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Le hassidisme initial du Becht et le mouvement franciscain: deux formes de renouveau religieux
Neal Rose
Qu'est-ce que la religion? William James donne la réponse suivante: c'est « croire en l'existence d'un ordre invisible auquel la personne religieuse s'efforce de conformer sa vie ». J'inclinerais à modifier cette définition en disant que, pour moi, le vrai sens religieux (religiosity) est une attention aux réalités invisibles. Le « sens religieux suggère une manière d'être, une attitude d'esprit et de coeur, tandis que la « religion » implique une discipline, un genre de vie, une voie. L'histoire des religions dans le monde montre que souvent la religion peut exister sans un vrai sens religieux. Les religions, avec leurs rituels, leurs prières, leur hiérarchie et leurs valeurs propres, atteignent parfaitement leur but quand elles permettent à leurs adeptes de se laisser totalement imprégner par la vivante réalité de l'invisible.
Les signes et symboles dont usent les diverses religions devraient être comme des « fenêtres » ouvrant sur une Réalité plus haute. Dans notre existence personnelle et dans la vie sociale, ces « fenêtres » se ternissent bien souvent et leur opacité ne nous reflète plus la réalité de l'Invisible. Notre vie, alors, se sécularise; l'homme perd le sens de la Présence divine au coeur de ses activités prosaïques et quotidiennes. C'est ce qui arrive actuellement: on a perdu le sens du sacré, d'une Présence divine qui englobe et pénètre tout, et, prise d'une anxiété dévorante, l'humanité semble se mouvoir dans ce que les Cabbalistes appellent « le monde de la confusion ». Ce qui importe, alors, c'est de rouvrir les « fenêtres îî afin que la religion puisse retrouver le vrai sens religieux; de ce fait, les institutions religieuses retrouveront leur vraie fonction, leur efficacité, et l'humanité retrouvera le contact avec la Réalité invisible, avec ce que tous ont coutume d'appeler « Dieu ». En fait, nous pouvons considérer les fondateurs des mouvements franciscain et hassidique comme deux hommes qui, dans leurs contextes de vie respectifs, surent répondre au pourquoi de la vie en rétablissant le contact entre l'homme et Dieu, permettant ainsi à la réalité de l'Invisible d'imprégner à nouveau tous les domaines de l'existence humaine.
Suggérer qu'il existe de nettes ressemblances entre le Hassidisme originel et les débuts du mouvement franciscain pourrait, de prime abord, paraître une exagération ou du manque de respect. Les Frètes mineurs de St François, dans leurs haillons, apparurent au début du 13e siècle, et ils étaient tous des chrétiens d'origine italienne. Le Hassidisme, lui, se développa parmi les juifs de Galicie, de Pologne et d'Ukraine, au commencement du 18e siècle. L'Ordre franciscain fut autrefois l'un de ceux qui mit le plus de zèle à torturer les corps des juifs, ancêtres des Hassidim, afin de délivrer leurs âmes. Il cautionna par exemple l'infâme calomnie (à propos du meurtre rituel d'un enfant chrétien) de Trente en 1475, et les conséquences en furent sanglantes.
Je n'entends nullement minimiser les différences ou les conflits mais, en dépit de tout cela, je vois entre les deux mouvements certaines similitudes à la fois culturelles et religieuses qui sont liées, pour la plupart, à un processus de renouveau religieux, la « religion » retrouvant le vrai sens religieux et l'homme, son lien à la Réalité invisible.
Les débuts historiques ... leur influence
Les juifs d'Europe de l'Est, particulièrement ceux qui vivaient dans la Grande Pologne du début du 17e siècle, furent victimes de terribles pogroms que seul, peut-être, l'Holocauste de notre 20e siècle a pu dépasser en atrocité. En cette période bouleversée, nombreux furent ceux qui mirent leur espoir de rédemption en la personne d'un faux messie, Chabbatai Zevi (1626-1676). L'apostasie finale de ce dernier, qui se fit musulman en 1666, eut un effet presque aussi traumatique que les pogroms eux-mêmes. Les juifs de Pologne se retrouvaient avec une culture, une économie et une religion presque anéanties. La fin du 17e siècle vit les communautés juives de Pologne s'efforcer de reprendre une vie normale, et le Hassidisme fut l'un des facteurs importants de ce renouveau. A l'origine du mouvement nous trouvons une sorte de guérisseur ou de prêcheur ambulant, Israel Baal Chem Tov, appelé souvent, par abréviation, le Becht (1700-1760). En l'espace de trois générations, ce mouvement devint une force socio-religieuse puissante au sein des masses juives achkénazes. Les saints du Hassidisme, les Tsaddiqim, et ceux qui les suivaient, ou Hassidim, vécurent dans les villes et les bourgades d'Europe de l'Est jusqu'à l'époque du génocide nazi. Après la 2e guerre mondiale, le Hassidisme connut une sorte de résurrection et les communautés actuelles ne sont pas composées uniquement des survivants d'Europe de l'Est; il s'y trouve aussi des juifs de tradition non-hassidique, attirés de nos jours par ce mode de vie.
