) et la réciproque n'est pas moins rigoureuse (cf. Introduction pp. 19-20).
Mais, quelle que soit la hiérarchie qui marque, entre les âmes, leur provenance de l'une ou l'autre des quatre sphères de l'univers divin, chacune d'entre elles — « âme divine >, — se trouve assortie d'une « âme naturelle » (ou encore « intellectuelle » ou « vitale »), sorte de vêtement que, depuis la faute d'Adam, elle est contrainte d'endosser, avec l'inséparable « mauvais penchant >> (inclination au mal) qui lui demeure indissolublement attaché.
On comprend alors qu'il faille distinguer deux domaines dans l'effort qui porte l'homme à s'unir à son Dieu. Le premier ne la laisse pas échapper aux limites du physique et du matériel. Mais le second l'introduit dans les espaces célestes et lui permet d'entendre les chants des bienheureux esprits qui sanctifient le Nom.
« Lorsque l'homme prie », écrivait déjà Schnéour Zalman, « il devrait être assuré en son coeur que ce n'est pas le corps (c'est-à-dire l'âme animale concupiscente) qui prie, mais l'âme parcelle de Dieu d'En Haut, et qu'il prononce les paroles de la prière grâce à l'âme divine... et il lui appartient seulement d'en écouter les chants et le prières... » (cf. p. 77, note 16, Liqquoté Torah, Deut.).
Les dix degrés de l'ascension mystique
On devine, chez Dov Baer, une expérience brûlante de la proximité divine; mais il ne peut faire autrement, pour nous la transmettre, que d'en couler les étapes, grâce à la double échelle dont nous venons de parler, à travers les dix degrés d'une ascension intérieure, dont cinq correspondent à l'âme naturelle, et les cinq autres à l'âme divine.
En ce qui concerne le premier degré de l'âme naturelle, nous l'avons rencontré déjà; il s'agit de cet entendre du lointain dont nous avons constaté qu'il risquait de se réduire à une sorte de dilettantisme, piège, vanité... Mais, l'âme naturelle s'avère capable malgré tout de dépasser ce stade pour parvenir à un autre degré celui du bien-pensé joint à l'acte qui se résume en un rejet du mal, en un désir du bien, en une sorte de crainte-amour qui peut n'être pas sans mérite.
Trois autres degrés demeurent encore à franchir: ce sont l'extase du coeur, « devoir premier dans le service du coeur; s'acharner dans la pensée jusqu'à ce que le coeur soit transporté d'extase »..., « labeur de l'amour » « véritable labeur et rigoureux effort... »; puis l'extase de l'esprit où toute pensée accessoire s'efface devant la seule quête de l'Essentiel; enfin l'extase du vouloir simple qui ne sait plus rien désirer que la pure connaissance de Dieu.
Ces cinq premiers degrés de l'extase apparaissent comme les manifestations des cinq degrés de l'âme naturelle qui constituent à leur tour comme les reflets en l'homme de telle ou telle parmi les Sephiroth. On peut alors distinguer, dans le sens de l'ascension mystique, et de bas haut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, d'abord la néphesh, sorte de « piédestal » pour la personne humaine; puis la rouah qui contient déjà un germe de spiritualité; ensuite la neshamah qui implique « le coeur »; enfin le degré de hayyah où le coeur s'unit au mental; et surtout celui de yehidah qui en même temps amorce et accomplit le dépassement de tous les autres stades.
Nul mépris d'ailleurs, dans la pensée habad, à l'égard de cette âme naturelle. Si Schnéour Zalman n'hésite pas à la comparer à une épouse « haïe », rivale de l'âme divine qui demeure, elle l'épouse « bien-aimée », il précise aussitôt que le fils de la femme « haïe » reste le premier-né et hérite d'une double part, en expliquant que les fruits de sainteté dont bénéficie « l'âme divine » sont plus abondants que si elle n'avait jamais eu à soutenir de lutte contre son ennemie ... (cf. Tanya, interpr. Deut. 221, 15-17).
