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Revue SIDIC XXXI - 1998/2
Le Bien et le Mal après Auschwitz: implications éthiques pour aujourd'hui (Pag. 07 - 09)

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L’esprit et la chair : vers une éthique de l’incarnation postérieure à la Shoah, postérieure au modernisme
James Bernauer

 

De même qu’on ne peut étudier la culture de notre temps sans aborder la psychanalyse, de même j’affirme que l’histoire du vingtième siècle devient inintelligible si on la détache du champ érotique. Non que je la croie réductible à ce domaine. J’entends examiner une pratique morale dans laquelle le national-socialisme a institué un système de danger érotique et de plaisir sexuel et une manière d’appréhender la vie sexuelle qui devait moins à la biologie qu’à une spiritualité reçue du passé, à savoir la lutte entre la chair et l’esprit. A cet égard, le nazisme s’est présenté comme apportant une jouissance érotique en surmontant deux dualismes: la dissociation chrétienne de l’âme et du corps et la dissociation juive de la chair et de l’esprit. Il a exploité avec succès l’éloignement du christianisme de sa propre éthique de l’Incarnation. Une éthique réellement postérieure à Auschwitz se doit de tenir compte de cette histoire en élaborant à l’intention des chrétiens des principes spirituels et moraux qui rendent justice à leur affirmation de foi concernant la valeur du corps humain et qui intègrent l’enseignement relatif à la sexualité et le discours de l’Eglise sur la dignité de l’homme.

Les extraits et le résumé de l’exposé du Dr Bernauer présentés ci-après dégagent les principaux éléments de cette histoire.


A la fin de la guerre, Karl Jaspers distinguait plusieurs niveaux dans la culpabilité allemande: les niveaux politique, pénal, moral et métaphysique. (1) Je considère qu’il existe un cinquième niveau de responsabilité éthico-spirituelle qui révèle comment les images , concepts et usages religieux les plus fondamentaux de notre vie publique et privée contiennent peut-être les germes de haine et de violence dont certaines crises culturelles favorisent presque automatiquement le développement.

Le national-socialisme a pris à son compte un ensemble pré-établi de vertus nationales: l’honnêteté, la diligence, la pureté, le sens des responsabilités, la soumission à l’autorité, la défiance à l’égard des excès. (2) Au début du régime hitlérien, de nombreux Allemands étaient animés du désir passionné de renouveau spirituel, d’une politique de l’esprit que le national-socialisme a cherché à définir. L’année 1933, que beaucoup considèrent comme un moment de crise, a été marquée par une intense atmosphère de transformation spirituelle.

Parler de l’esprit dans une culture encore profondément enracinée dans le christianisme revenait à parler de la chair: la soif spirituelle est inévitablement en rapport avec un discours sur le péché, la sensualité et la sexualité. Si l’esprit exprimait la vitalité et la force créatrice, la chair revêtait bien des traits sataniques, injure à la raison et aveu de la faiblesse humaine. Peut-être cette lecture dualiste du combat chair-esprit est-elle la source de la plus grande faiblesse du christianisme face au nazisme. Après avoir fait de la sexualité le moyen privilégié d’accéder à la rectitude morale, les Eglises à l’époque ne proposèrent guère de clés pour en approfondir la compréhension Les analyses de la théologie morale étaient trop souvent isolées des traditions de la théologie spirituelle chrétienne. La détermination chrétienne à exorciser l’érotisme encourageait trop fréquemment une farouche haine de soi. La formation morale chrétienne conférait un rôle crucial à la maîtrise de la sexualité, ce qui eut deux graves conséquences.

Tout d’abord, cette formation exposa les chrétiens à un nazisme qui pouvait passer pour un allié du christianisme ou une libération de l’inaptitude de la religion à honorer la richesse de la vie humaine. Pour le national-socialisme, le souci religieux de la sexualité dans la formation morale exaltait constamment les vertus secondaires qui rendaient les individus si soumis et leur inculquait un tel pessimisme moral sur eux-mêmes et leurs propres capacités qu’il entraînait une paralysie de leur moi intérieur. (3) C’est cette subversion religieuse de la confiance en soi qui explique la primauté donnée à l’obéissance comme vertu et l’incroyable insensibilité des hommes aux exigences de leur conscience. Nombreuses sont les pratiques religieuses et morales qui détournaient profondément l’individu de lui-même et de ses propres désirs, autant que de l’espace public. Or, le nazisme, lui, avait l’audacieux projet de surmonter les dualismes engendrés par la religion: l’opposition du corps et de l’âme, celle de la chair et de l’esprit. Il en appelait à la tradition allemande fière de son intériorité, de cette Innerlichkeit qui réclamait un effort soutenu d’attention à soi. Il rattachait cette célébration de l’esprit allemand à l’affirmation de la réalité du moment historique et du corps allemand, tant individuel que social. Il fallait se louer de la santé de ce corps, de sa beauté, de son utilité et, surtout, de ce qu’il était le temple de la transmission de la vie biologique.