St François d'Assise (1182-1226) et ses premiers compagnons vécurent, eux aussi, en une période de troubles, de chaos: c'étaient des guerres continuelles entre cités italiennes et, au sein de l'Eglise, le luttes et les intrigues pour le pouvoir. François lui-même fut prisonnier de guerre en 1202. Libéré, il fit une conversion merle: la vie de Jésus devint son modèle, le fondement de sa propre vie. D'autres, bientôt, se sentirent appelés à se joindre à lui. Au début, rien ne distinguait François et ses compagnons de ces autres groupes de « pauvres du Christ » qui parcouraient le pays; mais à la surprise de ce « pauvre du Christ » et non sans crainte de sa part, celui-ci devait fonder un ordre religieux important dont l'influence s'étendrait au monde entier. Les admirateurs du « poverello » François, comme les juifs hassidiques, étaient attirés par la personnalité d'un homme qui leur parlait d'une manière simple, chaleureuse et directe. Le message qu'ils entendaient leur révélait la proximité de la Présence divine, leur promettait la joie et la paix. Ils voyaient, concrétisé sous leurs yeux, un style de vie fondé sur la simplicité, la prière, un amour en actes et le service du prochain.
Le Hassidisme initial du Becht et le mouvement franciscain furent tous deux des mouvements de renouveau religieux populaires. Leurs adeptes furent le plussouvent des gens simples et, dans les deux cas aussi, le langage religieux utilisé fut en général celui de la vie quotidienne, avec ses termes usuels. Les deux fondateurs prêchèrent, enseignèrent, prononcèrent des paroles de guérison, d'abord dans la langue employée habituellement par le peuple au milieu duquel ils vivaient: le Baal Chem en yiddich et St François en dialecte d'Ombrie. De ce fait, la tradition hassidique est riche en paraboles, contes et chants composés par les maîtres hassidiques et leurs adeptes, et pour eux-mêmes, et l'on a pu considérer le Hassidisme comme l'une de ces forces sociales qui a assuré la prééminence du yiddich comme langue commune des juifs achkénazes. St François, de même, sut faire de la langue populaire un moyen privilégié d'expression poétique et religieuse. Certains considèrent son « Cantique de frère Soleil » comme le premier poème en langue italienne. Ainsi le langage quotidien devint-il un des instruments essentiels du renouveau des deux traditions, juive et chrétienne.
La personnalité et l'enseignement de ces deux rénovateurs n'ont pas marqué seulement leur descendance spirituelle immédiate. L'influence de St François sur l'art, la poésie et la religion s'est fait sentir dans toute l'Europe, et il y eut, au 19e siècle, un renouveau d'intérêt pour ce saint sous l'impulsion d'universitaires et de poètes, parmi les romantiques surtout, tel Matthew Arnold. Le Baal Chem, de son côté, ne devint un centre d'intérêt que grâce aux érudits et aux artistes de la fin du 19e siècle. C'est en partie sous l'influence du romantisme de ce dernier siècle que Martin Buber devint un des porte-paroles du néo-hassidisme. Bien des écrivains non religieux, que leurs oeuvres soient en yiddich ou en hébreu, ont trouvé dans le Hassidisme une source précieuse d'inspiration, de création.
Leader charismatique et religion populaire
La vie du Baal Chem et celle ce St François sont enveloppées aujourd'hui de légende, de mythe et de poésie. Nous ne tenterons pas ici une étude critique des sources de l'immense littérature franciscaine ou hassidique. Bornons-nous à constater que les deux hommes, de par leur personnalité, eurent une énorme influence sur tous ceux dont ils contribuèrent à enrichir, à transformer la vie. L'enseignement de tels hommes est souvent oral; ils ne se sentent pas appelés à écrire des livres ou à tenir leur journal personnel. Il revient donc à certains de leurs proches de garder la mémoire écrite de leurs actes et de leurs enseignements. La masse d'éléments semi-légendaires concernant la vie des deux maîtres constitue sans doute le signe le plus évident de leur ascendant en tant que guides spirituels.
