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Revue SIDIC VIII - 1975/2
Peuple-terre-religion: Approches de la question (Pag. 17 - 36)

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Reflets, dans la pensée juive moderne, du lien qui unit le peuple, la terre et la structure de la foi juive
Manfred Vogel

 

L'objet de cette étude est d'examiner la pensée moderne juive en fonction des concepts de peuple d'Israël et de terre d'Israël qu'elle présente, et ensuite de voir comment ces catégories s'intègrent dans une compréhension d'ensemble du phénomène du judaïsme tel qu'il apparaît dans chacune des ces expressions. De fait, outre la simple description et l'énumération des différentes manières de concevoir le peuple juif et la terre d'Israël, il s'agit, aussi d'étudier ces notions et de voir comment elles s'intègrent bien, dans chaque cas, avec une conception particulière du judaïsme. Les notions de peuple d'Israël ou de terre d'Israël, présentées dans chaque cas, sont-elles dans un rapport logique avec la structure du judaïsme qui est proposée? Découlent-elles de la logique interne de cette structure du judaïsme? Bref, il s'agit de savoir si les notions de peuple d'Israël ou de terre d'Israël qui sont présentées sont arbitraires, ou déterminées par des raisons externes, ou bien si elles découlent nécessairement de la conception du judaïsme qui les sous-tend. C'est une entreprise audacieuse et tout ce que nous espérons arriver à faire ici est un simple examen, d'un point de vue assez général, des principales tendances de la pensée juive moderne. Il n'est pas possible de faire ici une analyse complète et détaillée d'un sujet aussi vaste et complexe.
*
Pour cet exposé, cinq tendances différentes ont été retenues; ce sont, semble-t-il, les plus intéressantes et les plus importantes dans la pensée juive moderne. Il s'agit de:

1. La tendance philosophico-théologique, au sens strict du terme, du dix-neuvième et du vingtième siècle. Nous entendons par là les écrits qui sont, systématiquement et de soi, philosophico-théologiques plutôt que des écrits de vulgarisation ou d'idéologie. Cette tendance s'exprime d'abord dans le judaïsme allemand (par exemple Lazarus, Hirsch, Steinheim, Formstecher, Cohen, Rosenzweig).

2. La tendance idéologique sioniste. Cette littérature se subdivise, en fait, en deux:
a) les écrits du sionisme politique (par exemple Herzl, Nordan, Zangwill);
b) les écrits du sionisme culturel, spirituel (par exemple Ahad- Haam).

Ceci est le principal carrefour à l'intérieur de la littérature sioniste, et l'on caractérise habituellement ce qui distingue ces deux aspects en précisant que, pour le premier, la question du sionisme politique est le problème des juifs alors que, pour le sionisme culturel, c'est le problème du judaïsme. Cette formule saisissante est valable mais seulement jusqu'à un certain point car elle n'est probablement pas la plus fondamentale. En effet, le problème du judaïsme et le problème des juifs sont intimement liés et le problème de l'un est le problème des autres. On trouverait peut-être une distinction plus essentielle, comme nous essayerons de le suggérer plus loin, dans la place accordée à l'ethnicité du peuple juif dans chacun des aspects de cette alternative.

3. La tendance culturelle autonomiste (Dubnow). Cette tendance est l'autre face de la tendance culturelle, spirituelle, sioniste. Les deux tendances saisissent le phénomène du judaïsme essentiellement de la même façon. Une différence entre elles est que la première affirme l'existence de la diaspora à l'exclusion de toute autre situation tandis que la seconde souligne le besoin de l'établissement en terre d'Israël.

4. La tendance socialiste à proprement parler, ]a littérature qui traite du socialisme et dans laquelle la question juive s'insère dans le cadre de ce contexte sous-jacent. Cette tendance se divise elle-même, à son tour, en deux formes de socialisme: l'une sioniste (M. Hess) et l'autre violemment anti-sioniste et pour la diaspora (Bund).

5. Enfin, nous jetterons un regard sur la tendance mystique. En particulier, nous examinerons certaines expressions de la pensée juive moderne que l'on est en droit de définir légitimement comme des formes mystiques du judaïsme. Ici encore, il faut introduire une subdivision. Certes, toutes les expressions mystiques sont religieuses au sens profond du terme. Mais si l'on prend l'expression rabbinique orthodoxe spécifique comme critère de religiosité, il faut introduire une subdivision entre ceux qui adhèrent à la religiosité, orthodoxe (Rav. Cook) et ceux qui, par rapport à cette religiosité orthodoxe, doivent être définis comme non religieux (A.D. Gordon, M. Buber).

Evidemment, étant donnée l'ampleur de la tâche que nous nous fixons, nous ne pouvons faire autrement que de traiter de généralités. En agissant ainsi nous prenons un risque, mais nous n'avons pas d'autre alternative. Peut-être aurons-nous, dans la discussion qui suivra, la possibilitéde passer à des exemples et à un examen plus précis des différents penseurs. Après ces quelques remarques d'introduction, nous allons entrer dans le vif du sujet. Je me propose de traiter simultanément de la notion de peuple juif et de la notion de terre, dans la mesure où la position prise en face de l'un imprègne la position prise en face de l'autre. Je m'efforcerai de voir si les positions prises découlent de la logique interne de la définition adoptée, c'est-à-dire de la connaissance fondamentale de ce qui constitue la structure essentielle du judaïsme. Dans la conclusion, à mes risques et périls, je tenterai de donner une évaluation de la question, en m'appuyant sur ma propre compréhension de ce qui constitue la structure essentielle du judaïsme, dans sa forme distinctive, et comment cela influe sur la notion de peuple et sur la notion de terre.

Catégorie de peuple

Toute expression ou définition authentique du judaïsme devra comporter la catégorie de peuple juif au moins au sens restreint de collectivité distincte. Ceci, naturellement, ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de définitions, de la part des juifs, qui nient complètement la catégorie de peuple: mais, ce faisant, ces présentations nient également, en général, la catégorie de peuple comme tel et affirment seulement une seule et in- divisible catégorie unitaire, à savoir la catégorie « genre humain ».

Ces expressions ne peuvent, quelqu'effort d'imagination que l'on puisse faire, être prises comme des expressions authentiques du judaïsme. Au mieux, elles peuvent être prises comme les expressions de la pathologie du judaïsme moderne. Les théories qui peuvent être prises comme des expressions authentiques du judaïsme doivent, même si c'est au degré minimum, affirmer la réalité du phénomène du judaïsme. Et cette affirmation nécessite, à son tour, l'affirmation de la catégorie de peuple juif, au moins au sens minimum où il constitue une collectivité distincte. Car, sans une destinée humaine collective, lephénomène du judaïsme ne pourrait se manifester en réalité, bien plus, il ne pourrait pas avoir de réalité. Le judaïsme comme corps de doctrines ou comme ensemble de croyances ou comme modèle de conduite ou tout ce que l'on voudra d'autre pour le caractériser, ne peut avoir de réalité tant qu'il n'est pas assumé par une collectivité humaine. Ainsi, dans toute affirmation du judaïsme et donc dans toute expression du judaïsme, la catégorie de peuple juif doit aussi être affirmée.

Ainsi, le problème qui se présente à nous est de savoir si la catégorie de peuple juif est affirmée ou non dans les expressions du judaïsme moderne. Ou plutôt, il s'agit de savoir comment la catégorie de peuple juif est conçue et comprise. Ici, trois opinions se présentent. En premier lieu, le peuple juif peut être compris comme une communauté purement religieuse, une « église » complètement exempte de tout caractère national. En second lieu, il peut être compris comme une entité ethnique, c'est-à-dire une entité nationale, au plein sens du terme, incluant ainsi non seulement une dimension culturelle et spirituelle, mais également la dimension sociale, économique et surtout politique. En troisième et dernier lieu, il peut être compris comme une entité ethnique au sens, restreint, c'est-à-dire limitée à la dimension culturelle et spirituelle.

En ce qui concerne la seconde et la troisième possibilité, il faudrait remarquer qu'on peut les formuler soit dans un contexte religieux, soit dans un contexte sécularisé. En particulier, la catégorie de peuple juif, que ce soit dans le sens plein ou dans le sens restreint d'ethnicité, peut être comprise comme un instrument dans le déroulement des événements religieux, c'est-à-dire comme un agent dans l'oeuvre de la rédemption, et comme telle, la nation est comprise, intégralement et dans son essence même, comme nation sainte. Ou bien alors la catégorie de peuple juif peut être vue en termes naturalistes purement humains comme une nation parmi toutes les autres nation sans vocation religieuse qui constitue son essence.