Quant aux cinq autres degrés, ceux de l'âme divine, ce sont les mêmes que ceux de l'âme naturelle; mais transposés, sublimés au plan nouveau qui est le leur; c'est-à-dire selon les cinq échelons des nephesch, rouah, neshamah, hayyah et yehidah, non plus englués dans la pesanteur de la matière charnelle, mais diaphanes entièrement à La Lumière de Dieu.
L'extase ouverte à tous
Notre première remarque qui constitue d'ailleurs l'un des traits essentiels et foncièrement originaux du hassidisme, c'est l'ouverture à tous du domaine de l'Union. A tous, et à chacun, quel que soit son degré de science ... ou d'ignorance.
On s'explique les critiques hargneuses des mitnaguedim. Celles aussi de certains maîtres hassidiques eux-mêmes, jugeant qu'il ne fallait pas divulguer « les secrets de la Torah » n'importe quand et à n'importe qui, l'extase devant rester, à leurs yeux, l'apanage du petit nombre, et le lieu de la divine Rencontre, un domaine réservé, soigneusement fermé comme le Jardin du Cantique.
Or, affirme Dov Baer: « Nous voyons clairement que chaque homme (fût-il d'un stade inférieur, et son âme médiocre...), lorsqu'il entend une idée sur la contemplation divine, son âme entend plus fort (jusqu'à l'extase). Ce sens prend sa source à la racine de son âme ... » (pp. 54-55).
Peu importe donc le manque de connaissance. Peu importe même le péché, pourvu qu'il suscite le repentir.
Nous lisons dans le Talmud (Berakhot 61 b) que Rabbi Akiba, tandis qu'on le menait au supplice et que les peignes de fer déchiraient son corps, n'eut garde d'oublier — car c'était l'heure rituelle de sa célébration — de réciter le Sheme Israël, avec ses dernières forces. Ses disciples, stupéfaits, de s'écrier alors: « Maître, notre Maître, est-ce jusqu'à ce point qu'il nous faut aimer Dieu? » Et le mourant de leur répondre: « Tous les jours de ma vie, j'ai été troublé par ces mots du Shema`: «Tu aimeras le Seigneur de toute ton âme »... ce qui signifie « jusqu'à lui donner ton âme quand il te la demandera » — et je m'impatientais, me demandant quand donc en viendrait la possibilité... Maintenant que le moment en est venu, n'accomplirai-je pas ce à quoi j'ai si longuement aspiré? » — Mais, de ce sommet de l'Union divine ne se trouve pas exclu Rabbi Eléazer ben Dordia, le Rabbi pécheur, dont on affirmait qu'il n'était nulle prostituée qui n'eût reçu, un jour ou l'autre, sa visite. Un beau soir, quel fut le mystérieux message qui le toucha à l'intime de son être? Il se leva, prit son bàton, s'en fut comme un pauvre sur le chemin; et il alla s'asseoir dans le fond d'un vallon, que cachaient deux collines. Et là s'ouvrit dans sa poitrine la source des larmes: il se prit à pleurer, à pleurer... jusqu'à en mourir. Et Dov Baer commente ainsi cette histoire: « Il arrive qu'un pécheur se repente à un point tel qu'il ressente le remords dans les profondeurs de son coeur, si fortement que son âme se consume en larmes, comme Rabbi Eléazar ben Dordia qui exhala son âme en pleurant; Rabbi l'enviait, disant: « On peut acquérir la vie éternelle en une heure. » (cf. Talmud, Avodah Zarah 17 a) (cf. notes 19 et 23, p. 109).
C'est l'extase des larmes, celle du coeur brisé, qui n'est rien d'autre que « la vertu d'anéantissement » et que l'humilité. « Plus on est indigne et méprisable à ses propres yeux, écrit encore Dov Baer, plus le coeur devient un vase capable de retenir l'extase divine... » dans un oubli total du moi, indispensable à tout progrès dans la vraie transparence (p. 125).