L’éthique nazie était une stratégie qui visait à saboter les autres rapports à la sexualité - comme ceux de la République de Weimar, de l’Union soviétique ou des Français. Le Troisième Reich monta une vaste campagne de purification sexuelle qui exerça un terrible attrait sur les chrétiens allemands et fit même apparaître Hitler comme un instrument de renouveau moral à certains chrétiens des Etats-Unis (4) Cette campagne pour la décence n’était pourtant en aucune manière une approbation des valeurs chrétiennes. Elle construisit un érotisme post-chrétien dans lequel on célébrait la beauté du corps et les avantages de l’exposer dans sa nudité. Les Nazis réussirent fort bien à réduire la conception chrétienne à une irrémédiable pudibonderie, à présenter l’enseignement de l’Eglise en matière sexuelle comme implacablement hostile aux plaisirs de la sexualité et à encourager les jeunes à chercher ailleurs une explication rationnelle de leurs désirs érotiques. (5)

L’insuffisance de la formation morale chrétienne avait une autre face. Elle apporte d’ailleurs une réponse essentielle à l’inlassable recherche des raisons pour lesquelles les Nazis ont pris les juifs pour victimes et pour lesquelles il s’est trouvé tant d’hommes pour participer à leur massacre. Avant d’être massacrés puis abandonnés comme n’ayant aucun intérêt pour personne, les juifs avaient d’abord été dépeints comme des êtres à la fois dénués de spiritualité et investis d’un pouvoir sexuel, d’une charge érotique. A l’opposé de l’intériorité allemande si particulière, le juif était non seulement dépourvu d’esprit mais ennemi de l’esprit. Les philosophes allemands s’inquiétaient de ce que l’on appelait la Verjudung du deutschen Geistesleben, l’“enjuivement” de la vie spirituelle allemande. Dans la propagande nazie, le juif était décrit comme fondamentalement charnel, excessivement sensuel, véritablement possédé par un insatiable érotisme, un être dont la conduite échappait au gouvernement de la conscience morale. (6)

Certaines racines de ce portrait nazi se trouvent dans le christianisme. Pendant l’ère nazie, l’anti-judaïsme chrétien et l’antisémitisme moderne ont coexisté et il nous reste encore à cerner les différentes manières dont ils se sont mêlés. Cependant, l’extrême victimisation des juifs par les Nazis vient de la place qui leur a été attribuée dans le champ érotique de la sexualité moderne. Cette description sexuelle n’a pas été statique mais a exercé une fonction dynamique dans un champ éthique défini comme une lutte ayant pour enjeu la vie ou la mort entre la saine vitalité du sang aryen et le sang sémite malade et porteur de mort, la morbide et fatale substance sémite (7)

Ce dernier élément de la culture sexuelle moderne peut indiscutablement être qualifié de raciste, mais il se rattache aussi au discours sexuel chrétien au moins sur un point. Le paradigme de la lutte débouchant sur la vie ou la mort révèle l’héritage de la lutte entre la chair et l’esprit où tout péché sexuel était grave ou mortel, c’est-à-dire condamnait l’âme du pécheur à la mort de la damnation éternelle.

A la question de savoir pourquoi tant de personnes ont hésité à se situer en marge, pourquoi tant ne se sont pas décidées à venir en aide à la victime juive, je réponds que telle est l’une des principales sources de cette indifférence morale. Aux yeux des Allemands fiers de cette intériorité spirituelle que leur léguait leur culture et humiliés par le combat sexuel qui se livrait dans leur corps, le juif charnel représentait une contamination, la destruction du sens spirituel, l’éruption d’un érotisme incontrôlable. A la lumière du type de formation morale qui avait cours dans le milieu chrétien dominant, on aurait pu prédire que, même si des protestations s’étaient élevées en faveur des infirmes et des aliénés, les juifs auraient été abandonnés. Dans l’hypothèse la plus favorable.



* James W. Bernauer s.j., est professeur de philosophie au Boston College, Chestnut Hill, Ma. [Texte traduit de l’anglais par C. Le Paire].
1. Karl JASPERS , The Question of German Guilt (New York, Dial Press, 1947).
2. Voir Carl AMERY, Capitulation (New York, Herder and Herder, 1967), p. 29-34.
3. Cf. Alfred DELP, The Prison Meditations of Father Delp (New York, Macmillan, 1963) p. 118, 146-147.
4. Voir Frederick Ira MURPHY, The American Christian Press and Pre-War Hitler’s Germany, 1933-1939, thèse de doctorat pour l’Université de Floride, 1970.
5. Wilhelm ARP , Das Bildungsideal der Ehre (Munich, Deutscher Volksverlag 1990; Langer, Katholische Sexualpädagogik im 20 Jahrhundert, p. 115.
6. On trouve une réplique juive à ces accusations dans l’ouvrage de Haim BLOCH, Blut und Eros im jüdischen Schriftum und Leben:Von Eisenmenger über Rohling zu Bishoff (Vienne, Sensen-Verlag, 1935). Sur les accusations elles-mêmes, voir Sander GILMAN, The Jew’s Body (New York, Routledge, 1991), p. 258.
7. Werner DITTRICH, Erziehung zum Judengegner: Hinweise zur Behandlung der Judenfrage im rassenpolitischen Unterricht (Munich, Deutscher Volksverlag, 1937); Barbara HYAMS et Nancy HARROWITZ, “A Critical Introduction to the History of Weiniger Reception”, in Jews and Gender, Responses to Otto Weininger, 4 ; et Jay GELLER, “Blood Sin: Syphilis and the Construction of Jewish Identity”, in Faultline 1 (1992), p.21-48

 

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