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La destruction du Temple: sa signification pour les chrétiens
K. Hruby
Depuis bientôt vingt-deux ans, donc depuis la création en Palestine, en plein 20e siècle, d'un Etat juif, les événements dans les pays du Moyen Orient occupent périodiquement la « une » de la grande presse internationale. Dès 1948, la question du Temple a été abordée par des exégètes et des théologiens chrétiens qui ne se réclament pas nécessairement d'une vision « extatique » du christianisme. (Pour les mouvements de cette inspiration, les événements en Israël et autour de lui constituent, en effet, le signe majeur de ce que « la fin des temps » est imminente). La réunification de Jérusalem, en juin 1967, a, une fois de plus, mis le problème du Temple au centre de l'actualité, le plus souvent, d'ailleurs, à cause d'un ensemble de fausses idées qu'on se fait, dans les milieux chrétiens, du messianisme et de l'eschatologie juifs, pensés à travers des catégories chrétiennes. Enfin, en août 1969, l'incendie de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem et les réactions passionnelles qu'il a suscitées dans les pays musulmans ont conféré une dimension de plus à cette question, celle de la haine incontrôlée.
Elément étrange: ce Temple, qui est encore capable de susciter tant d'intérêt, dans le monde juif, certes, mais surtout parmi les chrétiens, et dont le spectre peut encore, on vient de le voir, déchaîner tant de passions, a été détruit, il y a exactement 1 900 ans, le 9 (ou 10) Av (au mois d'août), et il n'en subsiste que quelques pans de murs, et quelques substructures, entre autres le célèbre « Mur occidental », principal « lieu saint » du judaïsme. C'est cet anniversaire qui nous suggère une brève réflexion sur la signification du Temple dans la perspective chrétienne, une fois la question exposée du côté juif, où elle a évidemment une autre dimension.
L'idée de la destruction du Temple.
A cause de l'importance que la destruction du Temple revêt dans l'argumentation des Pères de l'Eglise, il n'est peut-être pas inutile de souligner que l'idée de la destruction du Sanctuaire n'est pas entrée dans la réflexion religieuse post eventum. Après la disparition dans la tourmente du premier Temple en 587/86 av. J.-C., et sa reconstruction, bien modeste, en plusieurs étapes, après le retour d'exil, l'idée du caractère caduc du Sanctuaire est toujours restée vivante en Israël. Il suffit de penser à la vision de Michée de la destruction du Temple (Mi 3, 12; cf. Jr 26, 18).
C'est, pour une part, le caractère si humble — par rapport à l'édifice salomonien — du Temple post-exilique, qui a présidé à cette idée. Par ailleurs, c'est l'époque où se développe considérablement la conception théologique de la valeur du Sanctuaire et de sa place, non seulement dans la vie de la nation, mais dans une vision cosmique: Puisque le Temple est destiné à être le centre spirituel de toutes les nations (cf. Is 2, 1-4), il est très compréhensible qu'on l'imagine glorieux, dépassant en splendeur la modeste réalisation de l'époque de Zorobabel (cf. Ag 2, 9; Za 14, 18ss).
Ces réflexions aboutissent à l'image du Temple idéal (Ez 40-48), dont la construction présuppose nécessairement la disparition d'un édifice qui, dans cette perspective grandiose, ne peut subsister que pendant un temps limité. Par rapport au premier Temple, celui de Zorobabel manquait aussi d'un élément majeur: l'arche d'alliance et le propitiatoire où Dieu « apparaît dans la nuée » (Lv 16, 2) en sont absents. D'ailleurs, ce modeste Sanctuaire fut encore profané par les armées d'Antiochus Epiphane. Est-ce étonnant qu'on le célèbre dans des termes lyriques, après sa nouvelle dédicace par les Maccabées, en 165 av. J.-C.? (Cf. 2 M 3, 31; 22, 3, 12; 3 M 1, 20).
