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Revue SIDIC XI - 1978/2
L’Afrique et le peuple juif, affinités bibliques (Pag. 09 - 15)

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La cadre culturel de la Bible et les sociétés africaines
Temba Mafico

 

Dans ma thèse de maîtrise présentée en 1973 à la Faculté de Théologie de Harvard, je soulignais l'importance pour les missionnaires d'une connaissance approfondie de l'Ancien Testament s'ils voulaient assurer le succès de leur mission outre-mer et cela spécialement en Afrique.' Je citais, dans ma conclusion, B.W. Anderson qui écrivait dans Ancien Testament et Foi Chrétienne: « Les rapports entre l'Ancien Testament et le Nouveau... ne doivent pas intéresser seulement les spécialistes de l'Ancien que l'on pourrait accuser de plaidoyer `pro domo', ni ceux du Nouveau qui ne peuvent éviter le sujet dans leur exégèse des textes. Cette question intéresse plutôt tous les chrétiens dans l'Eglise, qu'ils soient théologiens de profession, pasteurs dans une paroisse, ou laïcs. Il n'est pas exagéré de dire que la signification de l'ensemble de la foi chrétienne est étroitement liée à la manière d'envisager cette relation. »2 J'ajoutais pour conclure: « Le succès ou l'échec du travail missionnaire, en terre de Gaza, comme en toute partie du monde où le christianisme est confronté à des cultures et des religions différentes, dépend essentiellement de la solution de ce problème ».3

Ignorer l'Ancien Testament ne paraît pas, en soi, aussi néfaste à l'effort évangélique que nourrir des idées préconçues sur les peuples et leur culture. Néanmoins, ces deux éléments pris ensemble, scellent l'échec de la mission avant même qu'elle ne soit commencée. Je traiterai plus avant de l'importance de l'Ancien Testament et commencerai par quelques remarques sur les préjugés.

Heurt des cultures

David Livingstone considérait les hauts faits des explorateurs comme une introduction à l'aventure missionnaire.' Personnellement je n'aurais guère autre chose à reprocher à ce grand explorateur que les idées préconçues dont il fait preuve lorsqu'il est question de religion et de culture africaines. Le fait d'avoir parcouru l'Afrique pendant un nombre considérable d'années et de n'avoir jamais su exprimer quelque jugement positif en faveur de la culture africaine et qu'il ait, au contraire, adressé des appels urgents pour que les missionnaires rejoignent les pays explorés, prouve bien que Livingstone partageait les idées de son temps sur le « sombre » continent africain qu'il venait de libérer.

« Vous verrez, dit-il, ... quel immense pays Dieu a ouvert (pour nous) dans sa providence. Si nous pouvons y entrer et nous y établir, nous pourrons dans quelques courtes années mettre un terme au commerce des esclaves de cette région... La Providence semble m'appeler encore plus loin ».5

Les missionnaires qui répondirent à l'appel de Livingstone sortaient des mêmes milieux que lui et avaient la même mentalité. Citons deux cas.

Frederick Stanley Arnot avait été compagnon de jeu des enfants de Livingstone. Etant donné les liens d'amitié qui l'unissaient à l'explorateur, Stanley aurait dû être nourri d'informations de valeur sur les Africains et leur culture. Or, dès son installation en Rhodésie du Nord, il écrit: « La profondeur du paganisme (des Lozi) semble insondable; c'est une nation secrètement vouée à l'effusion du sang, à la superstition et à la magie. »6 Il continue ainsi: « Bien plus, les Lozi sont adroits... à tromper de toutes les manières imaginables. Vous ne pouvez jamais croire un seul mot de ce qu'ils disent, du roi au dernier des mendiants... mais, en fait, ce sont tous des mendiants bien misérables. Combien de fois ai-je désiré déceler en eux un regard vrai et découvrir une étincelle d'honnêteté! » 7

Comme beaucoup de missionnaires après lui, Stanley décida d'aborder la mission par le biais de l'éducation. Il bâtit et ouvrit une école, mais il fut tout surpris de trouver les élèves indifférents, même quand il leur parlait « avec beaucoup de sentiment du péché, de la mort, du jugement dernier et de l'amour de Dieu manifesté dans le don de son Fils... Il ne pouvait les intéresser qu'au prix d'un effort suprême ».8

Vu les méthodes employées, nous ne pouvons plus nous étonner aujourd'hui de l'insuccès de Stanley sur le plan éducatif et de l'obligation où il fut réduit de fermer son école. Mais l'échec de Stanley s'étend aussi au domaine de l'évangélisation où « il n'eut que peu de fortune ».8 Stanley suppliait, par exemple, le roi Lewanika « d'en finir avec la sorcellerie et les jugements par ordalies, de supprimer les sacrifices aux idoles et de défendre adultère et polygamie »." Rotberg ajoute que Stanley alla même jusqu'à essayer de convertir le roi, ayant pris par inadvertance sa tolérance pour un encouragement réel.