Bien que la lutte entre une optique religieuse et une optique sécularisée soit âpre et d'une haute signification, nous ne pouvons entrer ici dans les détails. Certes, pour notre propos immédiat, cela n'a pas d'importance du fait que toutes deux, l'optique religieuse et l'optique sécularisée, s'accordent sur la constitution de la catégorie de peuple juif (et c'est cette question qui nous intéresse ici). Le point où elles sont en désaccord est la question du statut de cette catégorie (son ethnicité prise au sens plein ou au sens restreint) dans l'ensemble du déroulement des faits. Il suffit peut-être de dire ici que, dans l'optique religieuse, la catégorie de peuple est prise comme un moyen, comme un instrument dans la réalisation de la vocation religieuse. Et, par conséquent, la catégorie reçoit son sens et sa signification, sa raison d'être, de la fin religieuse qu'elle sert; alors que, dans l'optique sécularisée, la catégorie de peuple est prise comme la fin en soi, comme donnée de base, et, par conséquent, la justification et la raison d'être pour la catégorie découlent de l'urgence d'un besoin biologique de base et du droit pour toute nation de se perpétuer elle-même. J'ajouterai que, quoique, dans l'analyse précédente, les deux opinions puissent être acceptables en théorie comme une position favorable pour comprendre le phénomène du judaïsme, l'acceptation de l'opinion séculariste poserait pour moi un sérieux problème existentiel pour justifier l'histoire juive; et en particulier, il me serait très difficile de justifier la persévérance du peuple et le maintien de son identité juive au prix de tant de souffrance et de conditions de vie anormales pendant si longtemps, pour la simple raison du maintien d'une entité ethnique sécularisée de plus, ou pour satisfaire un besoin biologique de perpétuation de la nation. Je ne suis pas sûr non plus du fait qu'une expression sécularisée de ce type puisse me donner une raison suffisante et une justification pour la décision que j'ai prise de maintenir pour mes enfants leur appartenance à l'ethnicité juive.

Catégorie de terre

Quant à la catégorie de la terre, trois prises de position sont également possibles, en principe. L'une de ces opinions serait de maintenir que la catégorie de terre n'est pas requise pour la survivance et le fonctionnement du judaïsme. Le judaïsme est purement une entité spirituelle, un phénomène religieux ou culturel qui peut fonctionner et survivre sans attachement à la terre, à aucune terre. Une seconde opinion serait d'affirmer que le judaïsme certes nécessite la catégorie de la terre, mais qu'il n'y a pas de localisation spécifique qui soit requise pour cela. N'importe quelle terre, n'importe quelle situation géographique, pourrait satisfaire ce que requiert le phénomène du judaïsme. La troisième et dernière opinion insiste sur le fait que le phénomène du judaïsme exige une terre spécifique, une situation géographique spécifique, à savoir la terre d'Israël. L'épanouissement plénier, optimum, du phénomène du judaïsme requiert la situation géographique spécifique connue comme étant la terre d'Israël.

Catégorie de peuple et catégorie de terre

Toutes ces opinions possibles (les trois, ou plutôt les cinq, relatives au peuple juif et les trois relatives à la terre) trouvent leur expression dans la pensée moderne juive. Partant des expressions relatives à la catégorie de peuple juif nous allons confronter ces données avec les expressions relatives à la catégorie de la terre.

Ainsi, la première opinion, celle qui perçoit le peuple juif comme une communauté purement religieuse, est représentée par la tendance la plus assimilationiste du judaïsme et quoiqu'elle ait très bien pu être largement répandue et populaire dans les milieux émancipés et assimilés du judaïsme occidental, il ne s'agit pas d'une option vraiment sérieuse ni du point de vue de la structure du judaïsme ni du point de vue de sa réalité dans le monde. Elle ne trouve assurément pas d'expression significative dans la pensée littéraire sérieuse. Nous ne construirons donc rien sur cette base pour notre propos. Il est évident que dans l'axe de cette vue sur le peuple juif la seule manière possible de considérer la catégorie de la terre est de nier radicalement sa nécessité pour le judaïsme. Le peuple juif en tant que pure communauté religieuse spiritualisée (bien souvent la religion ici n'est rien d'autre qu'une banale utopie idéaliste d'éthique individuelle). Il devrait être clair que cette position convient à merveille au désir d'assimilation complète en faisant place nette de tout ce qui serait un obstacle à sa pleine réalisation.

Smolensky

Si nous voulons donner un plus grand espace à l'analyse de cette opinion, nous pourrions fort bien le faire par rapport à une autre expression qui tout en préservant l'essentiel de ce qui précède, plaide pourtant avec passion pour la réalité et la préservation de la nation juive. Je pense à Smolensky (avant sa conversion à Hibat Zion).

Smolensky est le père de l'idée de peuple juif comme « nation spirituelle ». Il voit le peuple juif comme le messager d'un enseignement spirituel spécifique, nous pourrions même dire d'un enseignement religieux, dont le rôle est de répandre cet enseignement parmi les nations du monde. C'est en vertu de cet enseignement particulier que se constitue et se perpétue la nation juive, dans sa spécificité. Cette spécificité du peuple juif devrait durer aussi longtemps que le monde, dans son ensemble, n'a pas assimilé cet enseignement et l'avènement de ce temps, s'il survient un jour, est repoussé dans un avenir lointain. Conçu de cette manière, c'est-à-dire comme une entité religieuse absolument spirituelle, le peuple juif n'a pas besoin d'une terre ni d'un état ni même d'une langue nationale. Naturellement, Smolensky soutient que la spécificité du peuple juif ne devrait pas constituer un obstacle pour sa complète émancipation, c'est-à-dire pour une participation à la vie sociale, politique et économique de la nation qui l'accueille. Puisque sa spécificité est exclusivement constituée par un facteur spirituel et que d'autres facteurs concrets de distinction, tels que la terre, la langue et l'état, ne lui sont pas applicables, il n'y a pas de raison pour que les juifs n'adoptent pas les dimension concrètes de la vie nationale, telles que la langue, la terre... etc de la nation qui les accueille. Les juifs sont une nation, mais cette nation est spirituelle, c'est une nation qui n'est pas de ce monde. Ainsi, si l'on parle selon ce monde, le facteur nationalité n'entre pas en ligne de compte pour les juifs. Si l'on parle en termes d'émancipation humaine, les juifs peuvent être pleinement émancipés. Encore que cette émancipation ne puisse pas faire disparaître leur spécificité qui existe en vertu de leur identité spirituelle distincte. Quant à savoir si cette manière de voir est valable, ceci est une question différente. Ce qui, en tout cas, est intéressant et très important est le fait que Smolensky qui conçoit le peuple juif comme une communauté religieuse et spirituelle et donc devrait le considérer comme une collectivité d'individus qui partagent une même vocation. est bien le même qui insiste sur la nature ethnique, nationale de cette entité. Ainsi c'est un groupe biologique à qui est confiée cette vocation et qui à son tour la communique à ses membres individuels. Smolensky attaque insidieusement l'émancipation juive du siècle des lumières précisément sur ce point: l'abrogation et l'effacement de la dimension de peuple dans son intelligence du judaïsme. L'abandon de la notion de nationalité par la pensée juive du siècle des lumières (Mendelssohn) a sonné le glas de la survivance juive. En clair, selon les vues de Smolensky, il ne peut y avoir de revendication d'une terre.

La seconde opinion, d'autre part, c'est-à-dire celle qui perçoit le peuple juif comme une entité ethnique au plein sens du terme est très significative et importante. Certes, elle est surtout limitée à certaines zones de la tendance idéologique sioniste, en particulier la tendance du sionisme politique. Bien que numériquement cette expression ne rencontre pas une large audience, elle n'en est pas moins extrêmement importante pour la destinée concrète du peuple juif de notre temps et ceci (comme nous essayerons de le montrer à la fin de cet exposé) parce qu'elle renferme et représente un aspect essentiel de la structure du phénomène du judaïsme dans sa spécificité, et, c'est ma conviction, dans son authenticité. L'importance de ces expressions ne peut pas être mesurée sur une base quantitative.

Pinsker

Un bon exemple de cette opinion serait le point de vue présenté par Pinsker dans son Auto-emancipation (ce point de vue, sans être identique, est sous plus d'un aspect comparable à celui de Herzl dans son Judenstaat). Fidèle aux objectifs du sionisme politique, la question qui se pose à Pinsker est le problème du peuple juif plutôt que celui du judaïsme. C'est le problème de l'antisémitisme, qui pour lui, contrairement à ce qu'il est pour Herzl, n'est pas un problème moderne mais un problème aussi ancien que l'existence de la diaspora juive. Dans son analyse, des facteurs comme la compétition économique et l'incompatibilité sociale ne constituent pas l'essence du problème de l'antisémitisme. Ils sont des facteurs secondaires qui aggravent le problème, mais ils n'en sont pas la source. Le facteur premier et essentiel dans la production de l'antisémitisme est le fait que le peuple juif est perçu comme une nation fantôme. Dans son existence dans la diaspora il est perçu comme une entité distincte et séparée, comme une nation, et pourtant différente de toute autre nation connue dans l'humanité. Ce n'est pas vraiment une nation, mais simplement le fantôme d'une nation. Et, profondément enraciné dans le coeur de l'homme, existe une crainte primitive des fantômes, de tout ce qui peut ressembler à un fantôme. Une pareille crainte est facilement liée à des sentiments de haine et de dérision et la constellation d'émotions de ce type constitue le phénomène de l'antisémitisme. Et la nation juive, dans son existence de diaspora, ressemble à un fantôme parce qu'elle n'a pas de patrie en propre. Bien d'autres peuples habitent en étrangers dans des pays qui ne sont pas les leurs, mais leur condition n'est pas celle des juifs car ils ont une patrie quelque part. Le juif, par conséquent, n'est pas un étranger dans d'autres pays, mais une créature fantôme errant dans le monde. L'émancipation, par conséquent, ne peut pas être une solution, elle est vouée à l'échec. L'unique solution pour les juifs est donc de retrouver une patrie qui leur soit propre. L'auto-émancipation dans le sens du recouvrement d'une souveraineté nationale est la solution.

