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Revue SIDIC II - 1969/3
Action sociale et rélations judéo-chrétiennes (Pag. 02 - 06)

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Fondement biblique de l'activité sociale
Manfred Vogel

 

Pour comprendre l'engagement social à partir du Tanah (*), il faut d'abord s'efforcer de saisir la ligne directrice de pensée et la structure fondamentale de la conception Weltanschauung biblique. Il s'agit surtout de concevoir comment le Tanah envisage l'homme, où il le situe fondamentalement, quelle forme de rédemption il espère. Ce n'est qu'à la lumière des réponses aux questions ainsi posées que l'on peut établir théologiquement

l'implication du Tanah dans l'activité sociale et la considérer comme une composante nécessaire et organique, partie intégrante de la conception Weltanschauung biblique.

Le Tanah considère l'homme comme un être unique. Son originalité réside dans le fait qu'il est un être participant de la nature en même temps qu'il la transcende et la domine, un être de l'esprit. un créateur. Animal, il reflète cependant l'image divine; tiré de la poussière et retournant à la poussière, il est cependant à peine inférieur aux anges. Son originalité réside dans le fait qu'il n'appartient pas purement et simplement à la nature, ni ne relève exclusivement du divin, mais est suspendu entre ces deux royaumes, participant de l'un et de l'autre. Pour employer la terminologie bubérienne, sa spécificité consiste en ce qu'il est un être de chair (Je-Cela) et de Logos (Je-Tu), un être composite, appartenant inextricablement aux deux dimensions de la chair et du divin, une entité physique, un assemblage de molécules et cependant une conscience, un esprit. Il est à la fois corps et âme. Ainsi est-il un être en soi, un être per se, expression d'une force aveugle soumise à des lois inexorables, passif et déterminé, un être de chair, et, en même temps, tendu vers un autre, un être pro se, conscience qui se dépasse sans cesse vers un autre, un être libre et spontané, un être de Logos.

L'homme ainsi conçu, sa destinée inévitable est de vivre son existence dans une tension continuelle entre l'aspect charnel et l'aspect divin de son être. Cependant cette tension ne doit pas être seulement envisagée comme un dilemme inévitable mais comme la gloire de l'homme en tant qu'elle prête à son existence des dimensions dramatiques. Ce n'est pas dans la tension elle-même que réside le dilemme mais dans son expression, dans l'équilibre instable entre le charnel et le divin. L'homme retombe incessamment dans le charnel qui régit sa vie avec une autorité souveraine. Et cela parce qu'il se conçoit et agit comme s'il n'était qu'un être de puissance, sujet de procédés aveugles et déterministes, alors qu'il est aussi manipulateur, exploitant de son énergie. Ces attitudes, apparemment contradictoires, sont, en fait, les deux aspects d'une seule et même réalité. L'homme fait de son « ego » l'unique centre déterminant de sa vie, se sentant ainsi lui-même esclave de ses désirs, de ses inclinations, de ses projets. En résumé, le dilemme réside en ce que l'homme oublie sa dimension divine et, de ce fait, faitéchec à son accomplissement. Il oublie que sa transcendance est un autre centre, également déterminant pour sa vie, qu'il n'est pas seulement un être de puissance, une chose, une machine, mais aussi un être d'esprit, un créateur libre et spontané, une personne.