Cependant, l'idée du caractère purement passager de ce Temple, qui doit faire place à un édifice somptueux, digne du Dieu Créateur du ciel et de la terre — et adoré comme tel par toutes les nations de la terre — continue à faire son chemin. C'est l'apocalyptique qui va s'en emparer et la développer, à la suite de la prophétie de Daniel (cf. Dn 8, 1 1 ss; 11, 31; 12, 11). Dans le livre d'Hénoch (90, 28ss), nous trouvons également une vision de l'« enlèvement » de l'ancien Temple et de la reconstruction du nouveau Temple; quand Israël sera définitivement délivré du joug des nations, un nouveau Temple, dépassant en splendeur l'ancien, sera érigé (ib. 89, 73; 91, 13; Jubilés, 1, 17, 27, 29). C'est en vue de cet événement que l'arche d'alliance a été cachée par Jérémie (2 M 2, 4, 8). Aussi, dans les apocalypses, on insiste sur ce que le futur Temple sera un Sanctuaire pour toutes les nations (Hn 90, 33; Jub 4, 26).
C'est encore dans l'apocalyptique qu'apparaît l'idée du Temple et de la Jérusalem célestes, prototype du Sanctuaire terrestre (cf. Bar syr 4, 2-6), idée que va aussi développer la tradition rabbinique. Celle-ci contient, d'ailleurs, maintes allusions à la destruction du Temple, et souvent dans une perspective quelque peu différente.
L'attitude des chrétiens à l'égard du Temple après l'an 70.
Pour bien comprendre l'attitude que les chrétiens, après l'an 70, ont adoptée à l'égard du Temple, il faudrait d'abord analyser la situation qui,à cet égard, se dégage des évangiles — surtout des « synoptiques » — et des autres écrits néo-testamentaires, ce qui n'est pas notre objectif ici. Une chose est cependant certaine: la séparation entre les deux communautés, juive et chrétienne, n'est intervenue que progressivement, et les chrétiens n'ont pris conscience que peu à peu des changements majeurs intervenus, sur tous les plans, par suite du nouvel ordre de choses instauré par le Christ. Les premiers documents chrétiens, et donc les écrits néo-testamentaires, reflètent assez fidèlement cette évolution. Ainsi trouvons-nous, dans les synoptiques, d'une part une attitude absolument « classique », traditionnelle, à l'égard du Sanctuaire et de son culte; d'autre part s'y dessine déjà nettement un changement d'attitude au niveau des consciences: ce qui, désormais, donne accès à Dieu, n'est plus le culte du Temple, mais l'oeuvre rédemptrice du Christ.
Etant donné que le christianisme ne se présente pas comme un phénomène religieux inédit, entièrement nouveau et sans antécédents, mais qu'il veut être, au contraire, la continuation organique et l'aboutissement d'un cheminement antérieur qui est précisément le judaïsme, il est très compréhensible que, dans la vie de Jésus au sein du peuple juif, le Temple et tout ce qui s'y rattache revêtent une grande importance. Il faut se rappeler qu'à cette époque, le Temple était, en effet, l'institution majeure de la vie juive. Ce fait avait encore été mis en relief par la restauration grandiose du Sanctuaire par le roi Hérode.
Bien que certains passages des évangiles, comme, par exemple, celui des trente deniers jetés dans le Temple par Judas (Mt 27, 3-11), et cet autre, parlant du voile du Temple qui se déchire de haut en bas à la mort de Jésus (Mc 15, 38 et par.), traduisent manifestement un symbolisme, et donc une intention très précise, nous voyons néanmoins, dans les Actes, que, ni la Passion, ni la Résurrection, ni même la Pentecôte, n'ont changé les habitudes de la jeune communauté, concernant le Temple. Dans ce domaine, comme en tant d'autres, le petit noyau chrétien apparaît encore comme entièrement solidaire de la masse du peuple juif. Les apôtres eux-mêmes continuent de se rendre au Temple pour la prière (Ac 2, 46; 3, 1-10), et, à l'exemple de leur Maître, ils y enseignent (ib. 5, 12, 20s, 25, 42). Même Paul reconnaît le caractère légitime du Temple en y offrant le sacrifice de nazir (ib. 21, 26; etc.). Certes, c'était, de sa part, en tout premier lieu, un acte d'opportunisme dicté par le souci de sauvegarder l'unité de la communauté, mais il garde cependant une autre dimension. Il est, d'ailleurs, intéressant de noter que les premiers à contester la valeur de la Loi et du culte étaient les hellénistes, autour d'Etienne (cf. ib. 6, 13s).