Il est clair que la perception du peuple juif qui se reflète dans cette analyse est celle d'un groupe ethnique dans le plein sens du terme. Les juifs sont comme des fantômes puisque leur ethnicité ne s'exprime pas en termes de ce monde. Ils sont des êtres étranges et différents de toute autre nation puisqu'ils ne possèdent pas de territoire personnel et, comme tels, ne peuvent exprimer leur ethnicité dans une dimension politique.

Etant donnée cette compréhension du peuple juif comme une entité au sens plein du terme, il est clair que l'opinion qui refuse le besoin d'une terre serait inapplicable ici. Pour être logique, cette expression du peuple juif ne peut qu'être liée à l'expression qui requiert pour ce peuple l'appropriation de la terre. Si le peuple juif doit s'exprimer dans une dimension politique, il doit avoir une souveraineté politique. Or, l'expression de la souveraineté politique est la possession d'un Etat. Et un Etat ne saurait être établi sans référence à une situation géographique spécifique. Ainsi, la réalisation de la dimension politique requiert, de nécessité absolue, la possession d'une terre. La logique interne de cette affirmation qui perçoit le peuple juif comme une entité ethnique au plein sens du terme requiert l'opinion qui plaide pour le besoin d'avoir une terre en propre pour le peuple juif. Mais la logique interne de cette affirmation ne requiert pas que cette terre soit spécifiquement la terre d'Israël. Ce qui est nécessaire, c'est une terre pour que l'Etat puisse être établi et c'est l'établissement de cet Etat qui est un besoin vital pour le peuple juif. En principe, en théorie, n'importe quelle terre peut, pourrait convenir dans ce but. Dans ce sens, les territorialistes ou les ougandistes étaient certainement logiques. Dans la réalité pourtant, leur position n'a pas tenu et la plupart d'entre eux ont évolué dans le sens d'une requête de la terre d'Israël. Cependant, les raisons de cette exigence pour la situation géographique spécifique que représente la terre d'Israël ne venait pas de la logique interne de cette affirmation, mais plutôt de considérations externes comme la conjoncture historique, un attachement affectif et des considérations pratiques. A cause de ces considérations, (considérations qui peuvent être extérieures en termes de logique interne mais quisont de la plus haute importance en termes de réalité vitale) le poids des affirmations qui percevaient le peuple juif comme une entité ethnique au plein sens du terme s'est porté sur l'exigence d'une situation géographique spécifique, c'est-à-dire l'exigence de la terre d'Israël en particulier.

Cette compréhension du peuple juif dans sa pleine ethnicité et, proportionnellement, le besoin d'une terre, surgit de la problématique de l'existence juive. Une intelligence comparable du peuple juif et du besoin d'une terre naît également dans le contexte du socialisme. En particulier, la mise en oeuvre du programme socialiste en connection avec la question du judaïsme et du peuple juif, conduit à une perception du peuple juif dans sa pleine ethnicité et au besoin d'une terre. Ainsi, à l'intérieur de la tendance sioniste, il y avait un nombre important de personnes qui faisaient découler leur position de considérations tirées des orientations socialistes. Mais l'illustration la plus intéressante de ceci est sans doute représentée par un penseur qui est véritablement un précurseur du mouvement sioniste. Il s'agit de Moïse Hess. Chez lui nous trouvons la plus curieuse expression philosophique de cette prise de position.

Moïse Hess

Moïse Hess, dans Rome et Jérusalem, saisit la signification de la catégorie de peuple juif dans le contexte de la pensée socialiste.
Il a eu le génie de percevoir que la catégorie de peuple est la matrice nécessaire et indispensable pour l'expression de relations sociales et, dans une vue plus pénétrante encore, il a compris que l'expression pleine et maximum des relations sociales requiert la catégorie de peuple au sens d'une pleine ethnicité, c'est-à-dire une catégorie de peuple qui implique non seulement la dimension culturelle et spirituelle, mais également et essentiellement la dimension économico-politique. Puisqu'il perçoit le peuple juif comme chargé, de par sa vocation, de remplir l'idéal socialiste, il saisit le peuple juif dans son ensemble comme un groupe ethnique qui englobe tout. Et ainsi, saisi comme un groupe ethnique au plein sens du terme, le peuple juif pour remplir sa vocation, à savoir remplir l'idéal socialiste, requiert la souveraineté, c'est-à-dire le fonctionnement d'un Etat. Et ceci, à son tour, requiert que le peuple juif soit concentré sur une position géographique donnée. N'importe quelle situation géographique aurait pu satisfaire cette exigence logique. En effet, la situation géographique est requise seulement pour l'établissement d'un Etat, c'est-à-dire pour la souveraineté, de façon à ce que le groupe ethnique puisse s'exprimer dans sa dimension économico-politique. Et n'importe quelle situation géographique pourrait se prêter à ce projet. Mais c'est à ce moment-là qu'entre en jeu le côté romantique de Hess et que la mémoire historique et l'attachement émotionnel exercent leur influence et l'amènent à spécifier sa demande de restauration du peuple juif dans la terre d'Israël plutôt que dans tout autre lieu géographique.

La troisième opinion, à savoir celle qui perçoit le judaïsme dans un contexte ethnique limité, c'est-à-dire à l'exclusion de la dimension politique, est l'opinion la plus largement répandue. Et ceci est bien compréhensible dans les pays étrangers. De fait, cette opinion est celle qui, pourrait-on dire, est la plus naturelle pour les juifs de la diaspora. Car, d'une part, cette opinion ne va pas à l'encontre de la réalité du phénomène juif dans le passé, réalité selon laquelle le peuple juif s'est toujours compris lui-même et était compris par les autres comme un groupe distinct, séparé, de nature ethnique. Et elle ne brave pas non plus la réalité présente où l'entité juive continue à être distincte non seulement comme communauté religieuse mais comme entité ethnique (quoique de nombreux juifs aujourd'hui ne veuillent pas accepter cette réalité). Cette opinion, par conséquent, exclut la nécessité de déclarer a posteriori (et ceci en opposition avec la perception du peuple juif comme une simple « église ») que, ethniquement, le peuple juif constitue une unité et s'identifie avec la nation qui l'accueille. Cette opinion saisit la distinction ethnique et, de ce fait, la saisit authentiquement, c'est-à-dire en accord avec la réalité. D'autre part, cependant, elle ne radicalise pas cette distinction par l'inclusion de la dimension politique à l'intérieur de l'affirmation de l'ethnicité. En laissant de côté la dimension politique, elle permet à un peuple juif ethniquement distinct de continuer à exister à l'intérieur d'un contexte politique appartenant à un autre groupe ethnique. Ainsi, ceci peut servir très opportunément de raison d'être pour les contidions d'existence mitigée des juifs émancipés de la diaspora, existence qui exige en même temps la séparation et la distinction de la nation-hôte et en même temps un engagement dans la vie sociale économique et politique de la nation-hôte. (Savoir si une situation concrète peut répondre à cette définition est une autre question).

Telle quelle, cette définition est largement représentée dans la pensée juive moderne. Ainsi, dans le contexte de l'interprétation religieuse de la notion de peuple juif, on la trouve largement répandue dans la tendance philosophico-théologique définie par les juifs allemands (naturellement il ne s'agit pas ici de l'interprétation rabbinique, la connaissance halachique, mais nous n'aimerions pas limiter ici l'intelligence de la foi juive et de la notion de peuple juif d'une façon aussi restreinte que le ferait une approche rabbinique halachique). Nous entendons ici par peuple juif le porteur de la vocation religieuse et nous entendons son envergure comme celle d'une ethnicité limitée. Et nous pouvons l'entendre ainsi — c'est-à-dire dans une envergure d'ethnicité limitée — parce que la vocation religieuse dont ii est le porteur est définie ici dans l'un des deux contextes dont la définition n'implique pas de dimension politique. L'un de ces deux contextes est le contexte éthique (ce contexte a été, naturellement, formé sous l'influence de la philosophie de Kant). La vocation du judaïsme est vue ici comme essentiellement éthique et rien d'autre. L'éthique a, évidemment, trait aux relations d'homme à homme, et s'il en est ainsi, l'on comprend que le peuple juif soit le lieu du développement d'une vocation ainsi comprise dans la mesure où la catégorie de peuple fournit la matrice des relations d'homme à homme. Mais l'éthique ici est essentiellement limitée aux relations entre individus et ne s'étend pas au domaine des dimensions politiques, c'est-à-dire au domaine des relations entre des groupes d'individus; l'éthique politique n'a pas cours ici. Donc, la catégorie de peuple juif qui est le développement de cette vocation éthique mais non politique n'a pas besoin d'être ethnique au plein sens du terme, mais elle peut être ethnique dans un sens limité. (Quant à savoir si, avec une pareille vocation de morale individuelle, la catégorie de peuple est, en dernière analyse, vraiment requise plutôt qu'une simple association d'individus, ceci est une autre question). Hermann Cohen et Leo Baeck pourraient bien servir d'exemple pour ce genre d'opinion.