L'un comme l'autre donnèrent, dès leur jeunesse, des signes de leur force intérieure et de leur ascendant.
Encore enfant, le Becht perdit ses parents et il devint un petit vagabond, un habitué de l'école buissonnière qu'on retrouvait souvent caché dans la forêt. Ses tuteurs lui trouvèrent finalement un travail comme auxiliaire du maître d'école. La tradition rapporte qu'il avait une profonde influence sur ses élèves et que même, un jour, il combattit un loup sauvage qui voulait les attaquer. Sa force physique et morale, dit la légende, lui valut l'affectueuse admiration des parents de ses élèves. St François, issu d'une famille aisée, faisait figure de chef parmi ses camarades. Il montrait un goût de la vie et une avidité de divertissements qui le firent considérer comme le type même du mauvais garçon. Devenus adultes, François comme le Becht surent intégrer ces tendances naturelles dans leur personnalité et les mettre au service de leur mission. Chose intéressante, ni l'un ni l'autre des deux hommes ne fonda sa mission sur cette sorte d'autorité qui vous est confiée par la hiérarchie en place, leur rôle ne fut pas lié à l'influence que peuvent donner l'étude ou les charges ecclésiastiques. L'appel qu'ils percevaient venait de la Parole de Dieu. Cet appel décupla leurs dons innés, leur permettant de guider les hommes par la seule puissance de leur personnalité.
Les enseignements, les homélies et les lettres de ces deux maîtres prouvent leur familiarité avec la liturgie, les Ecritures et les traditions de leur religion que, pat une sorte de génie créateur, ils ont su présenter sous un jour nouveau. L'essentiel de la tradition, pour chacun d'eux, était la vision qui lui était propre, la voie spirituelle qu'il proposait. En les considérant bien, tous deux, on serait tenté de les considérer comme des « théodidactes », enseignés par Dieu et non par les livres. Ils puisaient à même cette source d'où toute connaissance spirituelle découle. Le Baal Chem, à ce que rapporte la tradition, expliqua un jour à ses disciples qu'il lui était arrivé de donner une réponse exacte à la question d'un étudiant sur la Halakha, et qu'il n'avait pas tiré cette connaissance d'un livre précis mais d'une source plus haute, celle même dont le livre émane. Le signe le plus évident de l'ascendant charismatique de ces deux maîtres est peut-être le fait que leurs premiers disciples se recrutèrent aussi bien parmi les gens simples que parmi les intellectuels. Il est évident que les hommes cultivés ne s'adressaient pas à eux pour acquérir un supplément de science, au sens scolastique du terme: ce qu'ils recherchaient, c'était une illumination spirituelle.
Un aspect important du message du Becht est d'affirmer que l'homme religieux doit s'intéresser à tous les êtres humains, sans exception. Nombre de récits et de contes montrent le caractère populaire des deux mouvements spirituels. On y voit le maître voyager avec ses disciples et partager souvent la vie quotidienne desgens, leur nourriture et leurs problèmes, particulièrement la vie de ceux qui étaient le plus défavorisés dans la hiérarchie sociale.
François et le Becht ont eu, tous deux, des démêlés avec la hiérarchie religieuse de leur temps: ils trouvèrent le moyen, cependant, de rester dans les limites de la religion « normative ». Le Becht et ses disciples se heurtèrent à l'opposition de certaines des autorités rabbiniques, mais on arriva finalement à une sorte de paix. St François, de même, sut trouver une position « marginale » acceptable; il réussit à mener un genre de vie chrétienne fort peu conventionnelle, mais qui reçut l'approbation du Pape. L'existence du mouvement franciscain fut, à ses origines, précaire. Un historien a pu affirmer que ceux qui, en son temps, ont admiré St François ont rarement réalisé «combien il avait frôlé de près les flammes qui l'entouraient et qui consumèrent certains de ceux qui lui furent le plus proches, ses amis et frères persécutés ». Et pourtant François comme le Becht sont tous deux reconnus, de nos jours, comme de « grands hommes ».