Si Fredrick Stanley Arnot, premier missionnaire de Rotberg, « à ses yeux, le Barotseland n'était qu'un imsionnaire, c'est principalement parce que ses préjugés y mettaient obstacle. La population africaine n'était pour lui qu'une masse « d'affreux païens » et, comme le note Rotberg, « à ses yeux, le Barotseland n'était qu'un immense repaire de péché », un exemple de la perversité africaine.

Après Stanley, François Coillard renchérit sur les appréciations de celui-ci en écrivant: « (Les Lozi) sont un abîme insondable de corruption et de dégradation dont on ne trouve aucun équivalent dans toute l'Afrique païenne ». En 1891, Coillard s'adressait à ses bienfaiteurs européens et disait: « Les Barotse sont traîtres et soupçonneux; il n'est point de sauvages plus rapides qu'eux à verser le sang. La moindre provocation, le moindre soupçon immotivé, l'envie, la jalousie, la vengeance, tout cela justifie les crimes les plus atroces »." On pourrait multiplier les exemples, mais comme ils illustrent la même attitude, je m'arrête là.

De fait, les missionnaires ignorèrent totalement et manifestement la culture africaine. Ils ne comprirent pas que la manière de vivre des Africains était en grande partie dictée par des considérations religieuses dont l'origine est très ancienne. Il s'agissait de coutumes dont l'abandon provoquait non seulement le mécontentement des esprits tutélaires et de leur Dieu mais déclenchait une action concrète de leur part: colère et châtiment." Pour éviter les calamités nationales et personnelles, la stricte observance des lois, des règlements et des ordonnances était un devoir et une nécessité." Ainsi, lorsque les missionnaires interdisaient de célébrer le mariage selon l'usage traditionnel — polygamie, dot de l'épouse — ils déracinaient l'Africain de son sol culturel et de sa religion.

Les missionnaires ne comprirent pas qu'en Afrique —contrairement à ce qui se passe dans le monde occidental — la culture et la religion sont inséparables. C'est pourquoi il est faux de parler de « culture et religion traditionnelles en Afrique »; c'est l'expression « la vie religioso-culturelle des Africains » que l'on doit employer.14

Constatant l'échec qu'ils subissaient, les missionnaires optèrent pour une stratégie qui leur paraissait efficace. Ils établirent des postes de mission et y bâtirent écoles et hôpitaux. Aux Africains, qui, avec le temps, avaient compris que l'éducation pouvait leur procurer des avantages économiques et sociaux, et qui se présentaient spontanément à l'école, ils posèrent des conditions d'admission: la confession des péchés, le baptême et la confirmation." Les conséquences de cette politique peuvent être illustrées par les expériences personnelles que j'ai faites dans mon pays natal, Chipinga, en Rhodésie, et dont je garde un souvenir très vif."

Aux chrétiens nouvellement confirmés, il était interdit de prendre part aux manifestations culturelles du village, de jouer du tam-tam et d'exprimer leur joie sous des formes traditionnelles quelconques, car elles paraissaient coupables. Ces « manifestations étaient totalement interdites dans l'enceinte de la mission » " où les nouveaux convertis étaient tenus de vivre, enfermés comme dans une prison et soumis à un processus de transformation culturelle. Tandis que les années passaient, les registres de la paroisse faisaient état d'un nombre croissant d'inscrits, alors que les églises situées hors du poste de la mission étaient presque toujours vides. Le tam-tam, d'aussi loin qu'il se faisait entendre, attirait des centaines de gens qui venaient de partout et transformait le bâtiment sacré de l'église, avec ses cloches et son clocher, en une sorte de symbole permanent de l'échec missionnaire.

