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Revue SIDIC XXIX - 1996/2-3
Jérusalem, prophétie de paix (Pag. 30 - 36)

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Jérusalem: ville trouvée, ville duelle - La signification de Jérusalem pour un juif de la Diaspora
Stefano Levi Della Torre

 

La Ville haute et basse

Jérusalem est une ville haute et basse, accidentée. On y trouve les choses les plus hautes et les choses plus basses. Elle est aussi une "copropriété" de l'esprit (juifs, chrétiens, musulmans, croyants et non croyants); et dans les réunions de condominium, même quand elles se composent de personnes excellentes, on voit se manifester les instincts les plus bas, les méfiances et les jalousies les plus mesquines à propos d'un espace ou d'un droit infinitésimal revenant à l'un ou à l'autre. Cette folie du condominium est l'un des caractères tragiques de Jérusalem, comme l'écrit Amos Elon dans son livre sur Jérusalem "ville de miroirs".

L'étymologie du nom, courante encore que conjecturale, désignerait Jérusalem comme "ville de la paix": shalem, shalom. Cependant, Jérusalem n'est pas une ville tranquille; au contraire. Comme il y a des personnes qui disent par modestie: "Si moi je comprends, tous peuvent comprendre", ainsi est Jérusalem en ce qui concerne la paix; comme si elle disait: "Si moi, ville conflictuelle, j'atteins à la paix, cela signifie que tout le monde peut y atteindre". En elle se trouvent en effet condensés les problèmes les plus ardus par rapport à la paix. Des rivalités de tous genres en composent le tissu intime, et c'est pourquoi l'éducation à la paix peut justement venir de sa conflictualité fébrile. Elle est un modèle pour la paix, non comme un bien déjà donné, mais comme une voie, la plus accidentée, pour y atteindre à travers un encombrement d'intérêts et de symboles en lutte qui l'affligent et l'exaltent: une démonstration a maiore ad minus, du plus difficile au plus facile itinéraire de la paix.

"C'est un pays qui dévore ses habitants", avaient dit les envoyés de Moïse en revenant de leur exploration en Terre promise (Nb13,32): une terre donc à la fois désirée et crainte. De même Jérusalem est une ville désirée et crainte, parce que tout comme la Terre promise, la ville promise peut dévorer ses habitants. C'est si vrai que, selon la tradition rabbinique, sa destruction en 70 de notre ère aurait été due avant tout à la haine mutuelle qui la dévorait de l'intérieur. Amos Elon dit que c'est un endroit où il est facile de "perdre la tête" sous le coup de fureurs politiques ou religieuses. Cependant Jérusalem est aussi un lieu qui peut parfois être dévoré par ses amants qui la submergent d'interprétations et de symboles; aussi la première intention devrait-elle être celle de la laisser parler elle-même. Chacun de nous se sent en devoir d'expliquer à celle-ci ce qu'elle est, quelle est sa vocation, et moi aussi, ici même, je ne pourrai éviter de le faire. Laisser parler Jérusalem signifie quelque chose de très concret: écouter ses habitants, même s'ils sont de quelque manière un peu "fous"; écouter sa situation géopolitique et aussi symbolique, mais de l'intérieur.

Nous recevons de Jérusalem deux enseignements immédiats. Le premier est le fait que celle-ci existe encore, qu'elle soit en un certain sens renée. C'est un enseignement du peuple juif pour lui-même, mais pas seulement, sur la manière de continuer à exister à travers et malgré les davastations. Le second enseignement concerne sa capacité ( ou son incapacité) à affronter le conflit et, si c'est possible, à le résoudre un jour. Ecouter Jérusalem, surtout en cette période où elle est en train de nous dire, ou sur le point de faire quelque chose de grand en ce qui concerne la paix.

Pour ce qui me regarde, je parlerai de deux caractères de Jérusalem: le premier est d'être une ville non originaire, d'être une ville trouvée: quand elle devient la capitale de David, elle existe déjà depuis des siècles. Le second caractère, c'est qu'il s'agit d'une ville duelle. Daniel Attinger rappelait, dans une précédente relation, la désinence duelle du nom Yerushalaïm (duel comme 'enaïm, yeux; oznaïm, oreilles), mais cette dualité, comme nous le verrons, ne concerne pas seulement son nom.