Contexte métaphysique

L'autre contexte est métaphysique (principalement sous l'influence de Schelling). La vocation religieuse est conçue ici comme la réalisation d'un autre royaume de l'existence et la catégorie de peuple juif est vue comme un instrument de la réalisation de cette vocation. Un bon exemple de ceci serait Franz Rosenzweig. La vocation religieuse ici, en dernière analyse, est la réalisation de l'existence hors du flux du temps et de l'histoire — une existence située dans l'éternité. La vocation du peuple juif est de véhiculer le pressentiment d'une existence de ce type dans le flux de l'histoire.

Pour remplir cette tâche, la catégorie de peuple n'a pas besoin d'être prise comme ethnique dans le plein sens du terme. Et même, le peuple juif au plein sens du terme ne conviendrait pas. Car la dimension politique est partie prenante du flux du temps et de l'histoire. Et avoir une dimension politique veut dire alors être intégré, ceci dans un sens positif et affirmatif, dans le flux de l'histoire. L'être ethnique au plein sens du terme affirme et fait nécessairement progresser le flux de l'histoire. Or, dans ce cas, la vocation est précisément ce qui nie définitivement le flux. Il est vrai que l'on peut exister passivement dans le flux, mais la visée, la vocation, est orientée vers ce qui le nie. La catégorie d'ethnicité qui implique la dimension politique doit être rejetée. Dans ce schéma, on ne peut retenir la catégorie d'ethnicité que dans un senslimité. (Ici encore reste la question de savoir si l'ethnicité, même au sens limité du terme, est vraiment requise pour la logique interne de cette opinion; la question de savoir si ce schéma n'est pas en réalité et en dernière analyse, individualiste, requérant, au mieux, une association d'individus, une « église » plutôt que la catégorie de l'ethnicité d'un peuple).

Dans ce sens on ne devrait pas s'étonner de ce que la plupart des opinions qui relèvent de cette tendance, à la fois dans le contexte éthique et dans le contexte métaphysique, rejettent consciemment la dimension politique dans leur affirmation de l'ethnicité juive. C'est ainsi que la plupart d'entre eux sont vigoureusement opposés au sionisme politique. Ils voient dans l'intégration de la dimension politique une sécularisation de la vocation de peuple juif. Par cette intégration, le peuple juif risque de devenir comme toutes les autres nations, et la pureté et l'unicité de sa vocation religieuse serait minée à la base. Il est exact que ce danger existe, mais il n'est pas exact, comme ces définitions l'impliquent pourtant, que ce danger soit nécessairement actualisé.

Comparativement à cette approche de la catégorie de peuple juif, les différentes expressions de la tendance philosophico-théologique ne disent rien de l'exigence de la catégorie de terre; de fait, elles la rejettent expressément. La plupart de ses représentants, par exemple Steinheim, Formstecher, Hirsch, Lazarus, Cohen, Rosenzweig, et d'autres, rejettent la catégorie de terre. Dans leurs présentations respectives de la structure du judaïsme, la catégorie de terre est de fait absente. Ceci en contraste absolu avec la place centrale donnée à la catégorie d'histoire. En fait, ceci est bien compréhensible, puisque cette tendance de la pensée juive moderne situe l'essence du judaïsme soit dans le domaine de l'éthique, mais d'une éthique non politique, soit dans le domaine de la métaphysique. Dans l'un et l'autre cas, la catégorie de terre n'aurait pas de signification pour établir un schéma. Le domaine de l'éthique ne requiert pas l'espace mais le temps. Car les relations éthiques se vivent dans le temps et non dans l'espace. Donc, si la vocation essentielle du judaïsme est la mise en oeuvre d'une éthique, l'effort de réalisation de cette éthique devrait exiger une histoire et non une terre. Et puisque il s'agit ici d'une éthique non politique, il n'y a pas non plus d'exigence d'un état qui, à son tour, aurait requis la catégorie de terre. Cet effort d'actualisation de l'éthique n'exige aucune terre spécifique puisque, en réalité, cette actualisation doit être universelle. Le domaine de l'éthique est dans son essence même universel et n'admet ni ne distingue aucune particularité. Il en est de même pour les expressions du judaïsme qui voient la vocation essentielle du judaïsme se situer dans le domaine métaphysique. Là, cette vocation essentielle du judaïsme est considérée comme transcendant le cours spatio-temporel du monde. Le judaïsme traite ici avec le royaume de l'au-delà, royaume dans lequel, de par sa nature, la catégorie de terre n'a pas de rôle à jouer.

Contexte sécularisé

L'expression ethnique au sens restreint peut aussi se rencontrer dans un contexte non-religieux, c'est-à-dire dans un contexte sécularisé. De ce point de vue, le peuple juif est considéré comme le porteur d'un héritage culturel national comme toute autre nation. Cet héritage culturel peut, naturellement, avoir une contribution particulière à apporter, mais l'existence du peuple juif, sa contribution spéciale, sa raison d'être sont perçues sans référence à l'oeuvre de rédemption cosmique de Dieu. Il n'est pas basé sur un terrain religieux. Il est pensé dans une dimension horizontale sans dimension verticale. Cette expression peut se rencontrer dans le contexte du socialisme. En particulier, la vocation du peuple juif et la signification de son héritage y sont compris comme capables d'apporter une justice sociale sécularisée. Le peuple juif devient l'instrument de la réalisation du socialisme sécularisé.

Mais il s'agit ici, contrairement au cas souligné plus haut par Hess, du peuple juif dans un sens ethnique restreint, ce qui veut dire qu'il n'a pas de dimension politique propre. Il fait plutôt contribuer son idéal de justice sociale à la dimension politique de la nation qui l'accueille. Il participe à la dimension politique de cette nation. Il existe une vue du peuple juif dans un contexte socialiste qui souligne l'existence en diaspora. Nous la trouvons exprimée, par exemple, dans la définition de Bundist. Et ainsi, dans le contexte du socialisme, nous disposons non seulement d'une définition qui saisit le peuple juif dans sa pleine ethnicité et qui, parallèlement, requiert la catégorie de terre, mais aussi une définition qui saisit le peuple juif dans un sens ethnique limité et qui parallèlement nie la catégorie de terre.

Dubnow

Une autre opinion sécularisée dans ce contexte d'une ethnicité restreinte est connue sous le nom d'autonomisme et associée au nom du célèbre historien juif Dubnow. Elle a des rapports avec le socialisme, bien que, pour l'essentiel, elle ne soit pas exprimée dans ce contexte. On pourrait plutôt la voir comme une excroissance de la position de Smolensky telle que nous l'avons montrée plus haut. Nous avons ici une réduction de la conception extrêmement spiritualisée du judaïsme chez Smolensky. C'est une « concrétisation » de son extrême abstraction du judaïsme: le religieux est sécularisé. Tandis que, chez Smolensky, l'essentiel du judaïsme est un système de principes abstraits et un enseignement, ici, c'est un système plus concret de positions culturelles et de valeurs. Ce judaïsme se situe beaucoup moins comme un entité de l'autre monde et beaucoup plus dans un contexte horizontal et de ce monde.

Par conséquent, il n'est pas possible, dans cette optique, d'adopter la position de Smolensky en ce qui concerne l'éventualité et même le désir de voir se réaliser la complète assimilation des juifs dans les nations qui les accueillent. Smolensky pouvait adopter ce point de vue dans la mesure où pour lui le judaïsme était complètement spiritualisé et relevait de l'au-delà et donc ne pouvait constituer un obstacle à une assimilation qui se situait complètement dans le contexte de ce monde; il n'y avait donc aucune objection à une assimilation de ce genre puisqu'elle ne pouvait affecter, c'est-à-dire affaiblir, l'appartenance au judaïsme. Mais, dans une vision autonomiste, où le judaïsme est perçu dans le contexte de ce monde, cette assimilation serait empêchée par les intérêts mêmes du judaïsme et l'affecterait à son détriment. Par conséquent, la vision autonomiste voit l'existence juive, dans la diaspora, sous la forme d'ilôts ethniques ayant leur autonomie interne au coeur des nations qui les accueillent. Ne pas prendre la catégorie de peuple juif dans sa pleine ethnicité, c'est-à-dire en y intégrant la dimension politique, ne requiert pas un foyer national spécifique et la pleine souveraineté d'un état pour la nation juive. Par contre, cela implique à la place, l'existence en diaspora. Mais pour protéger la spécificité culturelle du peuple juif, il est nécessaire de faire intervenir une séparation, non pas politique et territoriale, mais culturelle et spirituelle. Le résultat est une offre d'autonomie culturelle internedu peuple juif qui l'exercerait dans le pays et à l'intérieur de l'organisation politique des autres nations.