La religion, une sorte de danse étrange
Peut-on considérer comme « mystiques » les deux mouvements, hassidique et franciscain? Oui, si l'on considère comme mystique un homme qui a faim et soif de Dieu, d'un contact immédiat et direct avec Lui, et dont la vie entière est fondée sur la quête de Dieu. Le Baal Chem distinguait deux formes de religion: celle qui est un Fiat à la tradition et celle qui jaillit d'une expérience personnelle, c'est cette dernière que nous appelons « mystique ». Le Becht explique cela dans le commentaire qu'il fait à l'introduction de l'une des prières les plus importantes de la Synagogue, et qui commence par ces mots: «Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob ». Il est important de constater, fait remarquer le Becht, que le début de cette prière n'est jamais abrégé en a Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob », et cela, pense-t-il, parce que « Isaac et Jacob n'ont pu se contenter de s'appuyer sur la tradition d'Abraham, ils ont dû eux-mêmes partir en quête du Divin »; de là les expressions « Dieu d'Isaac u et « Dieu de Jacob ». En une autre occasion, le Becht conseille à ses disciples de ne négliger aucune des deux approches. Cela signifie, à mon sens, que la tradition avec ses rites et son langage est renouvelée de l'intérieur par un feu, un embrasement de l'existence (hitlahavout). En d'autres termes, la recherche sincère de Dieu unit le sens religieux à la religion; la tradition en est vivifiée et cette dernière, à son tour, permet d'adapter son mode de vie à la recherche mystique.
Un autre point important est l'intérêt manifesté par le Becht pour les Patriarches juifs. Les mouvements de renouveau, tels ceux que nous étudions ici, veulent être aussi un retour à l'expérience des origines, à l'illumination des fondateurs. Le but des réformateurs semble être de se débarrasser des pesanteurs inutiles accumulées au fil du temps pour retrouver l'expérience originale qui fut celle des fondateurs. C'est ainsi que St François fixa la Règle de son Ordre en s'efforçant qu'elle ne soit rien d'autre que l'enseignement primitif de Jésus. Le Bccht de même, comme nous venons de le voir, voulait par son enseignement amener ses adeptes à retrouver les voies des fondateurs; il substitua à la liturgie habituelle une forme de prière plus élevée spirituellement, celle de Rabbi Isaac Louria dit le « Lion sacré » (1534-1572), espérant pouvoir amener ses adeptes à une expérience de Dieu aussi intense que celle faite, pensait-il, par Louria. Le sens religieux de François et du Baal Chem les appelait à un genre de vie qu'on pourrait définir comme « contemplatif », au sens large. Nous entendons ici par « contemplation » une certaine forme de détachement de la vie ordinaire qui permet d'avoir face au monde une attitude différente, qui vous fait porter sut les choses un autre regard. Le contemplatif se sent directement confronté à la Réalité invisible. Cependant François et le Becht conseillent au contemplatif de revenir ensuite à la vie humaine et sociale. La tradition hassidique veut enseigner aux hommes comment atteindre le total attachement à Dieu, l'état de devekout, et aussi comment en sortir. La prière devient, en fait, cet art délicat permettant de passer du domaine du sacré au profane et vice versa.
Mais les uns et les autres désirèrent rester dans le monde, et cela fut cause pour eux de relations tendues avec la société en place. Le mystique se sent coupé des autres parce qu'il sait que sa vocation diffère de celle des autres. On fait habituellement la distinction entre « présence à ce monde » et « présence à l'autre monde »; souvent aussi on oppose le « sens apparent » des choses à leur « sens véritable », ou le sens « manifeste » de la vie à son sens « caché ». Toutes ces distinctions signifient simplement que, par delà la foi et les pratiques religieuses qui se manifestent extérieurement, il existe une réalité plus profonde dont la personne vraiment religieuse a le sens. Pour ceux qui s'arrêtent à l'apparence, un « saint » peut ne sembler qu'un pauvre infirme, un pitoyable mendiant qui ne vaut pas même qu'on se retourne pour lui: mais, pour le croyant, ce « saint » est une personnalité riche, parfaite. Il est probable que ceux qui voyaient passer St François et ses Frères mineurs ne voyaient souvent en eux que misère et infirmités. Ces frères et ces soeurs, cependant, savaient que leur aspect extérieur n'était qu'une apparence et que, en « réalité », ils étaient bénis, nourris du pain céleste. L'histoire du Baal Chem et du sourd illustre bien cesense aigu de la différence qu'éprouve l'homme qui est « à l'intérieur ».
Le petit fils du Baal Chem, Rabbi Moché Hayim Efraïm, racontait qu'il avait entendu de son grand père le récit suivant:
« Un violoniste jouait un jour avec tant de suavité que tous ceux qui entendaient ce chant se mettaient à danser; tous les passants, dès qu'ils l'entendaient, se joignaient à la danse. Survint alors un sourd qui n'avait aucune notion de la musique: tout ce qu'il vit lui sembla absurde et de mauvais goût, une sorte de réunion de fous.»
Souvent, mais pour des raisons différentes, les mystiques « de l'intérieur » comme ceux qui restent à l'extérieur faute d'être initiés sont d'accord pour reconnaître que la vie mystique est une sorte de danse étrange, et que ceux qui la vivent ressemblent parfois à des fous dont le comportement est absurde et de mauvais goût.