Or, c'est bien là l'apanage des pauvres et des simples; sans instruction et sans culture; mais « vraiment simples et fidèles dans leur coeur et leur âme, au point qu'ils expirent de nostalgie divine, sans en rien savoir ou en rien ressentir en eux-mêmes ». « Ce type d'hommes », constate notre « Maitre », « se rencontre plus fréquemment parmi les gens du peuple que parmi les hommes d'intelligence et les sages... » (p. 132).
Le coeur entraîné par l'intellect
Est-ce à dire que l'extase n'ait pas besoin, pour être authentique, de l'apport de l'intelligence et de la contemplation? Et que, pour aimer Dieu, il ne soit pas nécessaire de le connaître?
Telle n'est pas, nous l'avons déjà constaté, la tendance Habad; et même Dov Baer ne craint pas d'affirmer que « sans l'intelligence il n'y a pas de vitalité dans le coeur ». Son père, Schnéour Zalman ne rétorquait-il pas à Abraham de Kalisk que: « Tous ceux qui ont goûté aux suaves doctrines du Besht et de ses disciples savent bien qu'Intelligence est Mère des Enfants. Ces Enfants sont l'amour et la crainte; ce qui les engendre, c'est la contemplation profonde sur la grandeur de Dieu, dans les profondeurs de la connaissance, chacun selon sa capacité. Tout autant qu'il est impossible à l'enfant de naître sans mère, il est impossible à l'homme d'être craignant-Dieu sans contemplation » (cf. cit. p. 7); et le Rabbi Lévi Yitzhaq de Berditchev continue la tendance du Maggid en ce sens (cf. p. 36, note 9).
Il faut préciser, pour plus d'exactitude, que nous avons ici une théorie de la connaissance qui plonge ses racines en pleine terre séphirotique. Tout acte du connaître — l'Enfant — est de l'union d'un Père et d'une Mère; Père, Mère et Enfant réalisant en quelque sorte les projections dans l'âme humaine, des trois grandes Sephiroth qui sont (après la Couronne: Kéter): la Sagesse (Kokhmah) l'Intelligence (Binah) et le Savoir (Death).
Louis Jacobs, prenant pour exemple dans son introduction le fait divers d'un tremblement de terre, appris grâce à la lecture d'un journal, nous fait ressentir dans l'appréhension de la nouvelle une sorte de principe masculin; tandis que la réflexion intellectuelle qui nous en permet l'accueil et l'assimilation constitue comme la face féminine de la même réalité. « Lorsqu'à la suite de cela, je suis emporté par la pitié, la compassion et l'angoisse, lorsque ma douleur s'ajoute à celle des victimes, je suis parvenu à Da`ath. Da'ath est l'attachement, l'union de l'esprit et du coeur à l'objet apporté dans le mental par Hokhmah et perçu dans ses détails par Binah » (p. 8).
Apparence et réalité
Mais si la contemplation est nécessaire à l'extase, en quoi consiste par ailleurs l'objet de cette contemplation, si ce n'est Dieu lui-même? Mais, comment parvenir à cette pure contemplation de la Divinité si, de fait, nous retrouvons en lui tout l'univers créé? C'est alors soulever le difficile problème des rapports de Dieu avec le monde qui, pour Isaac Louria, se trouve solutionné par la théorie du Tzimtzoum: Dieu, pour permettre au monde d'exister sans l'écraser de sa puissance, aurait fait retrait (tzimtzoum) en lui-même.
Mais une contradiction demeure à l'intime du système: si Dieu se retire du monde, comment le monde subsiste-t-il? Et s'il y demeure présent, comment son autonomie se trouve-t-elle sauvegardée? Comment, en d'autres termes, parviennent à s'articuler l'infini et le fini dans une relation qui puisse impliquer tout à la fois influence et liberté? Le Habad propose ici encore une solution originale, en faisant intervenir une notion nouvelle, celle d'une distinction entre l'apparence du monde et sa réalité. Autrement dit, contempler, c'est percer la surface des choses pour découvrir la Présence qui les sous-tend et qui en constitute la Réalité dernière. C'est en ce sens qu'on a pu dire que « la terre est gorgée de ciel (p. 10) ou que « Toute la terre est remplie de sa gloire » (Is. VI, 3).
