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Isabelle d'Espagne: l'année 1992 et la béatification
John Edwards
« Qu'est-ce qu'un saint »? La question posée par les démons dans le poème de John Heary Newman: « Le rêve de Gerontius » a été reposée ces derniers mois à propos du cas d'Isabelle, reine de Castille entre 1474 et 1504, qui reçut du pape Alexandre VI Borgia, en même temps que son époux, le titre sous lequel ils seront tous deux connus dans l'histoire, celui de « rois catholiques ».
Pourquoi 1992?
Aux yeux des défenseurs de sa cause, 1992 serait l'année idéale pour la béatification de la reine, premier pas vers la canonisation. La cérémonie coïnciderait avec une exposition à Séville, destinée à commémorer la première expédition de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde, effectuée sous l'égide de Ferdinand et d'Isabelle, à la suite du refus d'autres rois. Elle coïnciderait aussi, bien sûr, avec les Jeux Olympiques de Barcelone. Or, cet acte aurait pour effet de commémorer, avec l'approbation d'une partie du monde chrétien, le cinquième centenaire de la conquête militaire du royaume musulman de Grenade, ainsi que de l'édit royal laissant quatre mois aux membresqui restaient de ce qui avait été la plus grande communauté juive de l'Europe médiévale pour choisir entre le baptême ou l'expulsion. De ce fait, nombreux sont ceux qui n'ont nullement l'intention de célébrer ces événements, à l'approche de leur anniversaire. Parmi ceux qui ne se joindront pas aux festivités, on comptera des juifs, des musulmans et des Américains autochtones. Aussi la proposition de faire franchir à la reine Isabelle la première étape menant à la canonisation soulève-t-elle des questions historiques, mais attire-t-elle également l'attention sur la conception catholique de la sainteté, celle d'hier et d'aujourd'hui.
Il convient tout d'abord d'examiner le contexte dans lequel ont été entreprises les démarches récentes en faveur de la reine. Lorsque, à la fin de 1990, la presse britannique a commencé à signaler que certains cercles de l'Eglise, d'Espagne et d'ailleurs, militaient pour la cause d'Isabelle, l'opinion n'y a pas prêté grande attention, puisqu'il ne s'agissait en aucune façon d'une initiative nouvelle. Certes, les efforts de 1990 étaient manifestement destinés à obtenir un résultat pour l'année du Cinquième Centenaire, mais ils ne faisaient que réactiver une campagne qui avait commencé, en fait, pendant la guerre civile espagnole, avec la victoire du Général Francisco Franco.
Sous Franco
C'est au cours des années 40, et même 50 pour une bonne part, à l'heure où l'Espagne était quasiment traitée comme un paria par les démocraties occidentales, que le gouvernement de Franco a amorcé ce qui est devenu un culte politique d'lsabelle et de Ferdinand; en ce qui concerne la reine, la démarche avait des connotations ouvertement religieuses, l'Eglise espagnole, au sein de laquelle la période républicaine avait fait de nombreuses victimes et à laquelle elle avait gravement porté préjudice, faisant cause commune avec la nouvelle dictature.
C'est dans ces circonstances que sont nées les initiatives visant à obtenir la canonisation d'Isabelle. Le blason d'Isabelle et de Ferdinand a été placé sur le drapeau espagnol et leurs emblèmes personnels, le joug et les flèches, sont devenus l'insigne du « Mouvement », le seul parti politique légal en Espagne. Pour le régime de Franco, l'administration des rois catholiques fournissait un modèle de gouvernement espagnol unifié, sous domination castillane, capable de légitimer les tentatives des rebelles vitorieux pour étouffer l'indépendance, la langue et la culture de leurs ennemis vaincus, notamment en Catalogne et au Pays basque. Même lorsque les conditions de vie en Espagne s'améliorèrent, à la fin des années 50, avec le retour des capitaux occidentaux et notamment américains, Isabelle est restée le symbole du régime de Franco.
A la veille du Concile Vatican II, dans son livre intitulé Les vertus de la Reine catholique, Rafael Garcia y Garcia de Castro, alors archevêque de Grenade, glorifiait Isabelle pour les quatre « croisades » qu'elle avait lancées « afin de défendre la foi catholique » contre le royaume musulman de Grenade, contre les Etats maghrébins d'Afrique du Nord, contre les Turcs ottomans à l'Est de la Méditerranée et contre le paganisme du Nouveau Monde. H considérait par ailleurs l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492 comme un « acte nécessaire » visant à « ne pas laisser le prosélytisme hébraïque contaminer (sic) les fidèles (catholiques) », tout en ayant soin de préciser, dans la préface de son ouvrage, manifestement destiné à soutenir la cause de la reine: « L'auteur du présent ouvrage déclare, conformément au décret du Pape Urbain VIII (sur les canonisations) que la qualification de « sainte » ou autres termes de ce genre appliqués à l'héroïne du livre ne préjuge en rien du jugement de notre Sainte Mère l'Eglise ».
La démocratie
Au cours des années 70, il y eut de grands changements en Espagne. Certes, on était encore loin de la démocratie mais, pour beaucoup, les dernières années du règne de Franco ne constituaient pas une véritable tyrannie et, surtout, peu nombreux étaient ceux, à commencer par les Espagnols eux-mêmes, qui s'attendaient à voir s'opérer le passage rapide et presque totalement pacifique à la démocratie, ce dont les Etats d'Europe occidentale eurent à l'époque à peine conscience, mais qui fournit pourtant aujourd'hui aux pays d'Europe orientale un exemple éclatant, et souvent d'ailleurs reconnu. Le nouveau gouvernement démocratique a néanmoins jugé nécessaire de faire disparaître le blason de Ferdinand et d'Isabelle du drapeau national et de le remplacer, assez paradoxalement, par celui de l'empereur Charles Quint, un Habsbourg. Aujourd'hui, les opposants à la démocratie espagnole chérissent P« ancien » drapeau, qui est arboré par des tenants de l'extrême-droite le jour anniversaire de la mort de Franco. Pourquoi, cependant, Isabelle est-elle devenue un symbole pour ce peuple, et pourquoi a-t-on pu sérieusement suggérer qu'elle était, et qu'elle est, une sainte?
L'histoire de la Reine catholique
Il est nécessaire, pour commencer, d'examiner l'histoire de la reine catholique et de son règne. Lorsque Sir Sigmund Sternberg a demandé au Vatican d'intensifier la recherche historique sur la vie d'Isabelle, il aurait été mieux inspiré d'inciter les membres de la Curie à lire ce qui avait déjà paru; car, en grande partie du fait de la vénération du régime franquiste pour Isabelle, et de la réticence de celui-ci a laisser les chercheurs accéder aux documents relatifs à l'histoire récente du pays, un grand nombre des historiens espagnols les plus brillants se sont penchés sur la période du Bas Moyen-Age: ils ont créé des' départements universitaires vivants, où des érudits d'opinions politiques et académiques diverses ont pu accomplir un travail sérieux et approfondi, auquel se sont