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Catholiques et juifs en partenariat
Bayfield, Tony
Je suis en train d’écrire sur la conférence du millénaire avec le Vatican, qui s’est déroulée à Londres du 23 au 25 mai 2000. Depuis, plusieurs manifestations et rencontres ont éveillé en moi, au sujet de l’expérience faite à cette conférence, des pensées et des idées que je n’ai encore que partiellement digérées.
Je viens de publier un article sur le processus de paix au Moyen-Orient, rédigé par un rabbin israélien réformé pour la revue MANNA. Ce rabbin indique qu’il y a beaucoup plus d’Israéliens favorables au concept de paix qu’à un ensemble de propositions susceptibles de rallier les suffrages. Cela me paraît évident, mais j’ai trouvé consolant de le voir écrit noir sur blanc et corroboré par les sondages d’opinion. Cela m’a ramené à la fin du mois d’août, à New York où s’est tenu, en l’honneur du millénaire, ce que l’on a intitulé en toute modestie le Sommet mondial 2000 des dirigeants spirituels et religieux pour la paix. C’est un immense privilège que d’avoir été invité à ce spectacle aussi redoutable que coloré. Nous avons été gratifiés par les représentants de religions d’au moins 70 coins du monde d’une série de discours et d’allocutions telle qu’elle défiait la mémoire et engourdissait l’esprit. J’ai éprouvé un soulagement pervers à constater que les rabbins ne sont pas les seuls à dire en vingt mots ce qu’un seul suffirait largement à exprimer ! Mais le principe même du rassemblement était bon. Tout comme les nombreuses protestations d’attachement au pluralisme et l’enthousiasme universel pour la paix. Mais la paix entendue comme un concept générique. Car il y a eu très peu de vrai dialogue et je n’ai pas la moindre idée de ce que les participants entendaient véritablement par paix et encore moins des compromis qu’ils soutiendraient éventuellement par leur vote afin de mettre ce concept en application.
Retour à janvier 1999
Sir Sigmund Sternberg est un homme vraiment remarquable. Né en Hongrie mais ayant fui le régime nazi, il a fait une carrière commerciale réussie avant de consacrer sa vie à jeter des ponts et à opérer des réconciliations, afin d’établir compréhension et harmonie entre différents groupes ethniques et religieux. A l’heure où il s’apprête à célébrer son quatre-vingtième anniversaire, honoré par le monde entier, il peut voir s’ouvrir devant lui un nombre impressionnant de portes politiques et religieuses. Or, il a décidé d’emmener à Rome un petit groupe de rabbins britanniques réformés et libéraux. Nous avons eu la chance d’être reçus en audience par le pape, de prendre le thé avec le président italien au palais du Quirinal, d’être accueillis par de nombreux ambassadeurs auprès du Saint-Siège – et de passer une matinée extrêmement féconde avec le cardinal Edward Idris Cassidy et le Père Rémi Hoeckman, qui forment la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme.
Naturellement, nous avions été, au préalable, dûment chapitrés par Sir Sigmund, vieil ami du cardinal Cassidy. Ces dernières années, des pas de géant ont été accomplis pour restaurer les relations entre l’Eglise catholique et les juifs. Depuis le travail infatigable des Sœurs de Sion jusqu’aux déclarations et actes remarquables du pape lui-même, il est facile de repérer des signes de bonne volonté et l’on peut signaler bien des réussites. Pourtant, un nombre relativement limité de « questions politiques » continue de se poser et de troubler le bon climat. Les couvents et les croix à Auschwitz, la reconnaissance d’Israël et l’attitude à l’égard d’Israël et des Palestiniens, le pontificat du pape Pie XII, la béatification d’Edith Stein en sont autant d’exemples. Toutes ces questions ont une valeur affective énorme pour une communauté juive encore profondément secouée par la Shoa.
Nous avons indiqué au cardinal Cassidy qu’il serait peut-être bon de marquer le début du troisième millénaire chrétien en se tournant vers l’avenir et non vers le passé et en commençant à parler d’une théologie du partenariat : comment juifs et chrétiens pourraient créer l’espace théologique nécessaire à la réciprocité et au respect mutuel et établir un calendrier commun intéressant l’humanité et le monde entier – afin que la paix entre nos communautés religieuses contribue à la paix dans le monde. La réaction à cette proposition a été extraordinairement favorable et a donné naissance à la conférence du millénaire, à Londres, sous les auspices du Vatican et de la Fédération mondiale du judaïsme progressiste. Et un titre lui a rapidement été donné : la théologie du partenariat.
Quinze mois plus tard
C’est une rencontre de trois jours au Centre Sternberg, au nord-ouest de Londres, qui s’est déroulée en mai 2000. Y ont pris part une cinquantaine d’intellectuels catholiques et juifs, qui avaient été désignés les juifs par des juifs et les catholiques par le Vatican et par la commission locale d’organisation, dirigée par Monseigneur Charles Henderson. Seule la séance inaugurale, introduite par le cardinal Cassidy et Sir Sigmund et agrémentée de chants exécutés par une chorale d’enfants de deux écoles primaires, l’une juive, l’autre catholique, a été publique. Les cinquante participants ont pu disposer de tout le reste du temps pour se parler. Ils avaient déjà pu réfléchir sur six doubles rapports, qui leur avaient été communiqués à l’avance, afin de laisser le maximum de temps à la discussion. De fait, la discussion est allée bon train et cette session d’été a été significative.