Vie mystique et vie active
Il est classique, dans le domaine religieux, de regarder comme contradictoires le rôle du mystique et celui de l'homme d'action. Cependant, l'étude des deux mouvements, hassidique et franciscain, révèle que leurs fondateurs ont su l'un et l'autre unir en leur vie les deux rôles. La voie mystique consiste à cultiver la vie intérieure individuelle. La mystique s'efforce de développer l'union, aussi complète que possible, avec Dieu; c'est ce que les Cabballstes appellent la devekout. L'homme d'action, lui, cherche à modifier son environnement matériel et social. Ce sont deux modalités qui tendent à s'exclure car elles fixent la personne dans l'une ou l'autre de ces dimensions. Le mystique encourt le danger de se laisser totalement fasciner par l'expérience du Divin et de rester ainsi fixé dans le « tremendum intérieur; le danger contraire guette l'homme d'action, celui de perdre le sens de la vie intérieure et d'être complètement emporté par le tourbillon de la vie sociale.
Nous savons par la biographie de ces deux hommes que l'un et l'autre vécurent ce conflit interne, pour le dépasser ensuite. Selon la tradition, le Baal Chem consacra des années à cultiver la vie intérieure et à maîtriser les mystères divins, jusqu'à ce qu'enfin il se soit senti appelé à retourner à la vie active. La légende raconte cependant qu'il ne savait plus comment parler aux gens, parce qu'il était resté trop longtemps dans cet état de devekout. « Alors, dit la légende, le prophète Ahidjah, envoyé par Dieu lui-même pour enseigner le Becht, arriva auprès de lui et lui apprit quels versets des psaumes il devait réciter chaque jour pour être apte à enseigner, sans interrompre cet état de devekout qui le faisait adhérer à Dieu ».
St François avait vécu plusieurs années dans la solitude. Un jour, à la Messe, le prêtre lut devant lui un passage de l'Evangile de Matthieu (10, 7-12) qui fut, pour lui, l'appel a la vie active: « Proclamez que le Règne de Dieu s'est approché. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons ». Une autre tradition ajoute que St François voulut recevoir confirmation de l'authenticité de cet appel et qu'il consulta certaines personnes de son entourage. Il se trouva que deux d'entre elles, parmi ses proches, avaient entendu le même appel. Ces récits traditionnels, tant sur le Baal Chem que sur François, reflètent probablement une réalité: le combat intérieur des deux maîtres pour arriver à concilier un double appel, à l'union mystique et à la vie apostolique. Le point essentiel est, semble-t-il, que l'appel à la vie active survient pendant une période de solitude et qu'il est fait au nom de Dieu. Cela suggère que prière et action ne s'excluent pas et qu'elles sont liées entre elles par une certaine dialectique. Par leur vie et leur message, les deux hommes engagèrent leurs adeptes à devenir des mystiques actifs, à cultiver en eux-mêmes la vie intérieure, mystique, tout en travaillant à humaniser l'ordre social. Ce type d'homme a été qualifié par Buber de « réaliste spirituel », c'est-à-dire celui dont l'expérience et le sens spirituel peuvent animer et modifier l'histoire de l'humanité. Un tel homme cherche, selon les termes de Buber, « la rédemption concrète de l'homme et de la société ».
« Les réalistes spirituels » que furent François et le Baal Chem cherchèrent tous deux à réellement améliorer la société. Ce désir se concrétisa, dans les deux cas pat la création de fraternités (gemeinschal ten) dont l'action se fondait sut la prise en charge de soi-même et une attention pleine d'amour envers la prochain ((resed). Ces fraternités se présentent, du côté juif, comme un « mysticisme communautaire », selon l'expression de Buber; c'est une sorte de société qui honore à la fois les préceptes divins et les impératifs humains. En contexte chrétien, François va constituer avec ses compagnons un Ordre religieux fondé sur l'enseignement a primitif » de Jésus. François créa même un « mouvement pour la paix », le a Grand Alleluia », qui visait à établir une société non-violente. Le sens de hesed qui animait le saint lui permit d'apporter une importante contribution au monachisme: il eut l'idée que ceux qui vivaient dans des ermitages pourraient être pris en charge comme par des amères» par leurs compagnons qui, à leur tour, pourraient ensuite lâcher ce service et s'adonner à la vie érémitique. C'était une sorte de support mutuel permettant à chacun de mener pendant un temps la vie d'ermite.
