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Revue SIDIC XXXVI - 2003/1-3
Poursuivre la culture du dialogue (Pag. 23-26)

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Poursuivre la culture du dialogue au Moyen-Orient: mémoire pour la paix
Shoufani, Emile

 


Au cours d’une conférence de presse donnée lors d’un passage à Paris, le 18 décembre 2002, le Père Emile Shoufani, arabe chrétien, citoyen israélien, prêtre de rite melkite, de Nazareth, a lancé l’appel suivant :

J’appelle les hommes et les femmes de bonne volonté, quelles que soient leurs origines et leurs croyances, à mettre tout en œuvre pour que le dialogue et la compréhension mutuelle deviennent les maître-mots des relations entre les peuples et les cultures.

J’appelle mes frères de cœur juifs et mes frères de sang arabes à mettre momentanément de côté leur contentieux, pour essayer ensemble de renouer une relation vraiment humaine. Il ne s’agit pas de trahir en quelque façon la cause des siens, il ne s’agit pas non plus de faire semblant d’oublier tout ce qui nous sépare. Il s’agit, pour éclaircir enfin l’horizon, de mettre résolument à distance nos litiges, aussi graves soient-ils, d’empêcher les urgences du moment de nous aveugler, d’arrêter le cycle infernal de la vengeance. Seule une telle expérience peut donner à la confiance une chance de renaître.

J’appelle mes frères arabes à prendre pleinement conscience d’un phénomène nouveau et essentiel : la capacité de dialogue de leurs interlocuteurs est totalement paralysée, depuis notamment deux ans, par une grande vague de terreur historique qui remonte du plus profond de la mémoire juive. Le peuple qui aujourd’hui semble le plus fort est paradoxalement, de par son expérience séculaire, de plus en plus convaincu qu’il a à craindre pour son existence même. Et cette conviction, quoi que nous en pensions, est une réalité incontournable.
La non-responsabilité des arabes dans l’événement de la Shoa est certes une évidence pour tous. Nous le savons : l’idée même d’un tel génocide est étrangère au monde arabe et musulman, dont les traditions d’hospitalité et de générosité ont beaucoup contribué à l’émergence de l’humanisme contemporain. Mais nous le savons aussi : la Shoa interpelle et concerne tous les peuples de la planète, y compris ceux qui n’y ont été mêlés d’aucune façon. Tout humain ne peut que se sentir bouleversé en profondeur par ce crime majeur contre l’ensemble de l’humanité, contre l’idée même d’humanité.

J’appelle mes frères arabes à se joindre à moi pour accomplir ensemble un geste fort, gratuit et résolument audacieux. Sur le lieu qui incarne l’atrocité du génocide, à Auschwitz-Birkenau, nous ferons acte de fraternité envers les millions de victimes, nous proclamerons notre solidarité avec leurs fils et leurs filles juifs, nous témoignerons de notre empathie pour cette souffrance indescriptible. Cet acte de mémoire signifiera notre refus radical d’une telle inhumanité, il témoignera de notre capacité à comprendre la blessure de l’autre.

J’appelle mes frères juifs à se joindre à cette marche, qui sera précédée d’une démarche de rencontres et de dialogue. Je les invite à partager avec leurs frères arabes leur expérience personnelle et leur connaissance de la Shoa. Il est grand temps de commencer ensemble ce travail de partage de la mémoire, sans lequel aucun partage de l’avenir, aucune compréhension mutuelle ne pourront voir le jour.

J’appelle mes frères juifs à comprendre que pour l’immense majorité du monde arabe et musulman, le conflit qui nous déchire n’est absolument pas d’ordre religieux, ni encore moins racial. Les arabes ne sont pas les continuateurs de ceux qui voulurent jadis faire disparaître les juifs en tant que juifs. Héritiers comme eux de la foi d’Abraham, ils sont comme eux porteurs de valeurs lumineuses.