Le Tanah considère la rédemption de l'homme par rapport à ce dilemme. C'est pourquoi il envisage de restaurer en lui l'équilibre entre le charnel et le divin, ce qui demande non une transformation qualitative de l'être mais un changement quantitatif dans la réalisation de ses potentialités. Selon le Tanah, si l'homme ne perd jamais sa dimension divine, il ne parvient pas à la réaliser d'une manière adéquate. Or cette réalisation est laissée aux mains de l'homme. Elle doit lui être laissée. Elle ne saurait être le fait de quelqu'un d'autre qui la lui donnerait ensuite de l'extérieur car ce serait priver l'homme de la spontanéité, de la liberté, de l'initiative qui sont les critères essentiels de la dimension divine et détruire les dons qu'il pourrait recevoir. L'homme est seul à pouvoir réaliser sa rédemption par sa réponse libre. Ce qui peut être apport de l'extérieur, c'est la possibilité de réponse et cet apport est nécessaire à l'homme pour l'accomplissement de sa dimension divine. Ce sera le défi, l'appel provenant d'un autre Logos en face de lui, le Logos étant ontologiquement tout de relations et de rapports interpersonnels. Un Logos seul, isolé, refermé sur lui-même serait inconcevable. Un Logos ne s'incarne en un être que s'il y est appelé par un autre Logos. Aussi pour pouvoir réaliser sa dimension divine, l'homme doit-il être d'abord appelé par un autre Logos.

C'est précisément ce que la foi du Tanah apporte à l'homme car elle a la connaissance d'un Logos, toujours présent, éternel, YHWH, qui lui fait face, le poursuit sans trêve, crie en lui: « où es-tu, être divin? », le presse de répondre, de devenir Logos. Ainsi la foi biblique offre-t-elle à l'homme les conditions nécessaires à la réalisation de sa rédemption. Malgré les échecs souvent répétés, elle espère contre toute espérance. Dans cette perspective, se présente un problème difficile dont la solution nous conduit directement au cœur de notre thème qui se propose de montrer la signification profonde et essentielle de l'engagement social dans le contexte biblique de la foi. Le problème est celui-ci:
— Comment la communication entre le Logos éternel et l'homme est-elle possible?
— Comment le Logos éternel peut-il s'adresser à l'homme, l'appeler?
— Comment l'homme peut-il répondre au Logos éternel?

Car le Logos éternel, dans son essence, est un Logos pur, un être hors du temps et de l'espace, sans relation avec la dimension charnelle. Or pour l'homme, toute communication doit passer par l'intermédiaire du temps et de l'espace et donc par la dimension charnelle même si le sens de la communication peut appartenir à la dimension divine. La présence du Logos éternel et la réponse qu'il suscite doivent, elles aussi, passer par la dimension charnelle. On pourrait choisir d'écarter ce problème sous prétexte qu'il appartient au mystère insondable de la religion (procédé théologiquement légitime). Tenter de le résoudre nous conduira forcément aux relations qui unissent l'homme à ses semblables. C'est précisément dans l'originalité de l'être humain, essentiellement dans l'union inextricable de ses dimensions charnelle et divine que se trouve la possibilité de faire passer la dimension divine à travers la dimension charnelle. A dire vrai, cette dimension que nous rencontrons en nos semblables s'offre à nous contingente et limitée en tant que liée à la dimension charnelle. Cependant à cause de son essence divine, elle nous permet de percevoir la présence du Logos sans limite ni contingence, le Logos qui n'est pas lié à la chair, qui s'adresse donc à nous dans la plénitude de sa pure divinité. En résumé, dans la dimension divine de notre semblable, nous rencontrons le Dieu éternel. En ce sens peut-être pouvons-nous saisir la possibilité de communication qui existe entre Dieu et l'homme, aussi bien dans l'expression des appels que Dieu adresse à l'homme que dans celle de la réponse de l'homme à Dieu.

Ce qui, dans cette conception, nous paraît d'une importance capitale c'est que la réalité religieuse fondamentale, c'est-à-dire la relation verticale entre l'homme et Dieu passe par la dimension sociale, c'est-à-dire la relation horizontale entre l'homme et ses semblables. La dimension sociale revêt alors une signification religieuse très profonde. C'est le moyen élémentaire pour exprimer la réalité religieuse élémentaire.