Ahad-Haam

C'est également dans ce contexte d'une vision du peuple juif comme une entité ethnique restreinte, c'est-à-dire une entité ethnique culturelle (en laissant de côté la dimension politique) que se situe la position d'un penseur très influent et important, Ahad-Haam. Pour lui, le judaïsme est une entité plutôt culturelle que politique. C'est un système de valeurs et un style de vie, essentiellement un système de valeurs éthiques et d'enseignement. Ainsi l'entité humaine qui est porteuse de cela, c'est-à-dire la catégorie de peuple juif est proportionnellement perçue comme un groupe ethnique qui n'est ethnique que dans le sens limité d'une culture. Ahad-Haam donc, qui perçoit la catégorie de peuple juif dans un sens ethnique restreint, peut et même doit, en dernière analyse, affirmer l'existence en diaspora. Certes, une semblable existence est problématique de nos jours, étant données les circonstances de l'émancipation du peuple juif. Le problème pour Ahad-Haam, cependant, n'est pas la possibilité de la survivance des juifs mais plutôt la possibilité de la survivance du judaïsme dans ces conditions. Son diagnostic et la solution qu'il propose, cependant, ne nie pas la possibilité et l'aspect désirable d'une existence continuée du peuple juif et du judaïsme dans la diaspora. Pour lui, l'existence en diaspora est vraiment une donnée inévitable de la réalité juive. Si le judaïsme et le peuple juif doivent survivre, il faudra trouver une solution pour la continuation permanente de leur existence en diaspora. La possibilité de libérer entièrement le peuple juif et le judaïsme de l'existence en diaspora et d'établir la totalité, ou la majorité de la nation juive dans sa propre patrie ne lui semblait pas réaliste. Et ainsi, il reste lui aussi, en dernière analyse, un convaincu de l'existence en diaspora. Il diffère cependant de l'expression de l'autonomisme; il ne croit pas, en effet, que, dans les conditions envisagées par l'autonomisme, le judaïsme puisse avoir assez de force et de vitalité pour supporter les influences de la culture étrangère des nations d'accueil et avoir ainsi la force nécessaire pour préserver le peuple juif dans sa spécificité. Il demande donc la concentration d'une partie des juifs dans leur propre patrie où ils pourront constituer une majorité et où, par conséquent, le danger de l'influence étrangère sera fortement réduit. Dans cette patrie, les énergies et la vitalité du peuple juif peuvent être ravivées et, pour ainsi dire, exportées, vers la masse du peuple juif vivant en diaspora; ainsi, le judaïsme sera fortifié, sa survivance et même sa prospérité seront assurées dans les conditions de l'existence en diaspora.

Pour Ahad-Haam, le lieu géographique convenable pour la constitution d'un centre de ce type, d'un foyer national pour une partie des juifs, est la terre d'Israël. En ce sens il est sioniste. De fait, sans aucun doute, la logique interne de son affirmation requiert assurément un lieu géographique spécifique, une terre, pour la survivance du peuple juif et du judaïsme, dans les conditions modernes de l'émancipation. Pour la survivance du judaïsme et du peuple juif, dans les circonstances actuelles, une partie du peuple doit être concentrée et être majoritaire dans un foyer national. Et ce genre de concentration dans un foyer national requiert un lieu géographique spécifique. Mais pourquoi faudrait-il que ce soit spécifiquement la terre d'Israël? La reviviscence et le renforcement du judaïsme dépend non pas de sa situation dans un lieu spécifique, mais plutôt du fait qu'il doit y avoir une concentration, une majorité de juifs dans ce lieu. C'est le fait que le peuple juif puisse être une majorité dans un certain lieu spécifique qui est essentiel en stricte logique de termes, selon l'optique de AhadHaam, plutôt que le lieu d'implantation de cette majorité. Le choix de la terre l'Israël, semblerait-il, est donc déterminé ici non par la logique interne de la position prise, mais plutôt par des considérations externes telles que la mémoire historique et l'attachement affectif à cette terre. En stricte logique, la concentration d'une part du peuple juif qui serait majoritaire en quelque endroit d'Argentine, d'Afrique ou d'un autre continent du monde serait aussi satisfaisant et aussi efficace que sa concentration en terre d'Israël.

Tendance mystique - Gordon et Cook

Jusqu'ici nous n'avons pas parlé de la tendance mystique. La raison de ceci est que cette tendance est vraiment distincte des autres. Toutes les autres étaient des expressions du judaïsme dans un contexte essentiellement de ce monde. Elles étaient surtout orientées sur un plan horizontal. (La seule exception est l'expression métaphysique de la tendance philosophico-théologique, avec Rosenzweig par exemple, qui, certes, sous plusieurs aspects de la présente analyse ressemble à la tendance mystique). C'est pourquoi il m'a semblé meilleur d'étudier cette tendance mystique elle-même. Dans ce domaine, la thèse de la mystique religieuse est exprimée d'une façon prépondérante par le Ray. Cook, et la thèse non religieuse par A.D. Gordon (bien qu'il soit mystique sous un certain aspect, il est aussi vraiment religieux au sens large du terme). Chez tous les deux, on trouve l'affirmation de la catégorie de peuple juif. Chez tous deux, on trouve l'affirmation de la catégorie de terre et spécifiquement de la terre d'Israël. Et il est intéressant de noter que, pour tous deux, les deux catégories découlent de la logique interne, c'est-à-dire des prémisses de leur système. Intéressant, disons-nous, parce qu'on s'attendrait, dans le cadre d'une expression mystique, à ce qu'il n'y ait pas de place pour la particularité du peuple ou de la terre.

La vision du monde mystique semblerait traiter en termes d'individualité plutôt qu'en des termes d'entité ethnique. On pourrait voir ceci clairement si l'on voulait comparer la structure du judaïsme, en tant que vocation éthique dans laquelle la requête d'une entité ethnique est très claire, avec la structure du judaïsme compris dans un contexte mystique. L'entité ethnique est requise si le schéma que l'on propose est en termes de ce monde et dans le contexte de relations interhumaines. Dans l'expression mystique, d'autre part, le schéma est fait en termes de confrontation avec le cours du monde et, bien sûr, en termes de transcendance vers une unité qui engloberait tout, y compris la division d'homme à homme. Il n'y a pas de place pour une entité ethnique dans l'unité universelle, pas plus qu'il n'y a vraiment, en définitive, aucun rôle à jouer pour une entité ethnique pour faire advenir cette unité universelle. (Ces considérations et raisonnements s'appliqueraient également dans le cas des thèses métaphysiques de Rosenzweig bien que nous ne puissions pas développer cela ici).

Il y a un cas où l'entité ethnique peut être requise par la logique interne de la théorie mystique. Ce cas se présente quand le mécanisme qui produit le salut par la mystique, c'est-à-dire l'union avec l'Un, est attribué à certains pouvoirs spéciaux ou à des qualités qui sont déterminées à partir de la génétique, et qui, comme telles, sont inhérentes à l'agent de libération. Ainsi, certaines personnes peuvent avoir reçu en partage certains «talents mystiques» tandis que d'autres ne les ont pas reçus (par analogie avec les talents musicaux dévolus à certaines personnes ou avec certaines caractéristiques physiques). Sur cette base, on pourrait avancer que la vocation mystique, sa fonction, soit dévolue à un peuple en vertu du sang, c'est-à-dire la base génétique commune qui caractérise l'entité ethnique. Ceci, évidemment, introduit la dimension biologico-raciale dans la catégorie d'ethnicité, catégorie qui, dans le contexte du courant général du judaïsme, est enréalité constitué comme une catégorie historique et non une catégorie raciale. Et pourtant, cette prise de position est possible et nous la rencontrons dans la tradition, comme par exemple dans Yehuda Halevi, Maharal et peut-être Cook. Sous ce rapport, il est intéressant de noter que dans la pensée du Rav Cook le statut du peuple juif est déterminé non seulement ou même principalement par élection (behira) mais par une qualité spéciale qui lui est inhérente (segula). Le peuple juif est doté d'une qualité selon laquelle il exprime au mieux la recherche de Dieu et donc le pouvoir de transformer le profane en sacré.

Et alors le peuple juif, en vertu d'une qualité innée, est l'agent de la libération universelle et cosmique. Et, puisque cette libération est envisagée ici non comme la séparation du sacré et du profane, mais plutôt comme la transformation de l'ensemble du profane en sacré, intégrant ainsi 11 dimension profane du politique, la catégorie de peuple juif est saisie ici dans sa pleine ethnicité. (Voici donc un exemple d'une prise de position sioniste pleinement politique à partir d'un point de vue religieux et rabbinique, quoique mystique).

De même pour la catégorie de terre, puisque l'action libératrice est déterminée par une qualité innée, le raisonnement s'applique au détail. La catégorie de terre en général intervient du fait que la libération s'étend au domaine de la nature. La libération est un événement qui se situe non seulement au niveau social humain, mais au niveau cosmique. Et la portion spécifique de terre que représente la terre d'Israël est dotée d'un pouvoir spécial de libération ou plutôt le pouvoir de libération passe à travers elle d'une façon « concentrée », la rendant agent de libération par contraste avec les autres pays.

