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Juifs et chrétiens en Espagne aujourd'hui
Ionel Mihalovici
L'Espagne est actuellement (1) un immense chantier qui prépare les commémorations et les événements qui vont faire de Madrid, de Barcelone, de Séville, de Cordoue et de Tolède les pôles d'attraction du monde entier. L'année 1992 sera en effet celle des Jeux Olympiques de Barcelone, de l'Exposition Universelle de Séville, le cinquième centenaire de la prise de Grenade, dernier bastion islamique en terres andalouses, de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb et aussi de l'expulsion des juifs décrétée par Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon. Durant près d'un demi-millénaire, l'Espagne a paru oublier ses fils proscrits. Or, voici que se préparent de nombreuses et spectaculaires célébrations qui vont donner un éclat particulier au lien ancestral qui unit l'Espagne et les juifs séphardis.
Premiers pas vers la réconciliation
Ce revirement dans l'attitude de l'État espagnol envers les descendants de ceux qui ont été bannis il y a cinq siècles trouve dans doute son origine dans la rencontre du Docteur Angel Pulido avec un groupe de séphardis, au bord du Danube en 1880, et son étonnement à les entendre parler dans la langue de Sainte Thérèse d'Avila et de Cervantès, fidèlement conservée en dépit du temps et de la distance. Le Docteur Pulido a fait connaître son étonnante découverte dans un livre devenu classique: Esparioles sin patria. Dès lors, commencèrent à se renouer les liens qui, jusqu'en 1492, ont contribué au brillant essor culturel de la pensée espagnole du Moyen Age. Les séphardis purent envisager le jour où il leur serait permis de revenir à la terre dont ils avaient toujours gardé la nostalgie. Ce retour fut préparé par divers événements: ce fut d'abord la protection accordée aux séphardis d'Europe Centrale et Orientale par Alphonse XIII pendant la première guerre mondiale, puis celle de Franco durant la seconde.
La première synagogue construite après l'expulsion s'ouvrit à Barcelone en 1953. A Madrid s'étaient organisés divers oratoires mais, en 1968, on célébra avec grande solennité l'inauguration de la belle synagogue Beith Yaacob, officiellement autorisée par le Gouvernement, ce qui fut considéré comme un pas décisif vers la reconnaissance des juifs établis en Espagne, et la liberté de leur culte. La reine Sofia, après avoir suivi un cours sur le judaïsme donné à l'Université par le rabbin Garzôn, désira assister à l'office du vendredi soir à cette synagogue. Elle y fut accompagnée par de nombreuses personnalités, et elle put entendre chanter l'antique prière des séphardis pour les rois de Castille.
Situation actuelle
La liturgie de rite sépharade se célèbre chaque jour à la synagogue Beith Yaacob. Elle conserve des hymnes composées par des poètes espagnols du Moyen Age, tels que Yehuda Halévi et Ibn Gabirol. A l'occasion des grandes fêtes ou de certains événements importants, les amis non-juifs y participent nombreux. Le Centre culturel de la synagogue offre des cours de Talmud-Torah, de Cabbale et d'hébreu, ainsi qu'une bibliothèque. De plus la Communauté entretient un collège dans lequel l'enseignement se donne en espagnol, français et hébreu. La valeur de cet enseignement attire également des élèves non-juifs.
Les rapports avec Israël sont intenses; de nombreux jeunes, tant israéliens qu'espagnols, profitent des bourses accordées par les deux pays. Bien des professeurs israéliens viennent faire des recherches dans les archives et les bibliothèques espagnoles sur l'histoire et la culture juive médiévales. Les accords signés entre les Universités de Madrid et d'Israël permettent des échanges fructueux dans tous les domaines. Celles de Madrid, Barcelone, Grenade et Salamanque ont des chaires d'hébreu, d'histoire et de pensée juives. En 1940 fut fondé, à la demande expresse de Franco, l'Institut Arias Montano, intégré dans le « Conseil de la Recherche Scientifique » pour l'étude et la publication de la littérature judéo-espagnole, et la revue de cet Institut: « Sefarad », jouit d'une renommée internationale. A Barcelone les éditions « Riopiedras » et à Cordoue « El Almendro » se consacrent activement à la divulgation de la culture séphardite. Riopiedras a une collection: « Nueva Sefarad », qui compte déjà 14 volumes de traductions des meilleurs auteurs de l'Age d'or du judaïsme espagnol. Une seconde série d'ouvrages; « Humanisme Judio », traite de thèmes actuels tels que le Kibbutz ou « La aportaciôn de un judio a la Iglesia » de Sr Spéranza Mary. « El Almendro » pu-blie des textes et des études, principalement sur le judaïsme andalou.
L'Institut « San Jerônimo » publie de nouvelles traductions de Midrashim, de Responsa et de commentaires rabbiniques étudiés par de jeunes professeurs universitaires d'Espagne. De plus en plus, les historiens se penchent sur l'histoire médiévale des juifs espagnols (parmi eux les professeurs Luis Suarez Fernândez et Carlos Carrete Parrondo), tandis que d'autres, comme les professeurs lsidro Gonzalez Garcia, Antonio Marquina, Frederico Ysart, étudient les événements contemporains concernant la vie des juifs en Espagne. Une ou deux fois par an, s'organisent des Congrès sur les trois cultures — juive, chrétienne et musulmane — qui furent la gloire de l'Espagne médiévale, avec la participation de nombreux experts d'Israël et d'Espagne, auxquels s'ajoutent quelques musulmans. Ces congrès veulent être un pas vers la réconciliation.