Les rares missionnaires qui abandonnèrent réellement leur culture, devinrent, il est vrai, de « nouvelles créatures », mais dans le sens « d'hommes de nulle part ».0 Ils ne sont de nulle part ces Africains qui se sont détachés de leur contexte religioso-culturel africain et qui soutiennent les missionnaires dans leur oeuvre de condamnation de leur propre culture. Car, contrairement à ce que l'on aurait pu espérer, ces nouveaux convertis n'ont pas été acceptés à titre d'égalité dans leur nouveau milieu. Dans les pays colonisés, la colonisation revêtait un caractère discriminatoire et ce n'était ni la religion, ni l'éducation qui donnaient le droit d'entrer dans le monde des blancs, mais la couleur et la couleur seule. Il était triste de constater que « l'homme de nulle part » avait perdu tout rapport avec son propre peuple parce qu'il était chrétien et qu'il n'était pas entré de plain-pied dans le monde des missionnaires parce qu'il était noir et africain. Ce type de christianisme créa une situation qui n'était rien moins que de l'ostracisme social. Pour éviter cet état de choses, bien des Africains optèrent pour une solution qui leur semblait sage: paraître chrétien afin d'acquérir quelque éducation et recevoir les soins médicaux, mais une fois l'éducation achevée, rejeter la « peau de mouton » et pratiquer ostensiblement l'ancienne religion.
D'autres, en abandonnant l'Eglise de la mission, formèrent une Eglise à eux ou bien se joignirent à des groupes dont les structures évoquaient l'Ancien Testament. Cette dernière tendance révèle que l'Africain avait découvert des affinités entre sa propre vie religiosoculturelle et celle du peuple de la Bible et qu'il se sentait à l'aise dans l'ambiance de l'Ancien Testament. Le missionnaire, pour sa part, interpréta ce fait dans un sens qui confirmait son peu d'estime pour l'Ancien Testament, qu'il considérait, dans sa teneur, comme quelque chose d'inférieur et propre à attirer surtout les peuples moins évolués.19

Dans cette brève étude je ne poursuivrai pas ma critique de l'attitude marcionite des missionnaires; je préfère porter mon attention sur les lignes de convergence culturelle des sociétés, biblique et africaine. Ainsi:
Le sens communautaire
L'importance accordée à la lignée généalogique
• Les lieux de culte
•. La signification de la parole et du nom
• Les coutumes matrimoniales
• La nature du culte
• La structure sociale
• Le prestige de la sagesse.

Le sens communautaire

En raison de leur appartenance à un même Dieu, « le Dieu de (nos) Pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob » (Ex. 3, 15), les Hébreux possédaient l'esprit de corps à un degré très marqué. L'appartenance au même Dieu établissait entre eux un lien infiniment plus fort que le nationalisme pur et simple. Lorsqu'ils furent réduits en esclavage en Egypte, il fut un moment où tout espoir d'être libéré paraissait inconcevable.2° Le Pharaon avait fait décimer la population mâle pour empêcher toute rébellion 21 En désespoir de cause, après avoir échoué dans sa tentative d'éveiller, parmi les esclaves hébreux, quelque sentiment nationaliste, Moïse s'enfuit d'Egypte (Ex. 2, 15). La vocation de Moïse consiste peut-être dans la soudaine et ferme conviction qu'il devait entreprendre l'unification des Hébreux autour de leur Dieu. Moïse retourne alors en Egypte et déclare que le Seigneur « Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob » demande de venir l'adorer dans le désert." C'est ainsi, que progressivement les Hébreux devinrent solidement unis dans un sentiment communautaire, cherchant à servir leur Dieu qui est en même temps le Dieu de l'Histoire.23

La généalogie

Pour identifier le Dieu d'Israël, Moïse établit une sorte de « mini-généalogie »24 Cette histoire généalogique a pour effet de convaincre les Hébreux de la volonté de Dieu de leur venir en aide, comme il l'avait fait pour leurs Pères, dans des épreuves semblables, afin de remplir les promesses qu'il leur avait faites alors. Ce fait est établi par le « Credo » rapporté dans le Deutéronome (26, 5b-9).

Les Hébreux se servaient des généalogies non seulement pour mieux identifier leur Dieu, mais aussi pour indiquer les rapports entre des personnages que les différents noms suggéraient. Ceux des lecteurs modernes des Ecritures qui n'ont pas beaucoup de goût pour l'Ancien Testament, se disent fatigués 25 des trop nombreuses généalogies qu'ils y rencontrent. Or, ces longues listes du Pentateuque jouaient un rôle important dans la société hébraïque par leur fonction unitive, religieuse et culturelle.