LA VILLE TROUVEE

Jérusalem est une ville "trouvée", c'est-à-dire préexistante, comme l'était la Terre promise, c'est-à-dire non vierge, non déserte, mais déjà habitée et cultivée par sept peuples, comme il est dit:

Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés. En vérité, il ruisselle de lait et de miel; en voici les produits.Toutefois le peuple qui l'habite est puissant; les villes sont fortifiées, très grandes...(Nb 13,27-28).

Et même, Jérusalem est préexistante au point de l'être jusque sur le plan religieux: préexistante à la vocation monothéiste d'Abraham. Celui-ci, en effet, rencontra près de Shalem Melki-Tsedek, le "roi de justice", qui était dejà revêtu du sacerdoce du Dieu Unique:

Melkisedek, roi de Shalem, apporta du pain et du vin; il était prêtre du Dieu Très Haut (Elyon).Il le bénit en disant: "Béni soit Abram par le Dieu Très Haut qui créa ciel et terre" (Gn 14,18-20).

Abram avait donc quelque chose à apprendre de quelqu'un qui l'avait précédé en Shalem.

Deuxièmement, David ne bâtit pas ex novo, mais il conquiert la ville déjà bâtie, comme il est raconté en 2 Sam.5. Nous pouvons nous demander alors en quel sens le Psaume 87 dit, à propos de Jérusalem: "En toi sont toutes mes sources". En quel sens peut-on parler d'une source dans une réalité qui n'est pas originaire? Qu'est-ce que le nouveau dans l'oeuvre humaine?

En Jérusalem il y a le nouveau parce qu'elle est une ville renouvelée, renouvelable, et non pas parce qu'elle est originaire. Le nouveau, pour autant que je le comprenne selon la pensée juive, est la capacité de reconversion, la teshuva qui signifie "tournant" et " réponse": se renouveler en répondant au message divin, réalité qui est, elle, originaire. Le nouveau humain, c'est retrouver les traces de l'originaire dans quelque chose de préexistant (en termes religieux: retrouver les signes du Créateur et de la création dans la créature). C'est ainsi qu'en Jérusalem "sont les sources": C'est à rebours que les origines se reproposent à nous. Il en est de même aussi du commentaire, qui est le principal canal de la culture juive, grâce auquel le nouveau jaillit du fait que l'on retrouve ce qui préexiste, c'est-à-dire qu'on retrouve dans le texte quelque chose qui s'y trouve, certes, mais qui est caché, et qu'on le porte à la lumière. Le préexistant, le texte de l'Ecriture, est le lieu d'un dialogue entre la proposition divine et la réponse humaine; le nouveau jaillit pour ainsi dire dans cette relation, comme l'étincelle implicite entre le doigt d'Adam et celui de Dieu dans la "Création de l'homme" de Michel- Ange (la comparaison est d'André Neher).

Cette acception du terme nouveau a son prolongement dans l'idée de "reste", selon Isaïe: le "reste d'Israël" comme possibilité de reprise et de reconstruction. Et Jérusalem est toujours un reste, la possibilité inépuisable de reconstructionaprès chaque catastrophe. Nouveau, dans le sens encore de tiqqun, "recomposition": capacité et vocation humaines de remettre ensemble les fragments du réel, de les faire converger vers un sens, une forme, une appellation. Tiqqun, c'est faire les choses nouvelles, non en tant qu'originaires, parce que les choses originaires sont d'appartenance divine, mais en tant que renouvelées à travers la recomposition, leurs connexions pratiques et linguistiques. (Qui s'occupe de peinture, comme c'est mon cas, sait combien est réaliste cette vision du nouveau comme de quelque chose qui se révèle dans le préexistant, dans une forme matérielle ou psychique qui déjà existe. Bien plus, on pourrait dire que révéler ce qui existe déjà, révéler les possibilités implicites dans le pré-existant,c'est l'acte fondamental de tout art, comme aussi de la prophétie).

Jérusalem est donc la ville retrouvée, recomposée, la ville du tiqqun: "Jérusalem bâtie comme une ville où tout est recomposé" (Ps 122,3); ville retrouvée, c'est-à-dire révélée (au même titre que les Ecritures) comme "ce lieu que le Seigneur votre Dieu a choisi... pour y placer son Nom" (Dt 12,5).