Le fondement théologique: l'épître aux Hébreux.
S'il est légitime et nécessaire de tenir compte, au sujet de l'attitude chrétienne à l'égard du Temple de toute une évolution n'intervenant que progressivement, il est vrai, aussi, que l'élément essentiel, dans cette évolution, est d'ordre théologique. C'est cet élément qui peut nous expliquer le fond du revirement intervenu, à ce sujet, dans l'attitude de la communauté. L'hypothèse que nous adoptons, concernant la date de la rédaction de l'épître aux Hébreux, est absolument secondaire. Le P.C. Sqicq (Epître aux Hébreux, Paris, 1952, pp. 254ss) admet, avec d'autres auteurs sérieux, que cette épître a été rédigée avant le mois d'août de l'an 70. Pour lui, cette date est « hautement probable ». A supposer que l'auteur de l'épître aux Hébreux ne se livre donc pas à un raisonnement post factum, elle anticipe, en tout cas, les éléments théologiques majeurs qui, après la destruction définitive du Temple, conditionnent et façonnent l'attitude chrétienne à l'égard du Sanctuaire et de son culte. Les « Hébreux » auxquels elle s'adresse étaient précisément des judéo-chrétiens, viscéralement attachés au Sanctuaire, qu'il fallait donc éclairer à ce sujet.
Le raisonnement de l'épître aux Hébreux.
Ce qui et à la base de la thèse de l'auteur, c'est sa conviction inébranlable de la vérité suréminente de Jésus comme Fils de Dieu, et son caractère éternel. C'est ce Fils de Dieu qui accomplit le vrai culte, et, en même temps, le dépasse. Par rapport au sacerdoce de l'Ancienne Alliance, l'auteur constate que la fonction du grand-prêtre était de tout temps limitée par le péché (7, 27). Pour cette raison, les prêtres issus de la maison de Lévi, pourtant choisis et constitués par Dieu, ne pouvaient néanmoins jamais atteindre le but dernier du culte, la vraie expiation (7, 11, 19); la conscience du péché, chez eux, ne pouvait jamais être effacée, et c'est elle qui créait en permanence le besoin d'offrir de nouveaux sacrifices, de sorte que s'installait un cercle sans issue. Ainsi, les sacrifices deviennent une anamnesis, un rappel du souvenir des péchés (10, 3). Les sacrifices répétés à l'infini ne peuvent produire aucune vraie purification (9, 6ss, 12; 10, lss). Or, la raison d'être du Sanctuaire, ce sont les sacrifices qu'on y offre. Mais, comme les sacrifices eux-mêmes, il est kosmikôn (9, 1), « du monde », imparfait, l'oeuvre de mains d'homme, et fait partie des choses périssables, tandis que le vrai culte se situe dans les sphères supérieures; le Sanctuaire terrestre et son service n'étaient donc « qu'une copie et une ombre des réalités célestes » (8, 5). L'Ancienne Alliance, avec ses institutions, était, d'ailleurs, elle aussi, « une figure pour la période actuelle » (9, 9), dans laquelle nous sommes entrés, grâce à Pceuvre du Christ. La fin dernière de tout culte est l'unité, voire l'identification entre le prêtre et le sacrifice (7, 27; 9, 28; etc.). Ce qui donne une valeur éternelle au sacrifice du Christ, c'est son caractère pneumatique (9, 14), pleinement et éternellement valable et incomparable; de plus, c'est un sacrifice unique, se suffisant en lui-même (7, 27; 9, 26, 27, 28).