J’appelle mes frères juifs et mes frères arabes à tout faire, avant, pendant et après cette démarche commune, pour lui donner son sens plein, celui d’un premier pas en vue de construire une confiance mutuelle, pour que naisse un dialogue authentique dégagé de toutes les suspicions accumulées au cours des dernières générations. Aucun d’entre nous n’ajoutera à ce geste symbolique des commentaires tendancieux qui en altéreraient le sens ou la portée. Ce détour par les abîmes les plus sombres de la mémoire de l’humanité ne peut relativiser en aucune façon les souffrances d’autres populations, en d’autres lieux et en d’autres temps. Il ne peut au contraire que nous renvoyer chacun à nos responsabilités du présent, et à notre vocation d’êtres humains en marche vers un « vivre ensemble ».

J’appelle tous les hommes et les femmes de bonne volonté, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, qu’ils appartiennent à d’autres religions ou à aucune – puisqu’il ne s’agit pas là d’un rassemblement interreligieux, mais d’une démarche de personnes humaines en tant que telles – à supporter de toutes leurs forces ce projet. Qu’il puisse contribuer à nous guérir de tant de traumatismes, qu’il puisse nous ouvrir une brèche vers un autre avenir et préparer l’aurore de la paix.


Cet appel s’est concrétisé dans un pèlerinage à Auschwitz de 500 personnes juives - parmi lesquelles des survivants - ,musulmanes, chrétiennes venant d’Israël, de France et de Belgique, des 26 au 29 mai 2003.

Voici la Déclaration finale lue à Birkenau, le 28 mai 2003 :

Hommes, femmes, bébés, enfants, adolescents, adultes ou personnes âgées, assassinés par la barbarie nazie, uniquement parce que vous étiez juifs,

Nous allons dire maintenant vos noms, dont beaucoup parleront aux personnes ici présentes, parce que vous appartenez à leurs familles.
Mais ces noms qui disent le scandale de votre mort odieuse nous appellent tous à la mémoire, nous interpellent tous, juifs et non juifs, qui que nous soyons et d’où que nous venions, dans notre dimension fondamentale d’êtres humains. C’est pourquoi vos noms seront prononcés ici alternativement par une voix juive et par une voix arabe, car la voix de tout citoyen de ce monde doit s’élever contre le sort qui a été le vôtre : à travers vous, c’est l’idée même d’humanité que l’on a voulu anéantir.


[Lecture d’une liste de noms]

Nous savons que si nous devions vous citer un à un, une à une, par ce nom et ce prénom dont vos bourreaux ont voulu effacer pour toujours la mémoire, par ce nom et ce prénom qui pour beaucoup d’entre vous s’est effectivement perdu dans la Nuit et le Brouillard, nous savons qu’il nous faudrait alors réciter et réciter encore ces listes interminables : pendant 40 jours et 40 nuits sans interruption pour dire seulement l’ensemble des 1 200 000 victimes juives d’Auschwitz ; pendant 200 jours et 200 nuits pour dire l’ensemble des 6 millions de victimes juives de la Shoa.

Et, nous en avons conscience, bien que cette récitation soit déjà inaccessible à l’imagination par son ampleur, elle ne dirait pas encore l’essentiel.

Elle ne dirait pas l’incompréhension des enfants qui se voient du jour au lendemain stigmatisés par l’imposition d’une étoile d’infamie ;

Elle ne dirait pas la sidération des hommes qui se voient d’un coup rejetés, insultés, méprisés par le pays qu’ils ont aimé, dans lequel ils se croyaient définitivement intégrés, et qu’ils avaient parfois défendu au prix de leur sang ;

Elle ne dirait pas le désespoir des femmes qui n’ont plus rien pour nourrir leurs enfants, parce que leurs maris ont été exclus de toutes les professions, parce que tous les magasins juifs ont été saccagés, parce qu’elles n’ont plus le droit aux transports publics, parce qu’elles ont deux heures par jour pour faire leurs courses sans ressources ;