Quelle est au contraire la ville totalement nouvelle, le paradigme d'une création humaine (quasi) ex nihilo? C'est la tour de Babel,en Gn 11. Jérusalem et la tour de Babel sont en antithèse. (Je parle ici de la tour, non pas de Babylone, opposée à Jérusalem dans l'Apocalypse de Jean). L'une est la ville toujours reconstruite, l'autre est l'édifice manqué pour toujours. Et quelle est en réalité la forme de cette tour? Lisons le passage:

Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l'Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Shinéar et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre: "Allons! faisons des briques et cuisons-les au feu!" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent: "Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre!" ( Gn 11,1-4).

La Tour s'élève donc de la plaine jusqu'au ciel; elle n'est pas comme le Sinaï, montagne peu élevée, dont les Maîtres soulignent la modestie. La tour est une montagne sans modestie et artificielle (artificielle dans ses éléments mêmes: des briques cuites au lieu de pierres). C'est une construction qui fait contraste soit avec la bassesse plutôt plate de la terre, soit avec la hauteur du ciel; à la différence de Jérusalem, qui est faite de pierres, et se dresse sur deux montagnes de peu de hauteur: le Mont Sion et le Mont Moria. Jérusalem s'étend, souligne, sans la contraster, la forme de la terre, et elle s'élève sans excès: elle ne défie donc pas, mais elle commente la forme de la terre qui lui est préexistante, tandis que pour la tour, c'est le contraire. Babel est une montagne unique, une unique tour; Jérusalem, ce sont deux montagnes. La première est "monistique", la seconde est duelle. La première veut se substituer au ciel et à la terre ("afin que nous ne soyons pas dispersés sur toute la terre", comme pour dire: "La tour sera notre monde et notre ciel"). Jérusalem, par contre, se met en rapport avec le ciel et avec la terre.

Jérusalem est aimée dans ses portes:v

Le Seigneur préfère les portes de Sion à toutes les demeures de Jacob (Ps 87,2),

Tandis qu'en Gn 11, où il est question de la tour, nous lisons: "Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots": en hébreu, devarim akhadim; un commentaire dit cependant de ne pas lire akhadim, "uniques", mais akhudim, " fermés": des mots fermés. Cette langue unique représentait une fermeture des êtres humains.

Il y a donc d'un côté les portes, les ouvertures de Jérusalem; de l'autre, la fermeture de la tour de Babel, le fait de s'enfermer dans la tour, que Dieu ouvrira en séparant les langages. L'intention, le projet de ceux qui la construisent est en réalité de se protéger pour ne pas être dispersés: un refus d'accepter leur condition de "créatures", leur vocation à "remplir la terre" grâce à la dispersion et la différenciation.

D'une part, c'est la fermeture dans la tour, une préservation dans la fixité; de l'autre, les portes de Jérusalem qui font plutôt penser à un mouvement d'allées et venues; il ne s'agit pas seulement d'un passage tranquille des seuils, ou même du périmètre entier de la ville, comme il est dit en Za 2,8-9: "Jérusalem doit rester ouverte (sans murailles)... Quant à moi, je serai pour elle, dit le Seigneur, une muraille de feu tout autour, et je serai sa gloire au milieu d'elle". Il s'agit aussi et surtout du drame de l'alya et de la yerida, de la montée et de la descente, de la prise de possession et de l'exil, de l'alternance entre dispersion et rassemblement; ou alors, ce sera au contraire le mouvement d'entrée des envahisseurs (les Babyloniens, les Romains, les Croisés...) et de sortie de l'"enseignement", "parce que de Sion viendra la Loi, et de Jérusalem la parole du Seigneur" (Is 2,3).

"Faisons-nous un nom (un signe de reconnaissance) afin de ne pas être dispersés": pour la génération de la tour, l'unité est un a priori, un donné à préserver, en compétition avec l'unicité divine. On dirait bien une réédition du péché originel... Les deux épisodes parlent d'une divinisation de l'humain: Eve et Adam se font (presque) égaux à Dieu par la connaissance; la génération de la Tour se fait (presque) égale à Dieu par l'unicité et par la puissance. Les deux épisodes conduisent à un exil: Adam et Eve sont chassés de l'Eden; le peuple à la langue unique est dispersé de par le monde.