Le Fils, en sa qualité de grand-prêtre éternel, se fraie la voie au trône, à la plénitude de la présence de Dieu, non pas mystérieuse, comme au Temple, mais effective, « par-delà le voile » (6, 7-20). Il est le fondement de notre espérance; il nous appartient désormais d'accomplir la même démarche, car il y est entré comme notre prbdromos, notre précurseur (6, 20); c'est son sacrifice unique et incomparable qui nous a ouvert le ciel (9, 23; 10, 19s). Dans la personne du Christ intervient, d'ailleurs, également la fusion entre la fonction sacerdotale et la fonction royale. Il est le leitûrgbs permanent, celui qui officie dans la vraie Tente (8, 2), et, en même temps, celui qui est assis à la droite du trône de majesté. Sa place y est en vertu de son sacrifice, et il s'agit, là encore, d'une fonction éternelle, non limitée dans le temps.
L'impact de cette théologie.
Ce qui résulte logiquement de cette théorie très claire, c'est un changement total intervenant sur le plan cultuel: par le sacrifice du Christ, l'ancienne Loi est radicalement changée, et avec elle, l'ancien sacerdoce. L'ascendance du Christ nous fournit, d'ailleurs, l'indice: le kyrios est issu de Juda, de la lignée davidique, et non de Lévi, comme la maison d'Aaron, le sacerdoce héréditaire (7, 13ss); il est le grand-prêtre éternel (ib. 15), et, à côté de lui, il n'y a, désormais plus de place pour un autre. En lui et par lui, les anciens sacrifices s'effacent désormais devant le seul sacrifice éternellement valable (10, 9).
Les « biens futurs », qui constituent la seule réalité, au sens fort du terme, sont une rédemption définitive, complète (10, 12, 18). L'effet de l'action sacerdotale opérée par le grand-prêtre éternel est une lytrosis, une rédemption permanente (9, 12), une apolytrosis ton parabaseon, un rachat des transgressions (ib. 15), une àphesis, une rémission totale (10, 18), la libération définitive de tout sentiment de culpabilité (9, 14), que les anciens sacrifices ne pouvaient jamais effacer totalement, et, en même temps, un purification du cœur (10, 22). C'est l'action sacerdotale du Christ qui nous sanctifie aux yeux de Dieu (10, 10; cf. ib. 14; 13, 12). A tout jamais, le Christ nous a ainsi rendus parfaits (teteleioken: 10, 14) dans notre approche de Dieu, qu'il rend possible.
Cet état glorieux nous est désormais définitivement et irrévocablement acquis (4, 14; 8, 1; 10, 21), car, dans le Christ, nousx sommes approchés de la cité du Dieu vivant (12, 22) et la communauté confesse cette expérience unique commeune réalité absolue: elle a en partage une vocation céleste (3, 1; cf. 4, 14; 10, 23).
Les conséquences directes de cette théologie.
Si tel est le cas, les anciens sacrifices sont évidemment devenus entièrement caducs; désormais, ils n'ont plus aucune raison d'être, car c'est le seul sacrifice du grand-prêtre éternel qui constitue le véritable culte (9,14). Il en résulte l'obligation impérieuse de rompre avec les habitudes cultuelles anciennes. Le rattachement à Jésus, qui a souffert « en dehors du camp » signifie la rupture radicale avec l'ancien système cultuel (13, 10-13), et donc avec le Temple. Telle est la volonté formelle de Dieu (ib. 21). Désormais, rien n'existe, dans le domaine cultuel, en dehors du Christ.
La négation du Temple.
Une telle théologie mène nécessairement à la négation radicale du Temple. Devenu ainsi à tout jamais caduc, n'est-il pas logique d'admettre que Dieu lui-même l'ait voué à la disparition? En fonction de cette réflexion, apparemment très cohérente, la destruction du Temple sera considérée effectivement, par les chrétiens, comme le signe majeur de la fin de l'ancien ordre.
Chaque fois que, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, les juifs semblent aboutir dans leurs efforts tenaces en vue de la reconstruction du Sanctuaire dévasté, les chrétiens s'agitent et s'inquiètent. Ainsi sous Trajan, et plus tard, sous Julien l'Apostat. Car la reconstruction du Temple ne serait-elle pas une preuve flagrante en faveur des thèses juives, selon lesquelles les prétentions théologiques du christianisme ne sont qu'une imposture? L'ordre chrétien peut-il admettre l'existence du Temple, malgré son caractère désormais intrinsèquement caduc?