Nous avons d’emblée abordé la théologie du partenariat. J’ai entamé les débats par un exposé sur l’alliance, soutenant que c’est la métaphore des frères qui permet le mieux de comprendre la nature des relations entre juifs et catholiques. Et que l’alliance est le concept théologique qui permet le mieux de ménager l’espace indépendant nécessaire et de garantir réciprocité et respect mutuel. Le professeur Clemens Thoma, de Suisse, a répondu sur le thème de l’alliance, en convenant que les questions relatives à l’alliance étaient bien au cœur de nos relations, qu’il s’agisse des difficultés passées ou des potentialités à venir. Le rabbin Elliot Dorff, des Etats-Unis, a examiné la notion d’élection et son exposé a eu pour écho celui de son compatriote le Père Edward Ondrako.
Nous sommes alors passés au contexte du partenariat avec le rabbin Jonathan Magonet, Directeur de l’Institut Leo Baeck, qui a analysé la manière dont les juifs ont lu et relisent nos textes sacrés et invité les catholiques à tirer des enseignements de cette spécialité de la maison(1) juive. Son collègue le professeur John Pawlikowski, de Chicago, était, comme toujours, dans une forme éblouissante. Le professeur Susannah Heschel, fille de l’un des plus célèbres rabbins de ce siècle et elle-même esprit fort brillant, a évoqué les défis de la modernité et de la post-modernité, tout comme Mme Janet Martin Soskice, de Cambridge.
Le troisième et dernier thème était celui du contenu du partenariat. Monseigneur Adrian van Luyn, de Rotterdam, a souligné le rôle positif que peut jouer la religion vis-à-vis du gouvernement et de la société et invité les juifs à s’engager activement avec lui auprès de la Communauté européenne. Le rabbin David Rosen, d’Israël, a examiné les questions de puissance et d’impuissance, dans le passé et le présent. Enfin, le Dr Eugene Fisher, de Washington, doyen du dialogue entre catholiques et juifs et le rabbin Sidney Brichto, de Grande-Bretagne, ont étudié les valeurs que catholiques et juifs peuvent apporter au partenariat.
Les auteurs des exposés n’ayant parlé que très brièvement, leurs interlocuteurs – c'est-à-dire les membres de l’autre tradition religieuse chargés de relever les éléments et questions essentielles des exposés – ont exercé une fonction fort importante. Parmi eux se trouvaient le professeur Joann Spillman (USA), le rabbin Tovia ben Chorin (Suisse), Sr Margaret Shepherd (Royaume-Uni), le rabbin David Goldberg (Royaume-Uni), le Père Robert Murray (Royaume-Uni), le rabbin Alexandra Wright (Royaume-Uni), le Père Michael McGarry (Israël), le professeur Guy Stroumsa (Israël), le professeur Mary Boys (USA), le rabbin Richard Block (Israël), le Dr John May (Irlande) et le rabbin Ron Kronish (Israël).
Sans entrer davantage dans les détails des exposés, je voudrais exprimer quelques réflexions et impressions. Tous les jours, la messe a été célébrée au foyer interreligieux de ce qui est le centre religieux, éducatif et culturel juif le plus vaste d’Europe. Il en a été de même pour les offices juifs. Les juifs ont assisté à la messe et les chrétiens aux prières juives. A certains égards, c’est ce qui a constitué l’aspect le plus émouvant de la manifestation, et qui a approfondi la compréhension mutuelle sans entamer en quoi que ce soit l’intégrité religieuse des uns ou des autres.
Comme les exposés, les débats ont été rigoureusement théologiques. Pour certains des participants, c’était là quelque chose de nouveau. Si les juifs ont parfois été entraînés contre leur gré dans un dialogue et un débat théologique au Moyen Age, le judaïsme orthodoxe contemporain s’est en revanche résolument détourné d’une telle entreprise. L’un des personnages clé de ce courant orthodoxe, le rabbin J.B. Soloveitchik, se déclare explicitement opposé à tout débat théologique et les conceptions du principal théologien orthodoxe de l’Holocauste, Eliezer Berkovits, viennent renforcer cette détermination. Or, j’ai eu l’impression que tous les participants ont trouvé cette plongée dans l’univers théologique à la fois stimulante, rafraîchissante et passionnante.