Evénements importants
Deux événements importants ont marqué l'histoire actuelle des juifs en Espagne. C'est d'abord l'établissement de relations diplomatiques entre l'État d'Israël et l'Espagne, depuis le 17 janvier 1986. Le second événement, dont l'influence est profonde sur la vie des séphardis, a été la signature d'un Accord de coopération entre l'État et la Fédération des communautés séphardites d'Espagne, le 21 février 1990. Selon le Secrétaire général de la Fédération, Samuel Toledano, « Cet accord est l'aboutissement de longues et difficiles démarches qui avaient commencé en 1978, quand la nouvelle Constitution espagnole proclamait la loi de la Liberté religieuse dans le pays ». Un des points importants de l'Accord est la reconnaissance comme jours chômés, pour les travailleurs et les étudiants juifs, des fêtes religieuses qui sont les leurs (Shabbat, Rosh Hashana, Kippour, Pessah, Shavouot, Soukkot et le 9 de Av).
Un autre événement important a été la remise du prix « Principe de Asturias » aux Communautés séphardites du monde, récompensant la fidélité des juifs d'origine espagnole à l'Espagne, dont ils ont conservé la nostalgie à travers cinq siècles d'exil. Dans son discours, le Prince Filipe affirmait sa joie de pouvoir accueillir à bras ouverts les descendants de ceux qui avaient été expulsés par ses ancêtres. En 1992, le roi Juan Carlos I vient de signer l'abrogation du decret émis en 1492 par les rois Isabelle et Ferdinand.
Rôle des Amitiés judéo-chrétiennes
Il est certain que ce revirement sensationnel dans les relations entre l'Espagne et le monde juif est dû, en partie, à l'atmosphère créée par le labeur des groupes d'Amitié Judéo-Chrétienne. Ces groupes débutèrent en 1960, à l'arrivée des soeurs de N. Dame de Sion à Madrid, et en 1966 à Barcelone. Les manifestations d'antisémitisme dans les Mass Media, à l'occasion du procès de Eichman, avaient provoqué une vive réaction parmi des intellectuels tels que les professeurs Cantera Burgos, Pérez Castro, Carnet Aznar, Menéndez Pelayo, Diez-Macho, des journalistes comme José Maria Pérez Lozano et José Maria Javierre, et beaucoup d'autres. C'est alors que fut organisée la première Amitié Judéo-Chrétienne en Espagne, avec la chaleureuse approbation de l'évêque auxiliaire de Madrid, Monseigneur José Maria Garcia Lahiguerra et la collaboration effective de la Communauté juive. Une des premières activités fut la révision des livres scolaires et des catéchismes, alors largement entachés de préjugés antisémites. Autant le Ministère de l'Education que l'Eglise accueillirent favorablement les corrections et les suggestions qui leur furent présentées. L'Amitié Judéo-Chrétienne s'efforça de lutter contre les préjugés séculaires qui régnaient encore dans La société. A cet effet, elle organisa des rencontres, des publications, des interventions dans la presse, à la radio et à la télévision.
A Barcelone une activité similaire s'est exercée sous le nom de « Entesa Judeo-Cristiana ». Un grand nombre d'intellectuels, comme MillasVallicrosa, Jaime Vandor, Rafael Vàzquez, Sanchez Bosch, Antonio Matabosch, etc..., sous la présidence de Carlos Benarroch, de Soeur Spéranza Mary et de Antoni de Gibert, ont travaillé avec enthousiasme à ce que s'instaure un climat d'estime entre juifs et chrétiens.
En 1969, fut fondé à Madrid le Centre d'Etudes Judéo-Chrétiennes, reconnu en 1972 comme Centre diocésain. Dès lors, les activités s'accrurent rapidement: cours bibliques, séminaires sur le judaïsme, pèlerinages en Israël, service de bibliothèque, symposium périodiques réunissant des intellectuels israéliens et espagnols, alternativement en Israël et en Espagne, divers contacts avec les paroisses, les collèges et autres organisations tant à Madrid que dans les provinces; publication aussi de « Circular » feuille d'information et surtout de la revue « El Olivo » — documentation et études pour le dialogue entre juifs et chrétiens — de diffusion internationale, étendant l'activité du Centre jusque dans les pays d'Amérique: d'Europe et en Israël. Le Centre est membre de l'« International Council of Christians and Jews », qui a fait à Salamanque l'une de ses réunions annuelles, au cours de laquelle on a étudié les rapports entre les trois cultures — juive, chrétienne et musulmane — en terre d'Espagne.
De nouveaux champs d'action s'ouvrent actuellement en Espagne dans le domaine des relations entre juifs et chrétiens. La Péninsule ibérique, en retrouvant ses racines, semble être devenue un terrain privilégié, ouvrant des voies nouvelles à la réconciliation.
• Sr lonel Mihaloviei, de N. Dame de Sion, est l'un des « pionniers u gui ont fondé les groupes d'Amitié judéo-chrétienne en Espagne. Elle vit depuis plus de 20 am dans ce pays et elle est actuellement responsable du Centre d'Études Judéo-Chrétiennes de Madrid.
(1) Cet article a été écrit à la fin de 1991. Il est traduit de l'espagnol.