Il est intéressant de noter que les Africains, eux aussi, sont culturellement liés par leur lignée généalogique. Pour les Occidentaux, les formalités d'accueil et de présentation en Afrique s'opèrent selon un rite d'une durée interminable. Pour les Africains, au contraire, ces cérémonies d'introduction revêtent une signification précise. Celui qui est reçu dans une famille doit avant toute autre chose être situé dans le lignage de la famille africaine étendue dont il est issu. De degré en degré, on descend l'échelle généalogique et les deux personnes en présence, l'hôte et l'invité, ont la possibilité de se rendre compte à quel échelon leurs ancêtres étaient parents, ce qui leur permet à leur tour de se considérer parents. Derrière les noms se cachent les liens de parenté. Ils sont inscrits de façon permanente dans les généalogies dont l'authenticité est assurée grâce à la capacité extraordinaire des Africains de reproduire de mémoire et sans erreur, la longue liste de leurs ancêtres.26

Les familles africaines, les clans et les tribus partagent la croyance en un ancêtre commun qui remonte à une époque reculée de l'histoire. Au temps des sacrifices et de l'offrande des premiers fruits," les Africains ont l'habitude de dédier les denrées à leurs ancêtres immédiats, qui sont priés de les offrir à leur tour à leurs ancêtres les plus proches et ainsi de suite jusqu'à ce que l'offrande arrive au premier ancêtre qui est Dieu. Celui-ci est connu sous les noms de créateur (Mwari), de roi et de juge (Mambo), de donneur de nourriture (Mabota). Ce dernier nom fait penser à un Dieu conçu comme un père, car Mabota désigne celui qui pourvoit à l'alimentation de ses enfants." L'importance des généalogies ne réside donc pas simplement dans la conservation d'une liste de noms aux sons bizarres, mais dans leur aptitude à situer les gens dans la hiérarchie familiale. C'est là un point crucial dont il faut saisir l'importance. Le plus grand tort que l'on puisse faire à un Africain ou à un juif est, en effet, de l'arracher à sa lignée parentale. Cela signifie non seulement trancher toutes ses attaches avec les membres vivants de la société, mais aussi le séparer des ancêtres, de ceux qui relient la famille au Créateur. Or, c'est le culte rendu au Créateur qui assure la prospérité et une longue vie.29

Les lieux de culte

Les lieux où les patriarches rencontraient leur Dieu sont très semblables à ceux que révèrent les Africains. Abraham vint dans un lieu appelé Sichem et il fut l'objet d'une théophanie près du chêne — ou du térébinthe — de Moré." Rowley fait remarquer que cette localisation pourrait tout aussi bien se référer à un « chêne du devin ».31 A Mambré, Abraham demeurait près des chênes. A Béthel, Jacob rêva d'anges qui montaient et descendaient le long d'une échelle et au matin il dressa une pierre pour marquer l'emplacement de la théophanie.32

Lorsque Kautzsch pris conscience de ces faits, il aboutit à une conclusion erronée: « Dans la période pré-mosaïque, Israël rendait un culte réel aux nombreuses divinités qui, croyait-on, habitaient certains lieux et en étaient les possesseurs. Elles y étaient vénérées comme telles. Les apparitions de ces divinités coïncidaient avec la présence d'arbres, de pierres et de sources qui assumaient par là un caractère sacré ».33

L'argumentation de Kautzsch est réfutée par H.H. Rowley. Sa thèse ne résiste pas davantage à un examen approfondi du culte africain: ce n'est pas parce que le culte est localisé en certains endroits particuliers que l'on y vénère nécessairement des esprits. Du contexte de la vie culturelle africaine il ressort que ce ne sont pas des divinités auxquelles on rend le culte, mais à Dieu qui se révèle en ces lieux et par ces lieux. C'est là une distinction importante à faire.

La signification de la parole et du nom

Le concept de la parole et du nom revêt une signification importante aussi bien dans la culture hébraïque que chez les Africains. Quand Isaac est près de mourir, il fait appeler son fils aîné, Esaü, pour lui donner sa bénédiction.34 Jacob le supplante, mais la bénédiction que Jacob lui donne par erreur ne peut être révoquée: la parole ne peut être modifiée. Tout au long des livres prophétiques, lorsque c'est Dieu qui parle, il est simplement dit: « Oracle du Seigneur »; et quand Dieu prononce une parole, la plupart des strophes poétiques s'achèvent par la formule: « Ainsi parle le Seigneur », ou par une autre expression semblable.