Pour les Pères de l'Eglise, la destruction du Temple n'est pas seulement un signe de l'abolition de l'ancien ordre, mais de la « réprobation » du peuple, bien que celle-ci, historiquement parlant, ne soit nullement un effet de cet événement. Déjà à l'époque du Christ, et donc bien avant la destruction du Temple, deux tiers du peuple juif habitaient les pays de la Diaspora. Mais les Pères se soucient très peu de tels « détails », surtout s'ils vont à l'encontre de leurs thèses. Cependant, nous entrons là dans un autre contexte, qui est celui de la confusion théologique totale et inextricable, quant à la place, à la fonction et à la valeur du judaïsme et du peuple juif dans l'ordre chrétien. Voici quelques exemples du raisonnement des Pères, glanés sans système et sans ordre chronologique, simplement pour montrer la permanence d'un raisonnement très particulier.
L'historien de l'ancienne Eglise, Eusèbe de Césarée, écrit dans sa Demonstratio evangelica:
Aussitôt [ après la mort de Jésus], les juifs, n'ayant pas accueilli le prophète et n'ayant pas obéi à ses saints oracles, subirent la pire des destructions, ayant ainsi supporté un sort conforme à la prédiction... Les prophéties [de l'Ancien Testament ] ont annoncé clairement la ruine et le rejet de la nation juive, à cause de leur incrédulité envers le Christ (Dem. ev. II, 1. 7; PG XXII, 73 et ib. II, 2. 2; PG XXII, 111).
Athanase n'arrive pas à comprendre comment les juifs peuvent continuer à vivre normalement. Il s'exclame:
Que reste-t-il à faire qui n'ait pas été accompli, pour que, maintenant, les juifs se réjouissent et refusent de croire? Comme nous le voyons, ils n'ont plus ni roi, ni prophète, ni Jérusalem, ni sacrifice, ni vision... (Contra paganos et de Verbi incarnatione, 40; PG XXV, 168 A).
En Occident, Hilaire de Poitiers partage les mêmes sentiments:
[Les juifs ] ont assurément conscience de leur douleur, eux qui sont dispersés, captifs, gémissant sous le tribut à payer, sans Temple, sans sacerdoce...
Celui, parmi les Pères, qui a quasiment érigé en « doctrine » ce genre de thèses, est Jean Chrysostome:
En effet, dit-il, [les juifs] repoussaient le Christ comme un ennemi, prétendant ainsi venger [Dieu] le Père... Alors, [Dieu] a puni leur impudence, il a abattu leur ville, et il ne reste aucune partie de la terre qui n'ait la preuve de la ruine des juifs... Il en a fait un exemple pour tous, en ne les tuant pas, mais en leur laissant la vie et en les dispersant: eux, qui habitaient une seule région, ils sont maintenant dispersés par toute la terre... Vous [autres, juifs], êtes errants, exilés... Vous êtes privés de liberté, de patrie, de sacerdoce et de tout ce que vous aviez auparavant... Au début, quand le [premier] Temple avait été détruit, les prophéties vous restaient, et les dons de l'Esprit, et les miracles. Maintenant, [après la destruction du second Temple]... tout cela vous a été enlevé aussi (Hom. in Ps., VIII, 2-4; PG LV, 109-115).
...Pour avoir refusé d'obéir au Messie, les juifs sont exilés de leur terre natale, ils sont errants et fugitifs sur toute la face de la terre. Vous n'ignorez pas comment ils furent chassés de Jérusalem, dépouillés de leurs anciennes lois, forcés de renoncer à leurs usages... Ce qu'ils ont souffert sous Vespasien et Titus, aucune parole ne saurait le rendre... (Ut Christus Deus sit, 8).