Chez A.D. Gordon, la catégorie de terre en général joue aussi un rôle central parce qu'elle donne forme au nationalisme (par contraste avec la société), et que le nationalisme, à son tour, est l'agent médiateur entre l'homme et la nature, entre l'âme de l'homme et l'âme du cosmos. L'esprit d'une nation se crée à travers le contact avec l'esprit du cosmos en un endroit donné, et l'esprit de la nation, à son tour, détermine l'esprit de l'individu en vertu de sa place de membre à l'intérieur de la nation. Ainsi, la catégorie de terre et la catégorie de peuple ne sont pas seulement essentiels et inextricablement liées, dans ce schéma, mais il est aussi pourvu à la particularisation de la terre et du peuple. Car la libération individuelle du juif, dans le sens de l'établissement d'une pleine communion avec l'esprit cosmique, nécessite le peuple juif qui, à son tour, nécessite la terre d'Israël.

On ne saurait trouver plus étroite logique interne dans la définition de la catégorie de peuple et de la catégorie de terre que celle que donnent la pensée de Cook et celle de Gordon. Mais elles sont basées sur certaines prémisses qui sont présentées comme des faits, comme des données acquises et pour lesquelles aucune justification n'est produite. Ainsi pour Cook, la particularité du peuple juif et de la terre d'Israël est établi sur le fait d'une segula spéciale qui leur est inhérente. Pour Gordon, elle est basée sur la relation, chacune à chacune, de la terre et de la nation et sur le rôle de la nation comme médiatrice entre l'esprit cosmique et l'individu. Sil'on veut faire la critique de ces opinions, il fau la situer au niveau d'une question sur la validitt de ces prémisses. Et dans les deux cas l'on peul s'interroger sérieusement, à propos de ces prémis ses: sont-elles vraiment nécessitées par leurs schémas respectifs et reflètent-elles authentiquement le phénomène distinct du judaïsme?

On ne saurait réclamer une logique plus étroite entre la catégorie de peuple et la catégorie de terre que celle qui est donnée dans la pensée de Cook et dans celle de Gordon. Mais cette logique est établie sur certaines prémisses, prises comme des données de fait, et pour lesquelles aucun raisonnement n'est présenté. Ainsi pour Cook la particularité de peuple juif, et de terre d'Israël, est établie sur le fait de la segula qui leur est inhérente. Pour Gordon elle est fondée sur la relation mutuelle entre terre et nation et sur le rôle de la nation comme médiation entre l'esprit cosmique et l'individu. Si l'on peut formuler une critique contre ces définitions, il faut la situer au niveau d'une question sur la validité de ces prémisses. Et la question est sérieuse, à la fois de savoir si elles sont vraiment requises par leurs schémas correspondants, et si elles reflètent authentiquement le phénomène du judaïsme.


En conclusion, j'aimerais ressaisir brièvement l'ensemble qui ressort de cette description, rapide et sélective, des expressions du judaïsme moderne en ce qui concerne les catégories de peuple et de terre. Nous avons vu que toutes ces expressions affirment la catégorie de peuple. La majorité comprend, cependant, la catégorie de peuple dans les termes d'une ethnicité limitée, c'est-à-dire une ethnicité exclusivement éthique et culturelle; quelques définitions seulement comprennent la catégorie de peuple au sens d'une pleine ethnicité, c'est-à-dire, une ethnicité qui embrasse ses dimensions sociales, économiques et politiques. Le consensus est moins clair en ce qui concerne la catégorie de terre. Il y a eu certaines présentations (et ce sont des formulations significatives qui ne peuvent être rejetées sous prétexte d'idiosyncrasie) qui n'affirmaient pas la catégorie de terre. Certes, la majorité affirment la catégorie de terre. Cependant, pour ce qui est de l'affirmation de la situation géographique spécifique, il est clair que la Palestine ne fait pas l'unanimité, encore que assurément de nombreuses définitions affirment la situation spécifique géographique de la Palestine. Mais il y en a également pour lesquelles peu importe la situation géographique spécifique où l'on devrait faire exister la catégorie de terre; peu importerait la situation géographique choisie.

Une tâche beaucoup plus attachante mais difficile a été d'assurer le lien des affirmations particulières de peuple et de terre avec la logique interne des formulations respectives. Certes, nous espérons avoir montré que la catégorie de peuple est non seulement nécessaire selon la logique interne des différentes définitions mais est établie comme catégorie première; la seule exception est le cas des formulations présentées dans le contexte mystique où l'on pourrait soulever des questions comme celle de la légitimité et de la nécessité d'affirmer la catégorie de peuple (du moins comme une catégorie historique plutôt que comme une catégorie biologico-raciale). Par rapport à l'affirmation de la catégorie de terre la situation était beaucoup plus compliquée et difficile. Notre conclusion était, cependant, que quand on affirme la catégorie de terre elle ne peut être affirmée selon la logique interne que comme une catégorie secondaire, c'est-à-dire une catégorie dont l'affirmation est requise en vertu des besoins de la catégorie de peuple, qui est la catégorie première, et non en vertu de sa propre expression. De plus, l'affirmation de la catégorie de terre ne nous a conduit, selon sa logique interne, que jusqu'à la requête d'une situation géographique quelconque mais pas à une situation géographique spécifique connue, la Palestine (le besoin d'affirmer la Palestine est venu de considérations historiques, émotionnelles et pratiques mais non pas de considérations de pure logique interne de la définition concernée). Ici encore, cependant, les formulations faites dans un contexte mystique présentent une exception. Selon leur logique interne la catégorie de terre et spécifiquement la Palestine était requise et même requise comme une catégorie première. C'est une terre sainte, non seulement de nom mais en réalité, non pas par dérivation mais directement.

Ainsi, si les formulations dans le contexte mystique sont laissées de côté, nous pouvons dire que la logique interne, qui s'exerce danscelles qui restent, situe clairement la catégorie de peuple comme une catégorie première, essentielle et nécessaire à l'intérieur de la structure du phénomène du judaïsme. Ceci attribue à la catégorie de terre, dans la structure, une place de catégorie secondaire et dérivée, et, selon les termes stricts des exigences de la logique interne comme telle — et donc à l'exclusion de considérations comme l'association historique, l'attachement émotionnel et les possibilités de réalisation pratique — considérations qui certes sont très significatives et que l'on ne peut pas rejeter à la légère mais qui néanmoins sont externes si l'on se place dans les limites de la logique interne —il ne peut y avoir de précision de la catégorie de terre, c'est-à-dire qu'aucune situation géographique particulière, par exemple la Palestine, ne peut être préférée à une autre.

Maintenant, j'aimerais soutenir que la logique interne et spécifiquement sa délimitation du statut des catégories de peuple et de terre est un véritable reflet de la logique interne qui caractérise la structure religieuse distincte du principal courant d'expression du phénomène du judaïsme. Naturellement, comme phénomène historique, le judaïsme n'est pas monolithique; il comprend nombre d'expressions différentes qui impliquent différentes structures de foi et, par conséquent, différentes sortes de logiques internes. Cependant, j'aimerais soutenir que, parmi ces différentes structures, il y a une structure, en opposition par rapport au reste, qui établit la particularité du judaïsme dans la phénoménologie de la religion — qui caractérise sa poussée principale — qui peut le mieux expliquer son histoire et ses caractéristiques — qui, certes, a trouvé une expression de base et est largement répandue dans le judaïsme — et qui, par conséquent, peut être regardée comme constituant le courant principal de l'expression du phénomène du judaïsme. De toute façon, l'essentiel de ce qui est souligné ici est que la logique interne de cette structure délimite respectivement le même statut pour la catégorie de peuple et pour la catégorie de terre que ce que nous avons rencontré dans les expressions non-mystiques de la pensée moderne juive. En particulier, dans la structure de la foi qui caractérise l'expression distincte, principale, du judaïsme, la catégorie de peuple est une catégorie première, essentielle et irréductible en ce qui regarde l'existence même du phénomène; d'autre part, la catégorie de terre n'entre dans la structure que comme une catégorie secondaire, dérivée — catégorie qui certes porte avec elle un sens pour la réalisation optimum et pleine du phénomène mais qui, pourtant, n'est pas essentielle ni inséparable de son existence même (le fait que le judaïsme puisse survivre dans une existence de diaspora est clair et prouve cette affirmation).

