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Lettre d'Edith Stein à Pius XI (12 avril 1933)
Stein, Edith (Teresa Benedetta della Croce) 1891-1942
Allemagne (1933/04/12)
Saint Père !
Comme fille du peuple juif, qui par la grâce de Dieu est devenue depuis onze ans fille de l’Eglise catholique, j’ose exprimer au Père de la chrétienté ce qui préoccupe des millions d’Allemands.
Depuis des semaines nous sommes spectateurs, en Allemagne, d’événements qui montrent un total mépris de la justice et de l’humanité, pour ne pas parler de l’amour du prochain.
Depuis des années, les chefs du national-socialisme ont prêché la haine contre les juifs. Maintenant qu’ils ont obtenu le pouvoir et armé leurs fidèles – parmi lesquels figurent des éléments criminels connus – ils recueillent le fruit de la haine qu’ils ont semée.
Les défections du parti qui détenait le gouvernement jusqu’à il y a peu, finissaient par être admises mais il est impossible de se faire une idée de leur nombre tant l’opinion publique est bâillonnée. De ce que je peux juger moi-même, sur la base de mes rapports personnels, il ne s’agit pas du tout de cas isolés.
Sous la pression des voix venues de l’extérieur, ils sont passés à des méthodes plus « douces » et ont donné l’ordre qu’on « ne touche un cheveu à aucun juif ».
Ce boycottage – qui nie aux personnes de développer une activité économique, la dignité de citoyen et la patrie – a poussé beaucoup de gens au suicide : cinq cas ont été portés à ma connaissance dans mon seul entourage.
Je suis convaincue qu’il s’agit d’un phénomène général qui provoquera beaucoup d’autres victimes. On peut penser que les malheureux n’auront pas eu assez de force morale pour supporter leur destin. Mais si la responsabilité retombe en grande partie sur ceux qui les ont poussés à un tel geste, elle retombe aussi sur ceux qui se taisent.
Tout ce qui est arrivé et ce qui arrive quotidiennement vient d’un gouvernement qui se définit « chrétien ». Non seulement les juifs, mais aussi des milliers de fidèles catholiques de l’Allemagne – et, je pense, du monde entier – attendent depuis des semaines et espèrent que l’Eglise du Christ fasse entendre sa voix contre un tel abus du nom du Christ.
L’idolâtrie de la race et du pouvoir de l’Etat, avec laquelle la radio martèle quotidiennement les masses, n’est-elle pas une hérésie ouverte ? Cette guerre d’extermination contre le sang juif n’est-elle pas un outrage à la très sainte humanité de notre Sauveur, de la bienheureuse Vierge et des apôtres ?
N’est-ce pas en opposition absolue avec le comportement de Notre-Seigneur et Rédempteur, qui, même sur la croix, priait pour ses persécuteurs ? Et n’est-ce pas une tache noire sur l’histoire de cette Année sainte qui aurait dû devenir l’année de la paix et de la réconciliation ?
Nous tous qui regardons la situation allemande actuelle comme enfants fidèles de l’Eglise, nous craignons le pire pour l’image mondiale de l’Eglise elle-même si le silence se prolonge ultérieurement. Nous sommes aussi convaincus que ce silence ne peut à la longue obtenir la paix de l’actuel gouvernement allemand.
La guerre contre le catholicisme se développe en sourdine et avec des moyens moins brutaux que contre le judaïsme, mais pas moins systématiquement. Il ne se passera pas beaucoup de temps avant qu’aucun catholique ne puisse plus avoir un emploi à moins qu’il ne se soumette sans conditions au nouveau courant.
Aux pieds de Votre Sainteté, demandant la bénédiction apostolique.
Edith Stein
Enseignante à l’Institut allemand de pédagogie scientifique au Collegium Marianum de Munster
[Publiée en italien par le Corriere della Sera (19 février 2003), traduite et publiée par la Croix, le 24 février 2003].