| |
Accueil> Ressources> Rélations juifs-chrétiens> Revue SIDIC> 1995/3>Une interview de Mary Kelly à Rabbi Lionel Blue

Revue SIDIC XXVIII - 1995/3
La Femme et les chances du dialogue (Pag. 18 - 22)

D'autres articles de cet numéro | En anglais | En français

Sur le rôle controversé des femmes dans le judaïsme
Une interview de Mary Kelly à Rabbi Lionel Blue

 

M.K.Dans ce numéro de la revue, la plupart des articles sont écrits par des femmes. Il est important cependant de connaître aussi le point de vue d'un homme sur le rôle de celles-ci dans le dialogue. Vous êtes rabbin dans une communauté où il existe des femmes-rabbins depuis plusieurs années. Vous êtes aussi très engagé dans le dialogue entre juifs, chrétiens et musulmans. Nous désirons connaître vos idées...

L.B.Je commencerai par quelques remarques générales. La question de la femme, dans le judaïsme, est des plus complexes car, même si du point de vue liturgique le judaïsme est un système patriarcal, il fonctionne cependant depuis des siècles, du point de vue social et économique, comme un matriarcat... et vous vous trouvez devant cette situation étrange: on accepte actuellement, dans le monde juif, qu'une Golda Meïr soit à la tête de l'Etat d'Israël et, que en même temps, une femme ne puisse témoigner en cas d'un divorce - elle a été classée légalement, mais de manière non péjorative, dans la même catégorie que les enfants, les simples d'esprit et les joueurs aux dés. Selon la loi juive, une femme ne peut demander le divorce comme l'homme, et elle peut être victime d'un chantage en conséquence d'un mariage de "lévirat".. Au point de vue rituel et légal, les femmes ne sont pas égales, mais socialement et financièrement, elles tiennent une place prédominante. C'est la femme juive qui, traditionnellement, tenait la bourse: dans les anciens pays d'Europe de l'Est, l'homme riche apportait en dot à sa fille, surtout lorsque celle-ci n'était pas belle, un commerce dont elle assurerait la marche, tandis que son mari, simple étudiant sans argent, pourrait se consacrer à l'étude de la loi et des prières. C'est ainsi que la famille maintenait sa position et que le mari avait aussi les moyens de vivre. De ce fait, vous n'auriez jamais imaginé de vous adresser à votre père pour des questions financières, vous vous adressiez à votre mère. On ne parle pas du "yiddish papa", mais de la "yiddish mamma". Le judaïsme est donc matriarcal, et je pense que cela date d'il y a bien longtemps, du fait des contrats de mariage qui mettaient un tel pouvoir économique entre les mains des femmes de manière à empêcher les divorces. On en est venu ainsi à un matriarcat économique.

M.K.Mais est-ce que cela n'a pas un peu changé ?

L.B.Les choses ont bien changé actuellement: pensant à la situation d'autrefois, par exemple, je remarque qu'il y a tout un processus d'idéalisation de la famille juive qui ne tient absolument pas compte des tensions qui existaient au sein de celle-ci. La plupart des hommes juifs du passé que j'ai connus avaient besoin de s'évader: mon père allait manger des anguilles en gelée dans le seul but de se trouver pour un moment loin de ma mère, et mon grand-père allait pour la même raison au cabaret, même s'ils aimaient leurs épouses. Ils cherchaient un lieu où ils puissent être libérés des femmes, car les juifs n'allaient pas habituellement au cabaret. Le seul endroit où ils pouvaient rencontrer d'autres hommes était la synagogue, et la maison était avant tout une affaire de femmes... aussi la plupart d'entre eux ressentaient-ils l'ancien état des choses comme oppressif. A cela, on ne songe guère habituellement.