Il n'est évidemment pas possible ici de démontrer pleinement et rationnellement cette exigence (ce sera pour une autre occasion). Mais si l'on est d'accord pour dire que la substance de la vocation de libération, comme on la distingue dans la constitution et l'expression du principal courant dans le judaïsme, est l'établissement en ce monde d'une communauté juste, alors nous pouvons tenter de suivre rapidement le fonctionnement de la logique interne qui s'exerce ici, montrer comment elle rencontre les catégories de peuple et de terre et comment elle les délimite de la façon précisée plus haut. Ainsi, pour ce qui est de la catégorie de peuple, il faudra nécessairement la décrire comme une catégorie première c'est-à-dire irréductiblement essentielle. Car, évidemment, par rapport à la vocation de libération, qui est l'établissement d'une communauté juste, la catégorie de peuple fonctionne à la fois comme le principal agent de l'oeuvre de sa réalisation et comme matrice unique dans laquelle cette réalisation peut s'effectuer. La communauté juste ne peut être établie que dans le contexte de la catégorie de peuple et, de même, l'effort pour la réaliser ne peut être mené à bien que dans ces termes. L'établissement d'une communauté juste ne peut être réalisée par l'individu en tant qu'individu, ni selon les normes d'une collectivité qui n'est qu'une association, une somme totale d'individusayant un commun dénominateur; elle requiert nécessairement une collectivité qui, ontologique-ment, sinon chronologiquement, précède l'individu, c'est-à-dire, une collectivité ethnique, nationale, une collectivité qui, dans sa constitution même prévoit les normes sociales, économiques et politiques selon lesquelles seule une communauté juste peut être établie, bref, elle requiert nécessairement la catégorie de peuple.

Mais, comme telle, la catégorie de peuple est une catégorie de l'histoire et non de la nature, et son action pour la libération, comme, certes, l'accomplissement de cette libération, se situe dans la dimension du temps et non dans celle de l'espace. La catégorie de terre, d'autre part, est une catégorie de l'espace, de la nature. Comme telle, on comprend que la catégorie de terre, contrairement à celle de peuple, ne serait pas impliquée par la logique interne qui s'exerce ici, c'est-à-dire une logique interne qui découle des exigences de la vocation de libération dont la substance est l'établissement d'une communauté juste. Or le développement de la logique interne, comme elle a été décrite jusqu'ici, se déroule exclusivement dans une dimension temporelle historique tandis que la catégorie de terre s'exerce dans une dimension spatiale naturelle. Ainsi, la vocation de libération implique directement la catégorie de peuple mais non pas la catégorie de terre.

La catégorie de terre entre dans la structure de la foi du judaïsme à la seconde place et par dérivation, par l'intermédiaire de la catégorie de peuple qui l'implique. De fait, la catégorie de peuple pour arriver à réaliser la vocation de libération, et, certes, pour que cet effort s'accomplisse en une réalisation pleine de la vocation de libération, nécessite la souveraineté — elle a besoin du pouvoir pour régler sa vie interne et externe. Sans la possession de la souveraineté, la liberté de diriger et de décider de la vie de la communauté, la catégorie de peuple ne peut pas mettre en oeuvre la tâche de rédemption qui lui a été assignée. Mais la souveraineté à son tour, implique la catégorie de terre. Car seul un peuple qui possède une terre peut prétendre à la souveraineté. La possession de la terre est la condition sine qua non pour l'exercice de la souveraineté (condition nécessaire quoique sans doute insuffisante en soi). Ainsi, l'impact de la logique interne qui s'exerce alors est ceci la vocation de libération, qui est l'établissement de la communauté juste, implique nécessairement la catégorie de peuple; la catégorie de peuple, à son tour, pour mettre en oeuvre et réaliser la tâche de rédemption qui lui est assignée requiert nécessairement la souveraineté; et la souveraineté, à son tour, implique nécessairement la catégorie de terre, requiert nécessairement la possession de la terre.

La catégorie de terre n'est pas moins essentielle que la catégorie de peuple

Maintenant, il nous faut clairement préciser ce que cette présentation exprime par rapport aux catégories de peuple et de terre. D'abord, bien que la catégorie de terre soit secondaire et dérivée (et le sera toujours dans la structure distincte de la foi juive), il devrait être clair que, en ce qui concerne la vocation de libération — c'est-à-dire, la tâche spécifique de réaliser la rédemption — la catégorie de terre n'est pas moins essentielle que la catégorie de peuple. Sans une terre qui permette l'exercice de la souveraineté, l'accomplissement, (et même les efforts dans ce sens) de la vocation de rédemption sont tout simplement impossibles. Là où la catégorie de terre, en opposition à la catégorie de peuple, n'est pas essentielle, c'est quand il s'agit de savoir si le phénomène religieux juif peut se maintenir lui-même c'est-à-dire s'il peut durer. Tandis que sans la catégorie de peuple le phénomène juif disparaît et ne peut pas continuer à exister, sans la catégorie de terre il peut persévérer et continuer à exister encore que ce soit d'une façon boîteuse. Ainsi a perduré et survécu le phénomène juif dans l'existence en diaspora. Il est vrai, c'était (et ce fut perçu ainsi par le judaïsme lui-même) une forme d'existence tronquée. Dans l'existence de la diaspora, le judaïsme pouvait seulement marquer le pas; il pouvait seulement tenir ses positions, pour ainsi dire, mais il ne pouvait pas poursuivre activement sa vocation de rédemption. Pour recommencer à rechercher activement la réalisation de cette vocation, il a eu à attendre dans l'espérance la restauration de sa terre.

Nous devons ajouter, toutefois, que la situation a radicalement changé dans les temps modernes et que les déclarations faites ci-dessus, par conséquent, doivent être nuancées si on veut les appliquer au judaïsme du monde moderne. A cause des changements radicaux dans la structure sociale des nations d'accueil et de l'éveil du nationalisme dans sa forme moderne (nationalisme qui, à son tour, mène à un changement radical dans les conditions de l'existence du judaïsme en diaspora, vers une transformation de l'existence en ghetto en ce qui est communément appelé l'émancipation) la possibilité même de la survie du judaïsme dans l'existence en diaspora est mise en question. Evidemment, nous ne pouvons pas analyser et exposer ici cette thèse (nous l'avons fait, en un sens, dans notre essai « The Dilemma of Identity for the Emancipated Jew », The Journal of Bible and Religion, volume XXXIV, n. 3, juillet 1966). Nous pouvons affirmer notre croyance que, dans les conditions d'existence que présente le monde moderne, pour survivre, le phénomène juif doit se dégager de l'existence en diaspora. Ceci veut dire qu'il doit regagner sa souveraineté et puisque la souveraineté n'est atteinte que par la possession de la terre ceci veut dire que le judaïsme doit regagner une terre qui lui soit propre. Ainsi, dans les conditions d'existence du monde moderne, ou, pour le dire différemment, devant le fait de l'émancipation du judaïsme, la catégorie de terre est nécessaire, non seulement pour la reprise de la recherche active et de la réalisation ultime de la vocation de rédemption, mais pour l'existence même du phénomène juif. Et naturellement, la question de l'existence prend le pas sur la question de la recherche de la vocation de rédemption et par conséquent, on comprend que dans les définitions de cette étude, définitions qui traitaient et exprimaient la situation du judaïsme dans le monde moderne, la catégorie de terre soit considérée comme première par rapport à la question de l'existence et non par rapport à la vocation de rédemption (quoique, bien sûr, en retrouvant la terre pour pouvoir survivre, la possibilité d'assumer de nouveau et finalement de réaliser la vocation de rédemption est aussi donnée). Les juifs émancipés ne peuvent survivre en diaspora; car pour elle la catégorie de terre est sur un pied d'égalité avec la catégorie de peuple — ceci est essentiel pour l'existence même du phénomène. Mais, même par rapport au judaïsme dans le monde moderne, la catégorie de terre n'est pas essentielle au même titre que la catégorie de peuple. Car, au moins en théorie (quoique en réalité cela soit très différent) le judaïsme peut rester en retrait par rapport à l'émancipation et, dans cette éventualité, l'impossibilité de la survie dans l'existence en diaspora n'est pas définie et, à son tour, elle signifie que le besoin de la catégorie de terre pour survivre est de nouveau écarté. La catégorie de peuple, d'autre part, n'est pas affectée par ces circonstances contingentes. Le besoin que l'on en a, pour l'existence même du phénomène, est permanente, déterminée comme elle l'est par la structure du phénomène lui-même et indépendante de toutes les conditions d'existence; le besoin qu'on éprouve pour cette catégorie subsistera dans toutes les situations imaginables.

La catégorie de terre ne requiert aucune terre spécifique

En second lieu, il devrait être clair que si la logique interne dont il s'agit ici requiert la catégorie de terre, elle requiert cette catégorie, mais en général. Elle ne requiert aucune terre spécifique à l'exclusion des autres. N'importe quelle situation pourrait satisfaire dans ce cas les exigences de la logique interne. Ceci s'applique également à l'existence de la terre en vue de la recherche et de la réalisation de la vocation de rédemption et de l'exigence de la terre dans les temps modernes pour la survie des juifs émancipés. Car le besoin d'une terre naît dans les deux cas du besoin de souveraineté. Et lasouveraineté peut être procurée par la possession de n'importe quelle terre; elle est commune à toutes les terres. Comporter la souveraineté n'est pas un attribut que possèdent certaines terres à l'exclusion des autres. Naturellement, encore, ceci est purement théorique; en réalité, il y a d'autres considérations qui pèsent lourdement et d'une façon significative sur cette question et qui spécifient et centrent l'intérêt de la question sur une situation géographique spécifique, c'est-à-dire la terre spécifique appelée Palestine, et ceci à l'exclusion de toute autre situation géographique.