A l'intérieur de cette vaste dimension sociale, l'aspect spécifique de l'activité sociale constitue la réponse de l'homme au Logos éternel: l'homme répond à l'appel de Dieu par ses actes envers ses semblables. Mais parce que l'homme réalise dans sa réponse sa dimension divine, et par là même sa rédemption, il en résulte que l'activité sociale se trouve revêtue d'une signification religieuse fondamentale: elle est le chemin de la rédemption de l'homme. Travailler dans l'action sociale, c'est travailler à la rédemption. Dans cette perspective, il n'est pas surprenant de trouver l'intérêt biblique centré sur la dimension horizontale dans ses aspects multiples: social, économique, politique.

Il s'exprime d'abord dans la législation biblique où il reçoit, sans aucun doute, son expression la plus frappante, car l'essence même du message prophétique, dans le défi qu'il lance, le jugement qu'il prononce, la consolation qu'il apporte, est le désir de l'établissement de la relation entre le charnel et le divin
• sur une base individuelle entre l'homme et ses semblables,
• sur une base collective entre les nations,
• sur une base cosmique entre la créature et le Créateur.

Cet intérêt social universel, au plan horizontal, n'implique pas cependant que le Tanah ait sécularisé la foi; il signifie plutôt la sanctification de toutes les relations concrètes et interpersonnelles de ce monde. La réponse de l'homme à son semblable devient l'acte fondamental du témoignage religieux, l'acte élémentaire qui atteste Dieu. En effet, en tant que le Tanah illustre une structure religieuse qui reconnaît ce monde concret, lui donne son sens ultime et n'a pas l'intention de le transcender d'une manière qualitative, elle ne peut qu'approuver la dimension charnelle et traiter avec elle. En conséquence, elle ne peut dresser aucune cloison étanche « de jure » entre le sacré et le profane, le vertical et l'horizontal.

Cette base d'action sociale dans la structure de la foi biblique ne lui prête pas seulement une signification religieuse fondamentale mais prescrit aussi et délimite son statut et son contenu. Mentionnons ici trois aspects.

D'abord, l'action sociale, dans ce contexte, n'est pas l'expression de la charité; c'est l'expression de la justice. L'exigence de l'engagement social n'a pas à faire appel à une générosité, à un dépassement pour ainsi dire au-delà du devoir. Elle relève de l'essence même de la véritable nature de l'homme; elle est un droit essentiel, un droit donné par Dieu, une exigence de ce qui ne lui est que dû.

Deuxièmement, l'intérêt social qui se base sur la foi biblique n'est en aucune manière dépendant de quelque calcul utilitaire qui veuille le justifier. Sa justification se base ontologiquement sur l'être même de l'homme, qu'il en bénéficie ou non économiquement, socialement, psychologiquement.

Mais c'est le troisième aspect qui est de loin le plus significatif en ce qu'il est partie intégrante du contenu social biblique. Selon cet aspect, le rapport social doit toucher l'homme dans la plénitude de son être concret, c'est-à-dire dans ses dimensions à la fois divine et charnelle, selon la conception Weltanschauung biblique. En vérité, l'intérêt social est enraciné dans la structure de la foi biblique en vertu de la dimension divine, conçu comme moyen nécessaire à la réalisation de cette dimension, mais aussi cette réalisation implique nécessairement la dimension charnelle en tant qu'elle détient la condition sine qua non pour communiquer la réponse. C'est pourquoi l'intérêt social, dans le contexte biblique, exige comme moyen nécessaire à la réalisation de la dimension divine de confirmer aussi la dimension charnelle.

La réalisation authentique de l'homme à travers le rapport social ne compromet en rien le fait qu'il soit un être de chair et de Logos; elle exige, en conséquence, que ce rapport englobe à la fois, ses dimensions charnelle et divine. En tant que telle, la compréhension biblique de l'intérêt social apporte un correctif important à deux autres formulations qui ont largement prévalu et prévalent encore. Ces deux formulations rompent en l'homme l'union inextricable entre le charnel et le divin, réduisant ainsi la tension et la polarité pour ne considérer l'homme face au rapport social que dans l'une de ses deux dimensions.