Mais qu'est-ce que cette divinisation de l'humain? C'est un refus de sa condition propre de "créature", un refus du progrès de la création. "Vous serez comme des dieux", avait suggéré le serpent (Gn 3,5) et cette tentation de vouloir retomber sur le divin constitue comme une "implosion" de la création, un retournement de celle-ci sur elle-même; elle est la négation de ce qui différencie la créature du Créateur. Le progrès de la création réside justement dans cette différenciation, et dans celle des créatures entre elles, dans leur expansion à la surface de la terre.

"Vous serez comme Dieu", qui est l'Unique: c'est là le principe de l'idolâtrie, le fait que la créature veuille s'emparer de l'unicité qui est divine. Et le contrepied de cette tentation, c'est la dispersion, la multiplication et l'exil des êtres humains.

La tentation de l'Unique, "d'être comme Dieu", fait de la tour de Babel une "répétition" de la transgression d'Eve et d'Adam. Mais une telle tentaion n'est pas métaphysique: elle nous est familière, quotidienne; elle est la tentation de l'identité compacte et cohérente, de la "pureté" ethnique, ou religieuse, ou raciale, ou idéologique; pureté qui consiste en une safa akhat, une "langue unique" et des devarim akhudim, des "paroles et événements fermés": c'est la tentation d'une identité complète en elle-même,"monadique", totalitaire. Et la Torah insiste de diverses manières sur la propension que nous avons à construire des tours de Babel... Empêcher le mouvement, se protéger des événements dans le champ clos d'une identité collective signifie refuser le déploiement de la "création": c'est cela, la Tour.


La tragédie de Jérusalem est au contraire le mouvement: mouvement dans le temps, entre destruction et reconstruction, oscillation duelle entre dispersion et rassemblement. Jérusalem d'une part réunit les dispersés, et de l'autre disperse ce qui tient ensemble. Tel est le mouvement historique, mais aussi symbolique de cette ville. Ainsi est-elle la représentation, sous forme d'une ville, des vicissitudes de la "créature": ville retrouvée et reconstruite, impliquée à la fois dans le faire et le défaire, ce qui est la condition des vivants. Tandis, que dans la Tour, la créature nie sa condition propre pour affirmer une unité (une seule humanité, une seule langue, une même langue), qui ne lui appartient pas, parce qu'elle est divine...

Dans l'antithèse entre Jérusalem et la Tour de Babel, cette dernière est la tentation de l'Unique, l'autre au contraire est le drame propre à la créature, celui de la dualité. Nous arrivons ainsi à notre second thème, celui de Jérusalem en tant que ville "duelle".

LA VILLE DUELLE

Nous avons déjà vu que Yerushalaïm a une désinence duelle et qu'elle repose sur deux montagnes. Poursuivons maintenant cette ligne. Quand David conquiert la ville, il est dit: "Il (David) régna, à Hébron, sur Juda pendant sept ans et six mois et, à Jérusalem, sur tout Israël et Juda pendant 33 ans" (2 S 5,5). Hébron est donc une capitale incomplète, parce que David y règne seulement sur Juda; à Jérusalem au contraire, capitale définitive, il règne sur deux parties, Juda et Israël; et il y accomplit deux actions successives: d'abord la conquête, puis l'installation de l'arche sainte (2 S 6). Jérusalem sera ainsi le centre politique et le centre religieux:

la ville de David et la ville de Dieu;
la ville du pouvoir et celle du prophète qui le dénonce;
la ville détruite et la ville reconstruite;
l'affligée et la consolée;
l'adultère et la fidèle;
la stérile et la féconde;
la cité terrestre et la cité céleste;
la nouvelle ville et la vieille ville;
la ville laïque et la ville de l'observance;
la ville juive et la ville arabe.

Et aussi la ville du non et du oui. A ce propos, je ferai une observation à la lectio que vient de faire le Pasteur Antonio Adamo où, si j'ai bien compris, il n'était pas fait référence à ce caractère duel et oscillatoire de la ville, mais où le non de Jérusalem était opposé au oui de Dieu. Comme si nous devions aller chercher la ville du oui séparément, dans le ciel, dans la Jérusalem céleste; comme s'il ne s'agissait pas de Jérusalem mais, plutôt, de deux tours de Babel, chacune avec "une même langue et les mêmes mots", l'une positive et l'autre négative; mais Jérusalem est au contraire la ville de la "comprésence", ou de l'alternative dans le temps, de ce oui et de ce non.