A ce propos, je me souviens d'une sentence que mon père citait fréquemment: « La parole du père ne tombera jamais à terre ». En d'autres termes, la malédiction ou la bénédiction d'un ancien de la famille, ne manquera jamais de se concrétiser. La parole se trouve ainsi personnifiée: elle peut bénir ou maudire celui à qui elle s'adresse.35

Outre le concept de la parole, celui du nom est très significatif. Ni le peuple de la Bible, ni les Africains ne se contentent de donner à leurs enfants des noms d'Hammourabi.qui sont agréables à entendre, mais choisissent des noms expressifs, même s'ils sonnent mal.36 Le nom, croit-on, aidera l'enfant à vivre selon les potentialités qu'il implique. En devenant chrétien, un Africain abandonne son nom traditionnel pour manifester son adhésion à une nouvelle foi et à un nouvel ensemble de valeurs. C'est pourquoi il est bien dérouté lorsque, par la suite, il découvre que la plupart des noms chrétiens ne signifient rien du tout.

Les personnages de la Bible attachaient une même importance au nom: Abram devient Abraham; Saraï devient Sarah; Jacob devient Israël et la liste pourrait se prolonger. Le changement de nom correspond toujours à un épisode marquant de la vie du personnage.

Les coutumes matrimoniales

La façon d'agir établie par l'usage pour unir des personnes par les liens matrimoniaux est analogue en Afrique et dans le peuple d'Israël. Le mariage, toujours endogame, n'est pas considéré comme l'affaire exclusive des personnes intéressées, mais comme un événement de famille qui concerne tout le monde. Le mariage, en effet, unit deux familles, donne lieu a de nouveaux liens de parenté et fortifie ceux qui étaient affaiblis. La personne introduite dans la nouvelle famille est sensée être quelqu'un qui ne cause ni mésentente, ni jalousie, ni envie, ni aucune autre forme di malveillance. Pour assurer le succès du mariage, les parents se réservaient autrefois le droit d'intervenir dans le choix de la fille ou du garçon ainsi que dans l'organisation des solennités de mariage. La dot de la fiancée était versée en nature, surtout sous forme de bétail;" et si la famille ne faisait pas elle-même les arrangements nécessaires, un intermédiaire était nommé pour négocier avec les beaux-parents. Malgré la forte influence de la civilisation occidentale, les traces du mariage africain —conçu comme affaire de famille — n'ont pas totalement disparu.

A quelques distinctions près, les coutumes sont semblables chez les Hébreux. Parce que le mariage est endogame, les parents d'Isaac envoient Eliézer à Haran pour y chercher, dans la parenté, une femme pour leur fils." Quand Esaü épouse des femmes hittites, Rébecca proteste amèrement à leur sujet auprès d'Isaac, alors qu'elle ne se plaint pas des femmes de Jacob, car il s'était marié à l'intérieur des frontières culturelles du clan.39

La nature du culte

Le son du Tam-Tam, la musique et les danses traditionnelles 4° sont des éléments essentiels dans les cérémonies du culte hébraïques et africaines. Les Africains ont un goût très prononcé pour la musique; ils aiment chanter, jouer des instruments, surtout quand ils rendent hommage à leur Dieu et quand ils sont dans la peine. L'amour d'Israël pour les mêmes formes culturelles est exprimé dans les versets de 4 à 6 du psaume 98: « Acclamez le Seigneur toute la terre, éclatez en cris de joie!41 Chantez au Seigneur sur la harpe, au son des instruments; au son de la trompette et du cor, acclamez à la face du Seigneur ». D'autres psaumes apportent l'apaisement; on les chante en temps de guerre et de difficulté.