Il me semble que nous allons maintenant vers un nouveau matriarcat. Le judaïsme redeviendra matriarcal avec la libération de la femme, mais ce sera un matriarcat de type différent. Nous allons vers un état de choses où, probablement, il y aura plus de femmes-rabbins que d'hommes, du moins du côté des non-orthodoxes. Si l'on songe à la loi et aux clarifications qu'elle exige, on n'a guère besoin des hommes-rabbins d'autrefois. Si vous considérez le rabbinat comme exigeant d'avoir le souci des autres, de les visiter, de connaître leurs problèmes personnels, de les conseiller, les femmes sont habituellement très douées pour cela, et je pourrais voir cela comme un forme de rabbinat où il y aurait plus de femmes que d'hommes rabbins. Je pense qu'on en viendra à une polarisation: d'une part, nous arrivons à une situation où la différence entre femmes et hommes n'existe presque plus et, d'autre part, nous avons le judaïsme vraiment traditionnel où les rôles rituels et halakhiques semblent toujours aussi rigidement fixés, sinon plus, même si ces rôles peuvent se relâcher dans la vie civile lorsqu'il s'agit d'activités éducatives ou sociales.

M.K.Les femmes ne se contentent-elles pas de ces rôles traditionnels en certains cas?

L.B.Si... J'ai connu certaines personnes dans ces milieux, et il semble que là les femmes soient satisfaites avec leurs enfants, les rites domestiques, leur piété personnelle et familiale. J'imagine que si elles n'étaient pas heureuses, elles auraient tout laissé. Cela concerne une petite minorité, ne l'oubliez pas, mais il s'agit là d'un monde vraiment très étroit. Vous vous trouvez alors devant un grand fossé et vous vous trouvez aussi devant des querelles: par exemple, les femmes ne peuvent plus faire partie des chorales et, pire que cela, elles ne peuvent plus voter dans les assemblées, les comités exécutifs; les grilles même sont rétablies dans les synagogues.

M.K.Mais ce n'est pas le courant dominant ?

L.B.Si, c'est le courant orthodoxe dominant, d'après mon expérience.

M.K.Mais il y a le mouvement des femmes au sein du groupe orthodoxe modéré ?

L.B.Il y a un mouvement des femmes, mais en réalité il ne peut guère aller au-delà de la halakha traditionnelle qui est contrôlée et interprétée par des hommes.

M.K.C'est donc seulement dans le judaïsme "progressiste" que les femmes peuvent exercer un rôle différent ?

L.B.Oui, je ne peux imaginer que l'orthodoxie en tant qu'institution soit capable, même si elle le voulait, de changer les règles concernant le divorce, la halitsa, la agouna, ce qui concerne le témoignage des femmes. L'occasion s'est présentée il y a des siècles: ce fut le fameux cas de la reine Hélène d'Adiabène (au 1er siècle C.E.) qui portait le talith, les tephilim etc... On avait accepté cela parce que, disait-on, il s'agissait d'une "isha hashouva" (une femme importante). Il me semble qu'un rabbin traditionnel du Moyen Âge s'est demandé si toutes les femmes n'étaient pas importantes de nos jours. C'était une manière de faire ce changement, mais celui-ci ne fut jamais adopté, et je ne pense pas que quelqu'un puisse faire cela actuellement.

Tant que le judaïsme orthodoxe prédominera, ce sera ainsi. Cependant, il est capable d'évoluer. Vous pouvez imaginer bien des manières de traiter ces questions, mais je ne crois pas que cela se fera. Tout groupe qui le ferait serait sans doute du côté des conservateurs-massortim

M.K.Mais dans votre communauté, où je suis allée quelquefois, il y a des femmes-rabbins. Ont-elles été bien acceptées?

L.B.Oui. Vous trouverez cependant une ou deux communautés qui n'acceptent pas d'avoir une femme-rabbin. Dans bon nombre d'autres, les femmes sont comme des rabbins-associés; elles sont chargées de l'éducation plutôt que d'avoir la première responsabilité. Mais si les choses continuent dans la voie actuelle, j'imagine qu'à la longue il n'y aura plus guère de différence, si ce n'est dans quelques rares groupes. Il reste plus difficile pour une femme-rabbin de réussir.

M.K.Avoir une femme-rabbin, cela fait-il quelque différence ? Quel effet cela a-t-il sur la communauté ?