J'insiste sur le paradigme de la dualité , qui est quelque chose de différent du multiple. Le chiffre deux est vraiment dramatique et exprime le plus difficile des conflits, l'appel le plus pressant à la recomposition. Etre en tête à tête, face à face, dire "nous et eux", cela représente un champ de tensions bien plus grand que dans les relations entre "plusieurs". La dualité est la figure tragique du récit biblique: Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Sara et Agar, Jacob et Esaü, Léa et Rachel, Joseph et ses frères, Israël et les Nations. Leur conflit et leur réconciliation se réalisent dans une tension extrême....

La dualité, qui est paradigme du "créé", est représentée de manière particulière dans l'histoire réelle comme dans l'histoire symbolique d'Israël... Historiquement, le deux se trouve dans l'oscillation entre diaspora et terre d'Israël, entre installation et exil, "territorialité" et dispersion. Israël existe-t-il seulement lorsqu'il est installé ou aussi lorsqu'il ne l'est pas? Il l'est dans les deux cas, et cela en conformité avec les faits et avec la promesse divine: "Je serai avec toi dans l'exil", dit le Seigneur. La nature même du canon biblique exprime ce caractère duel: celui-ci est composé de documents provenant de la terre d'Israël aussi bien que de l'exil. Non seulement dans le récit, mais aussi dans la composition historique de ses sources, le texte biblique manifeste la polarité et l'oscillation entre ces deux conditions, politique et existentielle, propres à tout être humain: le fait d'être enraciné et en même temps déraciné, autochtone et étranger dans le monde...

Devant nous, il y a deux mondes: "ce monde-ci" ('olam hazé) et le "monde à venir" ('olam habà). "Ce monde-ci" est le monde de la promesse qui reste telle, qui ne s'annulle pas ni ne s'accomplit; elle est une promesse réciproque entre créature et Créateur, elle est la substance de l'alliance (berit). Le "monde à venir" est le monde messianique, de la promesse qui se réalise pleinement. Réduire à un seul ces deux mondes a toujours eu de graves conséquences politiques: les utopies réalisées, théocratiques ou "idéocratiques", ont amené aux plus féroces aberrations.

Le dédoublement entre deux mondes est implicite dans les Dix paroles du Sinaï: lo tirtzah, "tu ne tueras pas", est un commandement pour ce monde-ci, et en même temps une prophétie, une promesse que viendra un temps où on ne tuera plus ("... ils feront de leurs épées des socs, et de leurs lances des faucilles": Is 2,4). Le monde à venir influe sur ce monde-ci, parce qu'il y introduit une tension, une espérance et une action qui en découle; et ce monde-ci influe sur le monde à venir dans la mesure où il en est la condition et les prémisses. Le "avant" et le "après" s'influencent mutuellement, comme le font aussi le haut et le bas, le divin et l'humain. Il en est de même pour la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre.

Cependant, à propos du rapport entre le haut et le bas, je voudrais vous faire part d'une question qui m'est venue en entendant réciter le "Notre Père". Il y est dit: "Que ta volonté soit faite comme sur la terre, ainsi dans le ciel" et "Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs" (C'est la traduction qui me paraît fidèle à la fois au texte latin et au texte grec de Mt 6). Déjà à d'autres occasions je me suis étonné de ce "comme" (sicut...et). Il est dit:"comme au ciel, ainsi sur la terre"": le comme indique que le ciel est un modèle pour la terre, qu'on voudrait qu'advienne sur la terre ce qui advient au ciel. Mais il est dit ensuite: "Remets-nous nos dettes comme nous (sicut et nos) les remettons à nos débiteurs, et ici le comme va dans la direction inverse; Dieu est invité à se conformer au comportement humain. On n'invoque pas sa libre miséricorde, mais plutôt sa justice qui est liée au degré de miséricorde que nous avons envers nos débiteurs. Dieu est invité à agir selon notre mesure. Ainsi, de ces deux comme, le premier descend du ciel vers la terre (comme au ciel, ainsi sur la terre), le second monte de la terre vers le ciel (pardonne... comme nous pardonnons). Ce mouvement réciproque n'a-t-il pas quelque chose de juif? Le haut et le bas ont chacun quelque chose à dire, comme dans la discussion entre Abraham et Dieu à propos du sort de Sodome (Gn 18,22-23) ou celle de Job qui, par ailleurs, n'était pas juif; ou celle de Moïse disant au Seigneur qui avait été irrité par le Veau d'or: "Calme l'ardeur de ta colère et renonce à faire fondre le malheur dont tu as menacé ton peuple"... "alors le Seigneur renonça à faire fondre sur son peuple le malheur dont il l'avait menacé" (Ex 32,12-14). Ainsi Moïse corrige Dieu, ce qui est en bas sert de modèle à ce qui est en haut: Pardonne, dit Moïse, comme nous pardonnons.