La structure sociale

Des similitudes se manifestent également dans la structure des sociétés, biblique et africaine. Chez les uns comme chez les autres, un rôle important est dévolu aux zeqenim (les anciens). Alors qu'en Occident on est obsédé par le désir de conserver la jeunesse, les Africains, traditionnellement, manifestent une préférence pour l'âge avancé, cet âge étant une marque de maturité. Etre avancé en âge est loin d'être un signe de malédiction; c'est au contraire une preuve de la bénédiction de Dieu et de la faveur des ancêtres protecteurs. Vivre long temps, veut dire, dans la Bible, être devenu zeqenim, c'est-à-dire un sage. Qui n'était pas «sage» par nature, le devenait, par la force des choses avec l'âge, en vertu de sa longue expérience de la vie. L'histoire de Roboam montre bien qu'il en a coûté une catastrophe de mépriser les sages conseils des zeqenim et que le résultat en fut le schisme de la monarchie.42 Les zeqenim, outre leur fonction de juges et d'arbitres des différends, assumaient celle de conseillers du roi. Encore dans l'histoire de Roboam on voit l'avis des anciens contraster avec ceux des yeladim, (les jeunes). Pour la communauté biblique comme pour la communauté africaine, l'âge et les cheveux blancs n'impliquent pas l'idée d'inutilité et de proximité de la tombe. La vie était vécue dans sa continuité contrairement à la manière moderne où elle est segmentée en unités d'années dont le nombre décide de l'utilité ou de l'inutilité d'une personne.

La sagesse

Le grand âge était porteur de sagesse. C'était un devoir d'aimer la sagesse plus que toute autre chose." Le roi Salomon ne demande pas à Dieu des richesses mais un coeur compréhensif. Dieu est heureux de cette requête et il accorde à Salomon non seulement un coeur sage et compréhensif mais aussi des richesses et des honneurs. Cette mentalité biblique se résume dans le proverbe populaire: « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse » (Prov. 9, 10). Jésus paraphrasait ce même verset en Matthieu 6, 33, quand il exhortait ses auditeurs à chercher d'abord le royaume de Dieu et sa justice, les assurant que le reste leur serait donné par surcroît.

D'autres similitudes entre la vie culturelle des juifs et des Africains demanderaient à être étudiées ultérieurement. Entre autres: la polygamie, la lignée des descendants, le statut de la femme, la propriété du sol, le tirage au sort, l'importance accordée aux rêves, la foi en une récompense ultérieure et une rétribution. Ces analogies entre la vie du monde biblique et des Africains font penser à une ascendance commune ou à une commune origine des coutumes. 44

Conclusion

On ne peut écarter l'Ancien Testament dans la communication de la foi chrétienne aux Africains. Une analyse critique formelle de l'Ancien Testament prouve que l'histoire des Ecritures remonte à des millénaires avant la période du peuple hébreu. Les juifs comme les chrétiens ne peuvent comprendre les Ecritures sans les lire dans leur contexte, le Proche Orient antique." Ce milieu est imprégné de mythes divers qui caractérisaient le développement de l'homme dans la société pré-rurale. C'est ainsi que l'originalité unique des Ecritures réside moins dans l'histoire juive qu'elles relatent que dans les éléments universels qu'elles comprennent, éléments communs à l'ensemble de l'humanité en recherche de son identité et de sa signification. Les juifs ne peuvent donc pas revendiquer les Ecritures pour eux seuls et comme reflétant exclusivement leur culture; mais ils doivent, au contraire, être fiers de l'aptitude qu'avaient leurs ancêtres à emprunter à d'autres nations leurs expériences vitales — légendes, mythes, thèmes culturels — et à les incorporer dans leur propre histoire, réussissant ainsi à dégager quelques vérités universelles." Ces vérités apparaissent dans toutes les grandes religions et aussi dans celles que l'on a l'habitude d'appeler « païennes ». L'Ancien Testament est donc aussi important pour les juifs que pour les « gentils », les uns et les autres, indépendamment de la conception qu'ils se font de Dieu, pouvant s'y nourrir et atteindre des sommets plus élevés dans leur quête de ce Dieu. De ce fait, les Ecritures constituent le patrimoine commun de l'humanité et c'est en cela que consiste leur inspiration primordiale." Le message d'Amos, d'Isaïe et des autres prophètes, l'impact des livres sapientiaux, les vérités contenues dans le Pentateuque vont toujours de pair avec l'histoire de l'humanité et restent une norme pour nos vies, en même temps qu'un correctif. Pour ces raisons, les Ecritures, malgré leurs nombreuses imperfections, doivent être confirmées comme le canon de la foi chrétienne. Elles forment un livre rédigé par l'homme, mais c'est en même temps un livre qui dépasse l'homme. C'est pourquoi les Ecritures sont une référence pour l'humanité comme la Constitution d'un pays l'est pour une nation.