La catégorie de peuple est entendue dans le sens d'une pleine ethnicité

En troisième et dernier lieu, il devrait être clair que la catégorie de peuple soulignée par la logique interne dont il s'agit ici est celle de peuple dans le sens d'une pleine ethnicité. En clair, puisque la vocation de rédemption est l'établissement d'une communauté juste, la catégorie de peuple qui est requise est la catégorie de peuple avec ses dimensions sociales, économiques et politiques. La catégorie de peuple dans le sens d'une ethnicité restreinte ne serait pas capable de procurer une matrice pour la réalisation de la vocation de rédemption ni, certes, pour la lutte en vue de cette réalisation. Naturellement, dans l'existence en diaspora, du fait que, de toute manière, les dimensions sociales, économiques et politiques n'étaient pas offertes (certes, l'absence de ces dimensions constitue effectivement l'essence de l'existence en diaspora et caractérise cette existence tronquée) la formulation de la catégorie de peuple dans le sens d'une ethnicité restreinte se propose d'elle-même — elle correspond, et évidemment reflète, la réalité de la catégorie de peuple qui peut exister dans ces circonstances, (c'est-à-dire dans les conditions de l'existence en diaspora). La plupart des formulations que nous avons examinées sont nées dans les circonstances de l'existence en diaspora de sorte qu'il est compréhensible que les définitions de la catégorie de peuple dans le sens d'une ethnicité restreinte aient été si largement répandues. Egalement, formuler la catégorie de peuple dans le sens d'une ethnicité restreinte écarterait, ou du moins adoucirait certains conflits virtuels entre ce que réclame la nation-hôte et ce que réclame le peuple juif dans sa pleine ethnicité; et de ce fait, formuler la catégorie de peuple dans le sens d'une ethnicité restreinte serait plus conforme à la situation des juifs émancipés de la diaspora, et l'on peut s'attendre à ce que des formulations nées dans ce contexte soient orientées de ce côté, même inconsciemment. Il reste que, si l'on considèrele phénomène juif en lui-même et sans tenir compte des contingences qui naissent des circonstances de l'existence en diaspora, c'est une catégorie de peuple dans sa pleine ethnicité qui est requise. C'est seulement ainsi que cette catégorie de peuple remplit son rôle dans la vocation de rédemption et peut être la catégorie première, essentielle et irréductible. La catégorie de peuple, dans le sens d'une ethnicité restreinte, ne pourrait maintenir son statut que dans l'existence en diaspora quand la recherche active de l'accomplissement de la vocation de rédemption du judaïsme a été suspendue (ce statut ne s'est donc maintenu que par défaut, du fait de l'existence en diaspora). Ceci était possible, car la fonction du judaïsme dans l'existence en diaspora était, comme nous l'avons dit, simplement de marquer le pas et de tenir des positions. Cette tâche, la catégorie de peuple, dans le sens d'une ethnicité restreinte, pouvait la remplir — en effet, elle pouvait conserver l'identité ethnique (tenir ses positions) et elle pouvait perdurer à travers le flux du temps (et donc marquer le temps). Mais dans les temps modernes, du fait de l'émancipation des juifs et devant le besoin de se dégager de l'existence en diaspora pour regagner la souveraineté, le besoin d'une pleine ethnicité est clairement réaffirmé, car la souveraineté implique une pleine ethnicité. Une ethnicité réduite n'est viable que pour les juifs qui se tiennent à l'écart de l'émancipation.
Dans l'axe de cette description de la logique interne et de la structure de ce qui constitue l'expression distincte la plus courante du phénomène religieux qu'est le judaïsme, comment allons-nous évaluer les formulations du judaïsme moderne que nous avons présentées ci-dessus? Il est assez intéressant de noter que ce sont les définitions du courant politique sioniste qui reflètent le plus authentiquement le phénomène religieux distinct du judaïsme dans sa situation présente d'émancipation dans le monde moderne.

Ceci est ironique, en un sens, parce que ces expressions font toutes très souvent profession de sécularisme et non de religion (et c'est bien ainsi que nous les avons comprises). Mais apparemment leur position non-religieuse est en réalité une position prise contre l'expression rabbinique du judaïsme, c'est-à-dire une position contre l'expression authentique, viable, du judaïsme quand il se trouve dans les circonstances de l'existence en diaspora. Si l'on prend le judaïsme rabbinique comme le critère de la religiosité, elles peuvent très bien sembler séculières; mais vis-à-vis des juifs émancipés qui se trouvent dans les conditions du monde moderne elles sont, au sens profond, des expressions religieuses authentiques du judaïsme. Leur grand avantage est qu'elles perçoivent la catégorie de peuple dans le sens d'une pleine ethnicité. D'autre part, les nombreuses formulations qui perçoivent la catégorie de peuple au sens d'une ethnicité restreinte, bien qu'en de nombreux cas elles reflètent authentiquement le phénomène religieux distinct du judaïsme, ne rendent pas justice aux besoins des juifs émancipés du monde moderne. Elles continuent à exprimer le judaïsme comme une existence en diaspora. D'une certaine façon, elles représentent une contradiction interne profonde — vouloir exprimer l'émancipation du judaïsme en même temps que l'on affirme l'existence en diaspora. Or il n'est pas possible de réduire l'émancipation du judaïsme à l'existence en diaspora. Encore qu'en exprimant cette contradiction irréductible ces formulations reflètent authentiquement l'état d'esprit et le désir des juifs émancipés. Incapables de refléter authentiquement l'émancipation du judaïsme elles n'en reflètent pas moins les juifs émancipés. Finalement, en comparaison avec les formulations du courant mystique, elles expriment évidemment un judaïsme qui a une structure différente et par conséquent une logique interne différente de la structure religieuse et de la logique interne présentées plus haut comme consitutives de ce que nous avons estimé être le phénomène religieux distinct du judaïsme. Nous sommes ici, pour ainsi dire, dans des compartiments différents. Les deux structures sont différentes au plus profond de leurs racines, c'est-à-dire dans leurs conceptions ultimes de l'essence de l'homme et parallèlement de la vocation de rédemption pour l'homme. Naturellement, la logique interne qui serait opérante dans le courant mystique conduirait à une intelligence différente du statut de la catégorie de peuple et de la catégorie de terre dans le phénomène du judaïsme. La question cruciale est ici, naturellement, de savoir quel est le courant qui exprime le plus authentiquement le phénomène du judaïsme. Nous aimerions souligner que, quelque attachant et séduisant que soit le courant mystique, il ne reflète pas le phénomène du judaïsme dans sa spécificité; et quoique il ne soit pas possible de nier (après l'oeuvre de Scholem surtout) que le courant mystique ait rencontré une large audience chez les juifs, il n'en est pas la plus importante manifestation. Mais les réflexions qu'il faudrait faire à ce sujet doivent être laissées pour une autre occasion.



N.D.L.R. Les titres sont de notre rédaction.

Manfred Vogel est professeur d'histoire juive moderne au Departement of Religions, Northwestern University, Evanston, III, Etats-Unis.

* Nous n'avons pas introduit, sous un titre particulier, la littérature rabbinique halachique, non-mystique, parce qu'elle reflète, en substance, l'intelligence traditionnelle, pré-moderne, du courant principal du judaïsme. La littérature rabbinique halachique des temps modernes est l'expression continuée du judaïsme rabbinique de la diaspora, et non du judaïsme émancipé du monde moderne. L'aspect intéressant du judaïsme rabbinique halachique de l'ère moderne tourne autour de la question de l'attitude à prendre à l'égard du programme sioniste. Mais ceci est une question de stratégie et de politique, non de substance. En raccourci, on pourrait dire que le courant rabbinique, halachique a clairement affirmé la centralité de la catégorie de peuple et celle de la catégorie de terre, et spécifiquement de la terre d'Israël, de ce lieu géographique connu sous le nom de Palestine. La question qui se pose est alors de savoir si les juifs doivent entrer en action (et, dans ce cas, de quelle action s'agit-il) pour assurer leur retour dans leur patrie ou si cette action doit être laissée entre les mains de Dieu de sorte que les juifs restent passifs dans leur existence en diaspora en attendant patiemment l'heure de Dieu. Les deux aspects de cette question trouvent leur expression dans le courant rabbinique halachique. En clair, le second aspect souligne l'existence en diaspora et certes il représente l'expression la plus viable parmi toutes les autres expressions qui affirment cette existence en diaspora dans la mesure où il résiste également au processus d'émancipation (S.R. Hirsch est peut-être une exception mais son plaidoyer pour l'émancipation, lié en même temps à une loyauté à l'égard du judaïsme rabbinique, n'est pas viable, à notre avis; l'émancipation qui est prônée est une émancipation de surface et donc ne reflète pas du tout le processus d'émancipation qui se développe en fait). Le premier aspect qui nie l'existence en diaspora est plein de réticences et ambigu par rapport au programme sioniste. Ceci est compréhensible, car il s'agit de réajuster une position religieuse, à savoir la position rabbinique halachique, orientée du côté de l'existence en diaspora, une existence hors de l'histoire profane, avec un programme (le programme sioniste) qui nie l'existence en diaspora et comporte le retour des juifs et du judaïsme dans l'histoire profane — reconsidération des choses qui est, à tout le moins, problématique.

 

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