Il y a eu quelques moments de tension, mais presque tous se sont produits soit parmi les catholiques, soit parmi les juifs, pour ainsi dire jamais entre nos deux groupes. Le problème des femmes n’a pratiquement pas cessé d’affleurer. Il y a un moment que je n’oublierai jamais parce qu’il touchait de près mes propres préoccupations. J’avais fermement indiqué combien il me paraissait important que les catholiques déclarent que l’alliance avec les juifs n’a jamais été révoquée et que les juifs confirment, de leur côté, que le Nouveau Testament et les événements qu’il relate établissent également les chrétiens dans une relation d’alliance avec Dieu. J’avais demandé de l’aide pour préciser s’il s’agissait de deux alliances indépendantes ou de deux volets de l’alliance avec Abraham, voire de l’alliance avec Noé. C’est alors que l’un de mes collègues a fait observer que, pendant les deux derniers millénaires, la notion d’alliance n’avait pas joué de rôle majeur dans la théologie juive. Ce à quoi j’ai entendu l’un des principaux intervenants catholiques réagir avec exaspération en murmurant : « Nous n’avons pas plutôt fait un pas dans leur direction à propos de l’alliance qu’ils nous rétorquent qu’elle n’a de toute façon aucune importance ! » Je lui ai signalé que ce n’est pas pour rien que nous passons pour un peuple bizarre !
Ce qui m’amène à ma principale réflexion
Ce fut une bonne conférence. Tous les participants ont eu le sentiment qu’ils en avaient retiré quelque chose et n’avaient pas perdu leur temps. J’espère que le compte rendu des actes de la conférence fera ressortir la qualité des exposés et des débats. Mais il n’y a pas eu de dialogue. Nous étions trop nombreux et n’avions pas assez de temps pour cela.
Depuis quinze ans, je participe à un groupe engagé dans le dialogue : ce groupe a d’abord réuni des juifs et des chrétiens puis des juifs, des chrétiens et des musulmans. Dans chaque groupe, nous nous réunissions ou nous réunissons régulièrement – pour ce qui est du groupe tripartite, deux fois par an, pour un séjour commun de deux jours.
Nous nous sommes toujours efforcés de nous réunir en nombre restreint (une douzaine pour le groupe juifs-chrétiens, dix-huit pour le groupe juifs-chrétiens-musulmans) et constant. C’est ainsi que des amitiés se sont nouées, que la confiance a germé et que les participants ont pu peu à peu partager ce qui est au cœur de leur foi, leurs convictions et leurs doutes. Pour moi personnellement, tout s’est passé comme si j’avais eu à la fois le privilège et l’audace de pénétrer dans le jardin d’un autre. J’ai commencé à apprécier ce jardin et à comprendre ce qu’il représente pour mon ami et interlocuteur. Je suis revenu à mon propre jardin sans avoir rien perdu de mes convictions et cependant profondément changé, ne serait-ce que parce que je comprends mieux désormais mon propre jardin et que je constate qu’il y pousse de mauvaises herbes que seuls les propriétaires du jardin peuvent déraciner. Voilà ce qu’est le dialogue. C’est passionnant et exigeant. On ne sait pas très bien où il peut conduire, mais toutes les fibres de mon être me disent que ce que j’ai goûté, aperçu me ramène aux pensées par lesquelles j’ai commencé mon article.
La conférence du Centre Sternberg a été utile. C’est ce que je me suis dit tout en bavardant avec John Pawlikowski au Sommet du millénaire. Mais il n’y a rien eu de comparable à ce que comporte le dialogue : l’engagement, le combat, la poursuite acharnée d’une argumentation, l’entrée dans la pensée et le cœur de son interlocuteur, le partage de ses intimes convictions et de ses propres hésitations. Voilà pourquoi, lorsque j’ai répondu à l’exposé stimulant d’Eugène Fisher par un article dans la revue World Faiths Encounter en m’adressant à lui comme si je dialoguais avec lui, j’ai complètement fait fausse route et nous ne nous sommes pas compris.
D’où ma question : et maintenant, où allons-nous ?
Et pourtant, il faut que catholiques et juifs entrent davantage en dialogue. Naturellement, ce dialogue existe déjà, mais il ne rassemble pas, je le crains, ceux qui sont appelés à diriger l’Eglise et la Synagogue en véritables chefs religieux.
Premièrement, le dialogue ne se confond pas avec les négociations politiques qui ont caractérisé tant de contacts de haut niveau entre l’Eglise et la Synagogue, quelque importantes qu’elles aient pu être. Deuxièmement, si le dialogue ne peut se dérouler entre une cinquantaine de personnes réunies à huis clos, a fortiori ne peut-il se dérouler entre deux mille personnes rassemblées sous l’œil sinon des caméras de télévision du monde entier, du moins de celles de CNN.
Troisièmement, il est bel et bon d’avoir une conception de la paix – entre deux religions, par exemple – mais brandir le mot et faire preuve de bonne volonté ne sauraient masquer le fait que, tant que nous ne saurons pas ce qu’il en coûte de faire la paix, ce que nous allons devoir donner et concéder, ce que nous allons devoir sacrifier et déraciner, ce que nous allons devoir concevoir et éprouver, nous ne pourrons savoir si nous sommes vraiment à même d’en payer le prix. Je suis certain que nous le sommes. Mais il nous reste un long chemin à parcourir
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* Le rabbin Tony Bayfield est le chef de file du judaïsme réformé de Grande Bretagne et dirige le Centre Sternberg du nord-ouest de Londres. Il est co-responsable avec le Vatican de la parution des Actes de la Conférence du millénaire. [Traduit de l’anglais par C. Le Paire].
1. NDT : En français dans le texte.