Cette nation jadis si grande... n'a pu, depuis cette époque jusqu'à nos jours, relever un seul Temple, quoique tant de souverains l'aient secondée... C'est que le Temple a été renversé par cette même puissance du Christ qui a bâti l'Eglise... Cet unique monument [le Temple], qui faisait la force de leur nation, où s'accomplissaient toutes les cérémonies de leur culte, le centre et le foyer du judaïsme, ils ont dû, je le répète, renoncer à le voir sortir de ses cendres (ib. 16-17).
Telles on été les thèses « traditionnelles » concernant la signification de la destruction du Temple. Un auteur contemporain, Denise Judant (Judaïsme et Christianisme, « Dossier patristique », Paris, 1969), les résume et y ajoute le commentaire suivant (op. cit., p. 104):
...Vingt siècles plus tard (après la « dispersion » du peuple juif), un Etat juif pourra se reconstituer, sans que, pour autant, Israël reprenne son rôle de peuple élu, rôle que tous les Pères attribuent désormais à l'Eglise, et à elle seule.
D'ailleurs, le rétablissement de l'Etat d'Israël n'a pas fait cesser la dispersion, et le peuple juif continue, « par toute la terre », son rôle de témoin [évidemment négatif, dans le sens d'Augustin - K.H.]. Enfin et surtout, le culte du Temple reste à jamais aboli, signe éclatant de la modification des rapports entre Dieu et le peuple qu'il avait jadis choisi [c'est nous qui soulignons]. De même que l'élection d'Israël, faite par Dieu en vue de l'avènement du Messie, a passé à l'Eglise, de même le sacerdoce. Aussi le raisonnement des Pères, en dépit de la reconstitution d'un Etat juif, conserve-t-il toute sa valeur. Les « signes » qui étaient liés à l'élection d'Israël sous l'Ancienne Alliance, ont désormais disparu.
Nous voudrions simplement rappeler pour mémoire que l'autorité ecclésiastique compétente, en l'occurence l'archevêché de Paris, a refusé de sanctionner les thèses de Mme Judant par l'« Imprimatur ».
La valeur des thèses « traditionnelles » concernant le Temple.
A la lumière de ces thèses, il faut se demander nécessairement quelle est leur vraie signification, c'est-à-dire quelle est la vraie signification de la destruction du Temple dans une vision authentiquement biblique et chrétienne. Rappelons d'abord une vérité première: il ne peut pas y avoir de « tradition » digne de ce nom en dehors d'une entière fidélité à la révélation biblique. Là où les Pères de l'Eglise s'en sont manifestement écartés — quelles que soient les raisons de ce phénomène, souvent explicables en fonction d'un ensemble de circonstances concrètes d'ordre historique — ni eux, ni, à plus forte raison, leurs émules contemporains, ne peuvent être considérés comme les représentants d'une « tradition » faisant autorité.
Pour un chrétien, donc pour quelqu'un qui a accepté le kérygme de la communauté tel qu'il est exprimé dans les écrits néo-testamentaires, le Temple ne peut plus avoir de valeur cultuelle. A ce sujet, le témoignage de l'épître aux Hébreux est définitif et irrévocable. Dans ce sens, la destruction du Temple a certainement aidé les chrétiens, et plus particulièrement ceux issus du judaïsme, à comprendre le changement profond et radical qui, dans ce domaine, est intervenu par l'oeuvre du Christ.
Cependant, il est aberrant, comme l'ont fait les Pères, et, après eux, tant et tant de générations de théologiens et de pseudo-théologiens, d'interpréter cet événement comme « le signe » par excellence d'un châtiment divin quelconque qui aurait frappé le peuple juif. Qu'on n'essaie surtout pas de se retrancher, à ce propos, derrière le « discours eschatologique » des évangiles: tout homme non prévenu devrait savoir que nous sommes là dans un contexte apocalyptique, et qu'il est extrêmement difficile, sinon impossible, de distinguer entre éléments « historiques » et « eschatologiques ». Qui veut trop prouver, ne prouve rien du tout. Que Dieu ait souvent châtié son peuple à cause de ses infidélités, est une constante majeure de l'histoire sainte, mais il le châtie à sa manière, pour l'amener à la repentance, sans que, ni les Pères de l'Eglise, ni les théologiens, ni les pseudothéologiens chrétiens aient à lui dicter le mode de châtiment en fonction de leurs thèses. Il y a dans ces thèses un tel orgueil et une telle présomption qu'on se demande à quel titre elles osent s'afficher sous l'étiquette « chrétienne ».