Vivre dans le Milieu divin
La pensée mystique du Beent comme de St François attache une grande importance à l'expérience de la présence de Dieu qui remplit toute la création. Ni l'un ni l'autre, assurément, n'était panthéiste, mais tous deux voyaient la création comme un univers sacré rempli par la puissance mystérieuse et redoutable de Dieu qui, bien qu'étant le Tout Autre, est un relation directe avec l'homme. Dans une telle perspective, chaque créature, animée ou inanimée, est considérée comme un domaine du sacré. Cette conception du monde est identique à celle que Teilhard de Chardin a exprimée dans ses écrits, et spécialement dans le livre intitulé: Le Milieu divin: essai sur la vie intérieure. Teilhard considère l'espace sacré du cosmos comme un environnement, un milieu totalement divin centré et fondé sur Dieu. Il pense que Dieu se révèle partout, au-delà de nos tâtonnements humains; qu'il est un Milieu universel parce qu'Il est le point ultime vers lequel toutes les réalités convergent. Le Hassidisme, lui, voit ce milieu divin comme une création remplie d'étincelles divines. Il exprime ce sens de la présence universelle de Dieu dans sa création par la notion de Chekhina, c'est-à-dite la Présence divine qui habite ou réside dans le monde. Chez les Franciscains, la conviction que l'homme vit dans un milieu divin s'exprime dans la doctrine de l'Incarnation qui est particulièrement mise en relief. Cette disposition de François comme du Becht à percevoir le monde comme un milieu divin les amenait à voir partout des signes du sacré (pandacramentalism), à considérer que toute créature recèle en elle une parcelle du sacré et qu'elle doit être mise en relation avec lui.
Le domaine privilégié du sacré, là où il exerce davantage sa puissance, c'est, selon le Hassidisme, celui de l'homme. Lorsqu'on a ce sens d'une énergie (ou lumière) divine présente en tout être humain, on comprend mieux le précepte de la Bible: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce que nous aimons chez l'autre, c'est justement cette lumière divine; aussi le Hassidisme reprend-il l'enseignement de Rabbi Louria exigeant que toute prière commence par une ré-affirmation du grand commandement de l'amour du prochain. Bon nombre de livres de prières publiés à l'époque florissante du Hassidisme inséraient ce commandement au début de l'Office du matin, conseillant au fidèle de commencer ses dévotions par la répétition de ce précepte, tout en y adhérant intérieurement.
L'attitude que j'ai qualifiée de pan-sacramentalist s'étend, d'après l'enseignement hassidique, à toutes les créatures: « Tout ce dont un homme dispose (serviteurs, animaux, outils) recèle des étincelles qui appartiennent à la racine de son âme et qui attendent de retourner, grâce à lui, à leur origine ». Rien n'échappe au divin: tout est lié à l'homme et toutes les créatures appellent l'homme à se lier à elles: « Toutes les créatures de ce monde ... désirent de toutes leurs forces ... attirer l'homme chaque homme, vers elles. Nous pouvons ainsi entrer en dialogue avec tous les éléments qui composent le milieu divin. Selon le Becht, ce qu'il y a de sacré en nous peut et doit entrer en relation avec le sacré contenu en toute chose. C'est cet aspect de la vision hassidique du monde qui, selon Buber, permet une relation dialogale, celle du a Je - Tu» entre l'homme et les autres éléments du milieu divin.
Dans les légendes et dans l'enseignement relatifs à St François, on trouve cette croyance en la présence de Dieu incarnée dans l'homme. La profondeur de cette conviction est attestée par l'attention, le soin qu'il eut, durant sa vie, pour tous ceux qui l'entouraient: pauvres, malades, malheureux de toutes sortes. Leur souffrance, disait-il, est la souffrance d'un Dieu venu dans le monde par l'intermédiaire du Christ. Les blessures du monde, pensait-il, étaient celles d'un Dieu devenu homme. Le commandement essentiel, pour St François, était: « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait »; et lorsqu'il pressait ses compagnons de prendre soin des lépreux, il leur demandait de le faire « pour l'amour du Christ qui a été considéré Lui-même comme un pauvre lépreux ».