Elle ne dirait pas la douleur de familles que l’on est allé capturer jusque dans les moindres recoins des villes et des campagnes, que l’on a parquées comme des animaux dans des camps et des ghettos, que l’on a embarquées vers une destination inconnue, transportées dans des conditions effroyables vers ces lieux coupés du monde, oubliés du monde, abandonnés par le monde, qui se sont multipliés dans une Europe soumise à l’idolâtrie du sang ;

Elle ne dirait pas l’aboiement terrifiant des chiens et celui des nazis, la sélection pour la mort immédiate ou pour une mort plus lente, sélection faite par des hommes a priori ordinaires qui s’étaient arrogés le droit absolu de décider de tuer qui bon leur semblait, au moment où ils le voudraient et comme il leur plairait ;

Elle ne dirait pas la honte du déshabillage, l’ignominie du tatouage, la flétrissure des corps et des âmes condamnés aux coups, à l’épuisement, à la crasse la plus abjecte, à l’esclavage ;

Elle ne dirait pas ce qui demeurera à jamais indicible : le silence monstrueux sur lequel s’ouvre la porte blindée de la chambre à gaz, le silence monstrueux de la fumée puante qui s’échappe d’une cheminée de crématoire ;

Ce silence assourdissant résonnera à jamais dans le monde, mais le monde ne l’a pas encore entendu. Le monde a refusé de l’écouter vraiment, l’humanité a refusé d’avouer à quel point elle avait été capable d’inhumanité.

C’est pourquoi, nous sommes là, en ce lieu où l’humanité a été déclarée inutile, en ce lieu où des êtres humains ont été réduits à l’état de Stück, de « morceaux », de choses plus insignifiantes que des animaux.

Fils et filles du peuple juif, la rage haineuse des nazis les avait poursuivis jusqu’aux fins fonds de l’Europe, elle les aurait poursuivis jusqu’au bout de la terre si elle en avait eu les moyens. Car pour elle, c’est ce peuple en tant que tel qui devait être rayé de l’humanité, jusqu’au plus petit enfant, afin que l’existence juive disparaisse de la généalogie humaine, que sa mémoire elle-même soit abolie à jamais.

Nous juifs et non juifs ici présents, au-delà de nos origines diverses, au-delà des croyances, de la non croyance ou des options philosophiques des uns et des autres, nous affirmons que la mémoire de ce crime devra entrer dans la pensée et dans la culture qu’ensemble nous serons capables de créer, afin de rejeter le spectre de l’inhumanité.

Ensemble, nous affirmons que tout homme et toute femme, aussi longtemps qu’il vit sur cette terre, de l’enfance à la vieillesse, porte en lui une étincelle sacrée digne du plus haut respect.

Ensemble, nous affirmons que cette étincelle demeure comme un trésor en chaque être humain, même si les autres ne la lui reconnaissent pas, même si elle semble occultée par la maladie, les handicaps physiques ou mentaux, la souffrance, même si elle semble altérée par l’ignorance, le manque de culture, la misère, et même si celui qui la porte l’a lui-même oubliée. Tout être humain doit être respecté pour cette étincelle sacrée dont il est un des visages, unique et irremplaçable.

Ensemble, nous affirmons que ce respect sacré doit être le principe fondateur de toute justice, de toute politique, de toute morale religieuse, et que tous ceux qui tentent d’appliquer ce principe quotidiennement participent à l’humanité.

Ensemble, nous affirmons que la fraternité ne se divise pas : elle est universelle ou elle n’est pas ; elle ne mérite pas le nom de fraternité si elle se limite à un clan, à une nation, à une catégorie d’hommes et de femmes, elle ne trouve sa vraie dimension que lorsqu’elle s’étend à l’étranger, à l’être différent, à celui ou celle dont l’approche nous semble plus difficile.

Ensemble, nous affirmons que le contraire de la fraternité n’est pas seulement la haine, mais aussi l’indifférence ; que le crime contre la fraternité ne consiste pas seulement à tuer l’autre, mais aussi à laisser tuer en silence.


Ensemble, nous nous engageons à porter la mémoire de la Shoa, et à faire le travail commun qui à partir des enseignements de cette mémoire, nous permettra d’explorer ensemble un horizon de paix.

 

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