Une chose est certaine: ni le Temple, ni, d'ailleurs, aucune autre « promesse », ne sont devenus caducs pour le peuple juif qui n'a pas accepté le message de Jésus, donc pour cette partie du peuple qui, pour le dire avec l'apôtre Paul, « a été endurcie — par rapport à l'évangile — jusqu'à ce que soit entrée la totalité des païens » (Rm 11, 25), et qui continue son existence, en même temps que l'Eglise — car il n'existe aucune substitution dans le plan de Dieu, qui est pur dynamisme orienté vers des réalisations essentiellement futures —en fonction de la première révélation et de ses promesses. Faut-il rappeler, une fois de plus, qu'en fonction du témoignage du même apôtre (ib. 9, 4), « c'est à eux [aux juifs] qu'appartiennent l'adoption filiale, la gloire [c'est-à-dire, la Shekhinah, la présence de Dieu au Temple], les alliances, la législation, le culte, les promesses... »? De ce côté, c'est-à-dire en ce qui concerne le peuple juif resté en dehors de la prédication de l'évangile, rien n'est encore devenu caduc, rien n'a été « aboli », rien n'est « périmé ». Bien au contraire: « Les dons de Dieu étant sans repentance » (Rm 11, 29), Israël, en vertu même de la fidélité de Dieu dans ses promesses, en attend légitimement l'accomplissement dans l'ordre qui est le sien, et cela, dans tous les domaines, même en ce qui concerne la restauration du Temple. Celle-ci interviendra, quoi qu'en pensent certains auteurs, « quand ce sera la volonté du Créateur béni », pour le dire avec Maïmonide, et sans que, bien entendu, nous ayons à nous livrer à des spéculations dans un sens ou dans un autre. Dieu, contrairement aux déclarations formelles des Pères de l'Eglise et au grand déplaisir de nombreux « théologiens » —et pseudo-théologiens — chrétiens, est en train de ramener son peuple sur la Terre Promise. Certes, nous ne pouvons, pour l'instant, qu'enregistrer le phénomène « historique ». Nous ne savons pas, et nous ne pouvons, d'ailleurs, pas savoir comment évoluera cette aventure peu commune. Cependant, il est impossible de nier, en chrétien, donc en homme fidèle à la vraie révélation de Dieu, les liens permanents et indestructibles entre ce peuple et sa Terre, en fonction même des promesses divines. N'avons-nous pas le droit de considérer les événements qui, devant nos yeux, se déroulent, précisément avec ce peuple, comme un « signe », mais, contrairement aux Pères et à leurs adeptes, comme un signe éminemment positif, celui même de la fidélité inébranlable de Dieu? Ou bien est-ce « épouser indûment des thèses politiques »?
Non, il ne faut pas se laisser enfermer dans de faux raisonnements, fussent-ils séculaires. Ces raisonnements ne sont-ils, d'ailleurs, pas devenus caducs par les événements? Une vision authentiquement chrétienne, au lieu de déclarer « périmées » les promesses faites par Dieu à Israël, à un Israël en chair et en os, et non à une fiction « théologique » quelconque, en attendra, au contraire, l'accomplissement, avec Israël, dans une même confiance et une même espérance, en s'inclinant humblement devant « l'abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu» (Rm 11, 33).
C'est dans ce sens que même la destruction du Temple deviendra un signe positif d'attente, car, si le Temple — nous l'avons dit clairement — ne peut plus avoir de valeur cultuelle pour un chrétien, il n'en garde pas moins une pour le juif, avec lequel nous unit une même espérance, orientée entièrement vers « les biens à venir » (He 9, 11).