L.B.Je crois que certaines femmes qui ont épousé un rabbin de type ancien ont de la peine à accepter une femme-rabbin: elles ont parfois l'impression que cette femme les amoindrit, elles-mêmes et leurs activités. Les jeunes femmes, elles, en sont plutôt contentes: elles sentent qu'elles ont un rabbin auquel elles peuvent vraiment parler, qui comprend. A l'assemblée progressiste vous avez des femmes qui savent exposer clairement les faits, et elles sont honnêtes, ouvertes, d'une manière où certains hommes ne pourront jamais les égaler. Je pense que certaines femmes souffrent encore de problèmes d'insécurité et que, de ce fait, elles peuvent être parfois susceptibles: elles n'ont pas eu encore assez de temps pour prendre de l'assurance. En ce qui concerne la spiritualité et tout ce qui la touche, je ne crois pas que le sexe fasse grande différence. Dans notre société actuelle, femmes et hommes ne diffèrent guère dans leur manière de penser.

M.K.Et que pensez-vous du rôle que jouent les femmes dans le dialogue interreligieux, par exemple, dans les rencontres de Bendorf auxquelles la communauté juive a pris une part importante ?

L.B.C'est vrai... et quand on a organisé des sessions de femmes, il semble qu'en un jour celles-ci soient allées plus loin que les hommes ne l'ont fait en une semaine. Les femmes semblent être parties d'une base plus réaliste (je pense qu'elles ont un tas d'intérêts communs): elles ont toutes eu à faire face à un patriarcat; elles n'ont pu jouir d'opportunités égales. Elles ont aussi toute la peine d'élever des enfants et d'autres affaires de ce genre... et je pense qu'elles ont découvert des intérêts communs. De plus les hommes ont, fondamentalement, un plus grand esprit de compétition.

M.K.J'ai entendu dire que les conflits entre femmes ont souvent créé des situations pénibles qui ont presque fait échouer les rencontres. Ce fut le cas récemment du fait que la situation en Bosnie n'était pas bien comprise et que certaines remarques ont été considérées comme antijuives. Ces genres de rencontres sont très délicates.

L.B.Cela doit être vrai. Je n'ai jamais été là-bas, mais je ne crois pas qu'il y ait grande différence entre les hommes et les femmes dans de telles situations. Je n'ai pas remarqué que les femmes soient plus naturellement orientées vers la paix que les hommes: j'aurais voulu pouvoir le dire, mais je ne crois pas qu'il en soit ainsi. C'est la même chose en ce qui concerne le nationalisme: vous avez des femmes qui le soutiennent à tous crins, comme vous avez aussi le mouvement pour la paix.

M.K.Mais il y a eu le mouvement des "Femmes en noir" luttant pourla paix en Israël...


L.B.Oui, certaines femmes peuvent parfois s'associer pour faire progresser quelques causes, comme en Afrique du Sud et en Israël: un lien se crée entre femmes de divers groupes, qui ont souffert d'un monde trop exclusivement masculin. Si vous considérez la plupart des rencontres de politiciens, arabes ou israéliens, vous verrez que c'est un monde presque totalement masculin, avec l'une ou l'autre femme occasionnellement. En tant que femmes, vous devez avoir l'impression que c'est un monde masculin, avec des problèmes d'hommes, et vous devez en souffrir, ce qui sans doute crée un lien entre vous.


M.K.Il y a dans l'Eglise des mouvements comme celui en faveur de l'ordination des femmes. Auriez-vous quelque chose à dire sur la façon dont agissent ces mouvements? De manière générale, est-ce la meilleure façon d'arriver à leurs fins ?

L.B.Pour parler crûment, si on regarde l'histoire des Suffragettes et bien d'autres, vous n'obtenez quelque chose qu'en embêtant les gens. C'est, hélas ! la situation quand vous avez à faire aux fondements du pouvoir. Vous pouvez dire que ce n'est pas la peine, pour une telle cause, de multiplier les agressions dans le monde: c'est un point de vue, mais fondamentalement nul ne prendra votre cause en considération s'il n'y est contraint... à moins que vous n'ayez un Pape extraordinairement lucide et motivé, ou quelque chose de ce genre. Ce devrait être un Jean XXIII "plus", qui soit converti d'avance; sinon, rien ne se fera si vous n'embêtez pas les gens.