La première de ces formulations, qui prévaut largement de nos jours, présente de l'homme une vision exclusivement charnelle. C'est celle à la fois du monde communiste et du monde capitaliste, la ressemblance fondamentale de ces deux mondes opposés s'expliquant par le fait qu'ils sont les deux faces d'une seule et même réalité dans un antagonisme radical. Il est plus significatif encore que cette vision de l'homme en tant que charnel soit représentée par les sciences sociales laissant, à travers elles, une marque profonde sur notre civilisation. Dans le contexte de cette conception, il est naturel que le rapport social soit limité aux besoins matériels de l'homme: nourriture, logement, santé. Dans une perspective biblique, les satisfaire n'est pas seulement légitime, c'est absolument requis. Le défaut de cette formulation est qu'elle fait de ces besoins une fin en soi alors que cela voile à la sensibilité de l'homme d'autres besoins d'un ordre différent, l'ordre du divin. Mais plus gravement encore, cette formulation devient positivement vicieuse lorsque, sous prétexte d'alléger les besoins matériels de l'homme, elle contribue, en réalité, à travers son action, à resserrer autour de lui les entraves de la dimension charnelle, en le réduisant à un chiffre de statistiques, à un engrenage de machine, à un numéro anonyme, dépourvu de son individualité unique. C'est alors que la perspective biblique se révèle de la plus haute importance en nous aidant à retrouver l'équilibre. Il est nécessaire que l'homme soit reconnu par ses semblables comme un être de Logos, comme la personne unique et irremplaçable qu'il est réellement, non seulement pour avoir la possibilité d'exercer sa puissance, mais plus encore pour apprécier le confort matériel et satisfaire les désirs et les besoins de son corps. En dernière analyse, la dimension divine et le sens plénier qu'elle apporte sont plus fondamentaux pour l'homme que la dimension charnelle et le bénéfice qu'elle lui offre.

La deuxième formulation, bien qu'elle ne prévale pas quantitativement aujourd'hui, est néanmoins significative qualitativement. Elle se situe à l'autre extrême, voyant essentiellement en l'homme un Logos et, par conséquent, envisageant la question du rapport social exclusivement dans le contexte de la dimension divine. Ici, l'intérêt de l'homme pour son semblable exclut celui que l'on pourrait porter à son bien-être physique, à son confort matériel, aux avantages de ce monde. On devrait, pense-t-on, endurer dans sa vie les souffrances, injustices et difficultés inhérentes à la dimension charnelle, les considérer comme transitoires, sans importance et finalement les transcender. L'intérêt manifesté ici est purement spirituel. La communion que l'on recherche est la compagnie des saints, des Logos purs. Bref, l'intérêt se porte sur une sphère d'un autre univers. Ici aussi, la perspective biblique est bien nécessaire pour apporter un correctif et rétablir l'équilibre. Elle est nécessaire pour affirmer notre réalité authentique et inévitable de créatures de cet univers, ce qui rend évidente notre double dimension divine et charnelle et montre que l'intérêt humain doit porter également sur les deux. Seul le Tanah nous fournit la charte qui nous permet de cheminer. dans la voie droite, entre ces deux alternatives, et de rendre ainsi justice à la double dimension de la nature authentique de l'homme. Seul le rapport social qui s'appuie sur le point de vue du Tanah peut se prêter pleinement et sans compromis aux exigences de la dimension charnelle sans sacrifier celles de la dimension divine et réciproquement. C'est dans ce message que réside le profond rapport du Tanah avec la destinée de l'homme et sa vocation, surtout en cette heure si cruciale de son histoire.



(*) TaNaH (T = Torah, la Loi, N = Neviim, les Prophètes, K Ketoubim, les Ecrits) désigne la Bible hébraïque.

 

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