Dans notre monde moderne, dominé par la technique, l'homme est souvent présenté en opposition à la nature; nous le voyons souvent en train de lutter contre elle. Le point de vue de François est radicalement différent: son idée est que tous les créatures, les hommes y compris, sont égales; il voit tous les êtres créés comme situés dans le milieu divin. La légende franciscaine abonde en récits qui montrent St François vivant en harmonie fraternelle avec tous les êtres créés, y compris ceux que l'on tient d'ordinaire pour les ennemis mortels de l'homme. On connaît l'épisode de François parlant à un loup et réussissant si bien à l'adoucir que l'animal devint un de ses compagnons. Le récit ajoute que, par la suite, François l'appelait toujours: « Frère Loup ». La relation personnelle (Je-Tu) qu'il eut avec cette créature la transforma au point que lorsqu'elle mourut, elle mourut, dit la légende, en odeur de sainteté, le saint lui ayant transmis une parcelle du Divin. Outre les récits et légendes qu'on rapporte sur la vie du saint, l'un de ses écrits: le « Cantique de frère Soleil », montre bien le sens qu'il avait du lien profond l'unissant à toutes les créatures de Dieu, un lien si fort qu'il se sentait uni non seulement à soeur Lune, frère Vent, soeur Eau, frère Feu et soeur Terre, mais qu'il sut reconnaître même dans la mort corporelle une créature de Dieu et sut l'accueillir comme: « nostre soeur la Mort corporelle ».
Nous trouvons dans les légendes hassidiques des récits du même genre. Les maîtres y entretiennent la même relation fraternelle avec les éléments de la nature. Rabbi Zousia de Hanipol (mort en 1800), considéré luiaussi comme un a fou de Dieu », était réputé pour l'immense compassion et l'amour si fraternel qu'il portait aux animaux, particulièrement aux oiseaux, comme l'atteste le récit des oiseaux libérés de leur cage, rapporté un peu plus loin (voir cette même revue p. ). L'arrière petit-fils du Becht, Rabbi Nahmann, aimait prier dans les champs, parmi les arbres et la verdure. Un jour, il raconta à l'un de ses étudiants qu'au moment où il était en prière dans le champ, toutes les herbes et les plantes s'étaient adressées à lui, lui demandant de réciter en leur nom leurs prières. Nous trouvons, là encore, une même manière de percevoir le monde comme un milieu divin où la nature et l'homme doivent vivre en harmonie. On retrouve cette même perception dans d'autres sources rabbiniques. Un Tsaddiq avait, dit-on, un disciple qui voulait apprendre le langage des oiseaux. a Ce que tu dois faire, lui répondit le maître, c'est apprendre le langage universel qui est celui de toute la création », c'est-à-dire qu'à un certain degré d'intuition mystique toute la création peut être contemplée comme unifiée dans le milieu divin.
Peut-être celui qui entend ou qui lit, de nos jours, tous ces récits sur les étincelles divines et la sainteté des vers de terre y voit-il une imagerie intéressante, certes, mais un peu extravagante. N'oublions pas, cependant, que cette « imagerie » a permis de renouveler chez bien des gens le sens que le monde où ils vivent est un milieu divin. Si ces traditions légendaires ont connu un tel développement et une telle popularité, c'est qu'elles réveillaient en l'homme le désir et la conscience de faire partie de ce grand Tout divin.
Se tourner vers le Milieu divin
Le génie véritable se reconnaît à ce signe qu'il est capable de voir plus loin que la complexité immédiate d'un problème et d'arriver à une compréhension du sujet simple et unifiée. Le Becht fait preuve d'un tel génie lorsqu'il décrit la condition spirituelle de ceux qui, bien que vivant de fait dans le milieu divin, ne se donnent pas l'occasion de prendre une plus claire conscience du Divin qui les entoure:
« De même qu'en mettant la main devant notre oeil nous nous cachons les plus hautes montagnes, notre "petite vie terrestre" nous cache la vue de ces lumières immenses et de ces mystères dont le monde est plein; mais si nous savons éloigner cette "petite vie terrestre" de devant nos yeux comme nous enlèverions une main, nous apercevons la lumière brillante des mondes intérieurs. »
La tâche que le Becht se fixa fut d'aider ses adeptes à ôter la main de devant leurs yeux afin de pouvoir découvrir que ce Dieu qu'ils cherchaient était présent tout autour d'eux. Le Becht appelle « petite vie terrestre » l'ensemble des problèmes et des soucis de notre existence quotidienne qui sont pour nous un obstacle, parce que souvent nous ne voyons la vie qu'à travers ces aspects secondaires. Il nous faut les dépasser, ce qui est possible, nous dit le Becht, en cultivant le « feu intérieur » ou la ferveur extatique (hitlahavout). Comment, alors, nous embraser et entrer dans cet état de hitlahavout? Le Becht enseignait à ses adeptes que toute vie véritablement religieuse doit se fonder sur la célébration de notre état de créature, ce qui nous rend sensible au fait que tout notre environnement est divin. Aussi le Becht encourageait-il les siens à chanter, à danser tous ensemble et à célébrer leur condition de créatures bénies de Dieu et placées dans un monde divin. Cela se concrétisa souvent, chez les Hassidim, sous forme d'assemblées fraternelles célébrant le Chabbat ou de repas à l'occasion des fêtes. Ils mangeaient et buvaient tous ensemble au cours d'une célébration qui était en même temps sacramentelle, nourriture et boisson devenant des symboles de la présence et de la bonté toujours actuelles de Dieu. La bonne chère et les boissons alcoolisées engendraient la bonne humeur, faisant tomber les barrières intérieures ou sociales, tandis que l'enseignement du maître orientait les esprits vers ces lumières spirituelles et cette beauté qui nous entourent. Le Hassidisme attribue au chant et à la danse un grand pouvoir spirituel, car pratiqués dans un esprit religieux, ils peuvent aider à atteindre l'état de hitlahavout.