Le désir sincère que nourrit l'Afrique de voir l'Eglise devenir plus indigène 48 devrait se trouver ainsi encouragée. Ayant en main la Bible, il n'est pas nécessaire de s'engager dans la tâche fastidieuse et discutable d'établir de nouvelles normes basées sux les expériences africaines. Ces normes se trouvent dans l'Ancien Testament et elles ont été réalisées dans le Nouveau. En utilisant les Ecritures comme un canon, les Africains peuvent identifier leurs expériences avec celles des Hébreux opprimés en Egypte, d'Israël libéré de l'oppression mais errant dans le désert, d'Israël recevant en héritage « la terre de gloire ». Et ce faisant, il sera possible aux Africains d'éviter en même temps le danger toujours menaçant du syncrétisme. 49



1. Temba Mafico: « The Relevance and Appea1 of the Old Testament to the Ndau People of Rhodesia, Based on a Form of Cnitical Analysis of the Patniarchal and Covenantal Historical Narratives, Recorded in Genesis, 12-13 and Exodus, 1-24. »
2. B. W. Anderson, The Old Testament and Faith, Herder and Herder, New York, 1969, p. 1.
3. Thèse de Mafico, p. 96, voir note 1.
4. Robert I. Rotberg, Christian Missionaries and the Creation of Northern Rhodesia, 1880-1924, Princeton, New Jersey, 1965, p. 4.
5. R.I. Rotberg, Ibid., p. 4.
6. Ibid., p. 14.
7. Ibid., pp. 14-15.
8. Ibid., p. 15.
9. Ibid., p. 15.
10. Ibid., p. 15.
11. Ibid., p. 38.
12. Les Africains se sentent très obligés à l'accomplissement de certaines lois, ordonnances et règlements: les abandonner provoque le mécontentement des esprits et attire des formes variées de punition. Cf. La conception juive de la récompense et du châtiment dans le livre des Juges, le livre de Job et aussi dans le Deutéronome, 6, 25; 11, 13s.
13. Voir note 12.
14. Religion et culture sont indissolublement entremêlées chez le peuple de la Bible et chez les Africains et il semble opportun d'utiliser une terminologie inclusive. C'est pourquoi nous employons l'expression: « vie religioso-culturelle ».
15. Mon père, qui fut converti de la sorte, m'a parlé des moyens utilisés par les missionnaires pour recruter des adeptes, moyens qui apparaîtraient aujourd'hui tout à fait immoraux.
Cf. Beta, Christianity in Tropical Africa, Oxford University Press, 1968, pp. 419-420.
16. L'Eglise Congrégationnelle fut établie en Rhodésie en 1893 par la « American Board Commission » pour les Missions Etrangères.
17. R.I. Rotberg, Christian Missionaries, p. 44.
18. J'ai regroupé les Africains en trois catégories: a) l'Africain traditionnel qui reste fidèle à sa manière traditionnelle de vivre; b) « l'homme des deux Mondes », c'est-à-dire l'Africain à demi-instruit qui se situe entre le groupe a) et c); c) « l'homme de nulle part », c'est-à-dire l'Africain d'élite.
19. Krister Stendahl, Doyen de la Faculté de Théologie de Harvard, me signale ceci dans une conversation privée, soulignant que c'était peut-être une des raisons pour lesquelles le missionnaire ne semble pas s'être soucié de cette situation. Cela a peut-être même contribué à durcir son attitude vis-à-vis de l'Ancien Testament.
20. Ex. 2, 14.
21. Ex. 1, 8-22.
22. Ex. 3, 15-16; 5, 1.
23. Ex. 3, 17s; cf. Dt. 26, 5b-9.
24. Dieu est ici identifié grâce à la liste des ancêtres depuis le tout premier chef du clan: Jacob.
25. Gn. 4, 16-24; 25-26; 5, 6-32; 10, 1-32; 11, 10-30.
26. C'est là un don que possèdent les Africains et les Orientaux. Voir Eduard Nielsen: Oral Tradition, Alec B. Allenson, Inc., Chicago, 1954. Voir spécialement le ch. III.
27. Juifs et Africains de même, offraient les premiers fruits de la terre en sacrifice avant de les consommer. Cf. Ex. 23, 16-19; 34-26; Nm. 28, 26; noter particulièrement le « credo », Dt. 26, 5b-9.