M.K.Y-a-t-il encore quelque chose que vous vouliez nous dire?

L.B.Il y a tout un changement à faire dans bien des institutions. Par exemple, comme le notait ma mère, la plupart des institutions créées pour les femmes, à la Synagogue et dans l'ensemble du judaïsme, s'adressent à des femmes d'une classe moyenne assez bien installée. J'ai demandé à celle-ci si elle désirait en fréquenter l'une ou l'autre : "Non, me répondit-elle, elles ne sont pas faites pour des femmes qui travaillent à l'extérieur". Ainsi l'ensemble des structures, dans le monde féminin, supposent un style de vie qui probablement n'existe plus, et les femmes qui travaillent de nos jours posent des questions totalement différentes de celles des femmes qui sont membres des associations de type ancien. Il faut penser en termes tout différents quand il s'agit de femmes ordinaires ou au contraire de professionnelles. Nous devons aussi penser aux familles uniparentales, qui n'ont pas de place dans notre système et dont le nombre augmente du fait des divorces etc...

M.K.Il est étonnant de voir combien les femmes ont parfois à porter, entre le travail, la famille, et le fait d'être seules souvent.

L.B.C'est vrai, et je ne crois pas qu'elles soient habituées à l'idée que l'institution les aide. Autrefois la riche institution pensait souvent qu'elles étaient gênantes, des exceptions, répréhensibles parce qu'elles ne répondaient pas au type imaginaire de femmes que l'organisation voudrait qu'elles soient. Ça, c'est le premier point: les institutions doivent s'adapter à des femmes qui jouent actuellement des rôles différents; il leur faut découvrir ce qui intéresse celles-ci.

Je pense aussi que, du fait que nous sommes entourés de familles brisées, éclatées, il est plus important pour les femmes que pour les hommes qu'il y ait davantage d'agences matrimoniales, de clubs de célibataires ou d'institutions de ce genre parce que, jadis, on se mariait avec des personnes connues par la famille, mais ce n'est plus le cas et, bien souvent, la famille manque complètement. Actuellement, la communauté juive agit dans ce sens, et l'Eglise le fait aussi un peu pour les célibatires, mais l'action de faciliter les mariages est de grande importance si nous voulons qu'existent de vrais foyers.


Je crois qu'il est très important aussi dans un groupe religieux, pour favoriser le dialogue entre les deux sexes, que les femmes puissent exprimer devant les hommes ce que cela représente que d'être une femme. J'ai été élevé sans avoir la moindre idée de ce que ressentent les femmes à propos de leur corps (menstruations, changements dans la vie..), de ce que cela signifie d'avoir des enfants, de la manière dont les femmes considèrent les choses et les hommes. Les femmes ont tendance, ont été habituées par leur éducation à s'incliner devant les hommes et à ne pas beaucoup parler; j'ai dû apprendre combien la vie est dure pour elles. La première chose qu'elles auraient à faire serait d'enseigner aux hommes ce que cela signifie d'être une femme; cela me paraît important.


Sr. Mary Kelly, N. Dame de Sion, est responsable à Londres du Study Center for Christian-Jewish Relations; elle est aussi l'Editrice de la revue SIDIC en anglais.
Rabbi Lionel Blue est membre du Beth Din (Tribunal rabbinique) de la Synagogue réformée de Grande Bretagne. Il est bien connu en Angleterre pour ses émissions toujours très vivantes à la radio et à la télévision, et pour ses livres empreints d'humour.
Cette interview est traduite de l'anglais.

 

Accueil | Qui sommes-nous | Que faisons-nous | Ressources | Prix | Nous rejoindre | Nouvelles | Contactez nous | Map du site

Copyright © 2011 Sœurs de Sion - Rome, Italie