Mais qu'arrive-t-il le lendemain matin, après une telle célébration? La personne doit-elle tout bonnement se réinsérer dans les limites, spirituellement bien étroites, de la « petite vie terrestre »? Non, la voie hassidique enseigne à considérer la vie entière comme un service de Dieu ou Avoda. Certains ne voient dans ce mot Avoda que le sens de « culte religieux », c'est-à-dire les prières et le rituel ordinaires; il en allait tout autrement du Becht. Pour lui, l'existence toute entière était un milieu divin constellé d'étincelles sacrées. Il enseignait que chacune des activités de notre vie peut devenir un service (avoda) au sein d'un monde divin; qu'il suffit pour cela de développer en nous-mêmes l'attitude intérieure permettant de conserver une juste vision de la réalité que nous atteignons par l'état de hitlahavout. Pour cefaire, il faut se concentrer et affermir ses ressources intérieures afin de garder une certaine liberté par rapport aux opinions dictées par la seule « petite vie terrestre ». Cet acte qui consiste à se recentrer intérieurement est appelé dans le judaïsme Kavana. L'art de pratiquer la Kavana ne s'acquiert pas par un enseignement ordinaire; il s'obtient en prêtant une grande attention aux motions de l'âme et en devenant plus conscient des mouvements de la vie intérieure. Selon l'enseignement hassidique, la seule voie menant à cet éveil intérieur est de vivre pendant un certain temps auprès d'un « Tsaddiq », d'un maître qui peut vous enseigner le sens du monde. Un disciple des Hassidim expliquait un jour: « Je ne suis pas allé auprès de mon maitre pour qu'il m'enseigne la Thora, mais pour voir comment il délaçait ses chaussures et les relaçait ensuite ». En effet, même lorsque le maître faisait des actes aussi prosaïques, il restait pleinement conscient de vivre dans un milieu divin.
La vie simple exigée par la première Règle franciscaine avait aussi pour but le balayer les ambitions de la « petite vie terrestre » afin que l'homme puisse orienter tout son être vers le milieu divin. François, comme le Recht, apprenait aux siens à vaincre en eux-mêmes l'attachement aux choses du monde en pensant constamment que chaque personne est une créature de Dieu. St François, lui aussi, utilisait le chant et les instruments de musique comme moyens d'éveil et de présence à la conscience cosmique. Il souhaitait, par exemple, que le « Cantique de frère Soleil » se diffuse à travers le monde et qu'il permette aux hommes d'être davantage conscients de vivre au sein d'un univers tout imprégné de la présence divine.
Bienvenue à soeur Mort
Dans ce dernier paragraphe, que nous sommes obligés de résumer, Rabbi Rose montre comment St François et le Baal Chem surent aller au-devant de la mort avec la conviction qu'elle fait partie, dans le milieu divin, de ce processus cosmique gui conduit l'homme d'une dimension à une autre, et qu'elle est, elle aussi, une créature de Dieu. «Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre soeur la mort corporelle! »
* Rabbi Neal Rose est professeur d'Études juives à l'Université du Manitoba (Winnipeg, Canada). Il a fait de nombreuses études sur le Hassidisme et il est aussi un fervent promoteur du dialogue inter-religions. Rabbi Rose a dédié cet article à sa petite soeur Marie Noëlle de Baillehache » qui fut responsable pendant plus de 20 ans du Centre Mica-el à Montréal, y travaillant avec succès au rapprochement entre chrétiens et juifs au Canada et créant des liens d'amitié par delà les frontières religieuses. Ayant dû prendre sa retraite, Sr. Marie Noêlle est maintenant en France, près de Nice, où elle continue à travailler activement au dialogue, particulièrement en aidant le SIDIC de Rome par ses conseils, ses traductions et ses articles.