28. J.S. Mbiti, The Prayer of African Religions, Orbis Books, Maryknoll, N.Y., 1975, pp. 4s.
29. Jn. 9, 22.
30. Gn. 12, 6.
31. H.H. Rowley, Worship in Ancient Iseael, Its Forni and Meaning, Fortress Press, Philadelphia, 1967, pp. 15s.
32. Gn. 28, 18.
33. En D.B. Hastings, vol. Suppl., 1904, pp. 615s; cf. H.P. Smith, The Religion of Israel, New York, Scribner's Sons, 1914, p. 23.
34. Gn. 27, 1; 28, 6.
35. On trouve bien des concepts parallèles dans la littérature du Proche-Orient Antique. Cf. Les Lois
36. Deux exemples de noms pourront être utiles: Kura-uwone - « grandis et vois » est long et le son n'est pas aussi agréable que celui de Chipo - « cadeau »; Zondwayo - « le détesté », est opposé à Simbai - « sois fort ».
Dans la Genèse nous voyons, en effet, que la plupart des noms sont des étymologies. Par exemple Bersabée - Be'er Sheba - « le puits du serment », ou « les sept puits »; Abimélek - « mon père est roi »; Josaphat - « Dieu juge ».
37. Le missionnaire a interprété la dot de l'épouse dans les termes de « vente d'une fille », « achat d'une femme ». Cette interprétation est fausse. Dans les temps anciens le mariage ne regardait pas seulement un homme et une femme qui s'aimaient, c'était tout autant l'affaire de la famille x... et de la famille y... Toutes les deux étaient culturellement obligées de faire réussir le mariage en avertissant le fils ou la fille de ce qu'il ou elle devait faire pour promouvoir l'harmonie. Comme c'est l'homme qui se cherche une femme, il offre du bétail aux futurs beaux-parents pour les rendre favorables au mariage. Si plus tard la fille voulait divorcer, ses parents l'en dissuaderaient, ne serait-ce que pour ne pas perdre le « bétail » qui les avait enrichis. Ce n'est pas ici le lieu de discuter le pour et le contre de ce système. Qu'il suffise de dire qu'il donnait à la famille africaine une stabilité qui fait défaut au « mariage à l'occidentale ». Cf. Eliézer qui donne des cadeaux à Rebecca et à Laban, tandis que Jacob servit 7 ans pour Rachel et pour Léa.
38. Gn. 24, 1-4.
39. Gn. 28, 6-9.
40. Voir note 16.
41. C'est moi qui souligne.
42. 1 R. 12, 1-24.
43. Pr. 4, 5-7; 5, 1; 8, 11; 9, 10.
44. Yehezkel Kaufmann, de l'Université Hébraïque de Jérusalem, souligne dans Great Ages and Ideas of the Jewish People, ed. par Leo W. Schwarz, Modem Library Books, N.Y., 1956, pp. 6-7, qu'Israël a été fortement influencé par la culture égyptienne. Il est à peu près certain, d'autre part, que l'Egypte a subi l'influence des pays africains situés au sud du Sahara, par suite de conquêtes (Trente-troisième dynastie nubienne) et en raison du commerce. Ce fait pourrait être avancé comme hypothèse dans le problème de savoir pourquoi les cultures hébraïque et africaine ont tant de points communs, dans le chant particulièrement.
45. G.E. Wright, The Old Testament against Its Environment, SCM Press, Bloomsburry Street, London, 1968, pp. 7-113.
46. Ibid., p. 15.
47. 2 Tm. 3, 16.
48. Par « indigénisation » j'entends un christianisme greffé sur la culture africaine, de sorte que les Africains n'aient pas besoin de devenir « occidentaux » avant de devenir chrétiens. Il ne faut pas confondre le christianisme avec la civilisation dite occidentale.
De nos jours, l'expression « indigénisation en Afrique » se réfère à l'introduction d'éléments culturels africains dans l'Eglise chrétienne qui avait été exclusivement tournée vers l'Occident. C'est pourquoi le danger de syncrétisme est grand.
49. E. Bolaji Idowu, mentionne ce danger dans son introduction à Biblical Revelation and African Beliefs, ed. par Kwesi Dickenson et Paul Eddingworth, Orbis Books, New York, 1969, p. 10; et G.E. Wright, Environment, pp. 9-41.

 

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