Il vient aussitôt à l'esprit de faire un rapprochement avec certaines doctrines de l'Inde; ou encore d'évoquer les conceptions du panthéisme... Il faut toutefois se montrer fort prudent. Car, malgré d'indéniables ressemblances, avec de tels systèmes religieux ou philosophiques, la pensée Habad — comme toute pensée juive — revendique pour son Dieu la plus inviolable transcendance.
Cette question se retrouve aussi dans notre document, à un autre niveau, du fait que lorsqu'on parle d'extase, on se heurte forcément au difficile problème de la relation entre le moi humain, perceptible à lui-même dans sa propre conscience, et l'Ayin divin, qui n'est appelé Rien (ayin) que par le recours spontané à une sorte de théologie négative, tant la Divinité transcende, de façon ineffable « ce qui est » (yesh, « il y a ») et « ce qui n'est pas » (ayin, « il n'y a pas »), et l'Etre et le Néant. Nous sommes bien aux antipodes d'un Nirvana comme d'un panthéisme.
Mais alors l'extase mystique peut-elle, doit-elle aller jusqu'à une absorption de l'âme en Dieu qui aille jusqu'à lui ôter toute conscience d'elle-même? Le danger serait celui d'un véritable anéantissement de la personne; non plus au sens moral, comme nous venons de le voir à propos de l'humilité, mais bien au sens méthaphysique. Une telle attitude ne serait pas davantage conforme à l'esprit du judaïsme pour qui l'anokhi de l'homme ne saurait en aucune façon disparaître dans l'Anokhi divin. Ces paroles de Ruysbroek semblent par contre se rapprocher étonnamment de la mystique hassidique: « Lorsque l'amour nous a élevés au-dessus de toute chose, au-dessus de la lumière dans la divine ténèbre, nous sommes tranformés... Quelle est cette lumière, sinon la contemplation de l'infini et l'intuition de l'éternité? Nous voyons ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous voyons, parce que notre être, — sans rien perdre de sa propre personnalité —(c'est nous qui soulignons) — est uni à la divine vérité qui comprend toute divinité » (cf. p. 44).
Les pèlerins de l'extase
De tout ce qui précède, les disciples de Dov Baer étaient certes, inégalement convaincus; et surtout, dans la recherche effective de l'union divine, considérables demeurent les différences, les uns ne faisant que commencer le chemin, alors que d'autres, en plus petit nombre, approchent déjà du terme.
Dov Baer, reportant sur les hommes eux-mêmes la grille de classification qu'il avait appliquée à la distinction des degrés de l'extase, s'applique donc à reconnaître, d'après la même méthode et les mêmes critères, les différentes catégories de ces chercheurs de Dieu.
Il serait sans doute fastidieux d'en reprendre l'énumération. Il n'en serait pas moins dommage de ne pas relever certaines remarques, pleines de saveur et de pénétration psychologique qui permettent d'établir d'ingénieuses distinctions entre tous ces « orants », selon les dosages respectifs et complémentaires — ou encore le « décalage » — de l'extase et de la contemplation, l'une par rapport à l'autre. Il faut aussi faire une mention spéciale à l'« homme moyen » (p. 121), le « bénoni » (p. 136, note 15), engourdi dans une sorte de tiédeur qui empêche que soit jamais ouverte, au point-source de son être, la faille mystérieuse pouvant seule donner accès au grand déferlement des divines miséricordes.
Notons encore l'exigence de fructification sans laquelle, selon une comparaison de Hillel ben Meir, l'extase ne serait qu'un vain feu d'artifice (cf. p. 137, note 30). « On sait bien, explique Dov Baer, que la lumière divine ne peut être appréhendée que dans un récipient, et que, plus le récipient est vaste, plus forte est la lumière, comme l'étincelle dans une lampe ardente. Ce récipient est fourni par l'acte...
En conséquence, « il faut immédiatement exprimer l'amour et la crainte par une pratique concrète. Car, comme on le sait, il est bon de placer la lumière dans un récipient; c'est alors seulement qu'elle peut durer. Mais sans récipient, la lumière ne peut en aucune façon se perpétuer... »