Ce rapport non univoque entre le haut et le bas, nous le trouvons dans la notion juive de la Jérusalem céleste et terrestre, une notion qui, me semble-t-il, est plus mobile, qui tourne entre les deux pôles, celui du haut et celui du bas, davantage que ce n'est le cas dans le De civitate Dei de Saint Augustin et dans la tradition chrétienne qui l'a suivi, toute tournée vers le haut. Dans la tradition juive, nous avons au contraire un double mouvement. "La Jérusalem céleste fut créée avant que Dieu ne créât le monde, lorsqu'éclôt en lui l'idée du Paradis" (Tanhuma 34): là le modèle est au ciel. Mais il est dit aussi que la Jérusalem céleste est un reflet de celle de la terre: "Il y a une Jérusalem en haut qui correspond à la Jérusalem terrestre, Dieu s'en est faite une en haut" (Midrash Tanhuma, Pequdé): comme sur la terre, ainsi dans le ciel.

Entre ces paroles du "Notre Père", et la réciprocité Jérusalem céleste / Jérusalem terrestre, ne découvrons-nous pas une consonance judéo-chrétienne? A moins que, pour le "Notre Père", il ne s'agisse d'une méprise , mais qui est passée inaperçue pendant trop de siècles...


LA VILLE QUI UNIT

Nous lisons chez Isaïe (2,2)

Le mont du Temple du Seigneur sera établi...
des peuples nombreux s'y rendront et diront:
"Venez, montons à la montagne du Seigeur,
allons au Temple du Dieu de Jacob,
pour qu'il nous enseigne ses voies.


Dans ce texte, nous trouvons le thème de la vertu unitive de Jérusalem.

Reprenons la comparaison initiale: vers Jérusalem convergent tous les peuples, à partir de la tour de Babel se fait la dispersion de tous les peuples. La tour est l'unité a priori, qui veut prévenir la dispersion et qui, au contraire la produit; Jérusalem est l'unité a posteriori de ce qui était d'abord dispersé: "ville réédifiée, où tout ensemble fait corps".

Mais qu'est-ce que cette unité? Est-ce le fait de rendre un ce qui est diversifié? L'interprétation sur laquelle j'ai insisté, c'est que réunir consistera plutôt en une recomposition, non pas une reductio ad unum, mais une dualité qui ne sera plus un antagonisme. Dans le nom de Jérusalem, Ismaël et Israël ne se disputeront plus l'héritage d'Abraham, mais ils se reconnaîtront en celle-ci. Nous avons la promesse que le conflit finira en bénédiction, comme dans la lutte nocturne de Jacob avec l'"ange": "(Cet homme) lui dit: Lâche-moi car l'aurore est levée. Mais Jacob répondit: Je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies béni... et là-même, il le bénit"(Gn 32,27-30). Tel me paraît être le sens le plus intime de la promesse, qui ne dit pas: "La tour de Babel, je ne vous laisse pas la construire maintenant, mais un jour, si"; elle dit au contraire que l'unité sera la capacité de tenir les deux choses, face à face; ce sera la faculté de soutenir à la fois la fraternité et la condition humaine...


Stefano Levi Della Torre est un peintre juif vivant à Milan. Cet article ( un peu abrégé et traduit de l'italien) est extrait d'un petit livre intitulé: Jerusalem patria di tutti. Il est le recueil des interventions de divers penseurs lors de la 3e session de Lecture oecuménique de la Parole organisée au Centre Oecuménique Européen pour la Paix (près de Madesimo, dans la province de Sondrio) en septembre 1994. Ce livre a été publié par les éditions Dehoniane de Bologne en 1995.

 

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