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«Mysterium Tremendum» - Les catholiques face à l'Holocauste et à ses implications théologiques
Eugene J. Fisher
Parler de l'Holocauste, ceux qui en ont été témoins nous le rappellent, est chose impossible. Comment exprimer dans des mots l'horreur absolue, la mort de millions d'êtres humains? Le fait de vouloir chercher un sens, fût-ce même un sens religieux, à un tel événement n'est-il pas déjà en quelque manière un sacrilège? C'est vrai, mais il peut être pire de n'en point parler. Ce serait, comme le dit Emil Fackenheim, commettre le sacrilège ultime, accorder à Hitler une victoire posthume: celle d'avoir fait définitivement taire la voix des prophètes.
Si la tentation a existé, dans le dialogue entre juifs et catholiques, de faire silence face à cette réalité indicible qu'est l'Holocauste, ce silence vient d'être brisé par les controverses de plus en plus bruyantes qui se sont élevées, ces derniers mois, entre nos deux communautés. Le 13 avril 1986, au moment même où le Pape Jean Paul II était le premier des évêques de Rome à visiter une synagogue, les germes de ces controverses commençaient à se manifester: le processus de béatification d'Edith Stein touchait à sa fin; un petit groupe de religieuses polonaises était en train de transformer en un modeste couvent l'intérieur d'un théâtre abandonné, de l'autre côté de la route du terrible camp de la mort d'Auschwitz-Birkenau; et Kurt Waldheim, ancien Secrétaire général des Nations Unies était proposé comme candidat à la Présidence de la catholique Autriche.
Ces événements touchent, tous trois, à l'Holocauste et, de ce fait, à un souvenir sacré pour le peuple juif d'aujourd'hui. Les nerfs des juifs, mis à vif par des siècles de persécutions, et l'âme juive, douloureusement blessée par l'anéantissement, il y a de cela 50 ans, de près d'un tiers du peuple juif ont protesté à grands cris, saisis d'une véritable angoisse.
Bitburg, Waldheim et la théologie du pardon
La première affaire, même si elle n'est pas d'abord entre juifs et chrétiens, manifeste la continuelle méconnaissance, chez les catholiques, de l'enseignement et de la spiritualité juives. Elle touche la question du pardon qui, sous d'autres formes, s'est posée aussi au moment de l'affaire Waldheim.
Face aux protestations des juifs devant la visite (en 1985, des Présidents Reagan et Kohle) au cimetière de Bitburg (où sont enterrés bon nombre de S.S.), bien des chrétiens, et pas seulement catholiques, ont posé des questions telles que: "qu'est-ce que cela fait aux juifs? N' am-on pas assez parlé de l'Holocauste? Ne pourraient-ils pas pardonner après si longtemps?"... Derrière de tels reproches se cache, parfois de manière évidente, l'un des plus anciens thèmes de "l'enseignement du mépris" envers les juifs et le judaïsme: la conviction que le judaïsme (l 'AncienneLoi") prêche la justice et la vengeance tandis que le christianisme, suivant l'enseignement de Jésus, celui particulièrement du Sermon sur la montagne, annonce la miséricorde et le pardon. Il est bien rare que les chrétiens qui accusent le judaïsme d'être "vindicatif- remarquent l'ironie du fait que, au long des siècles, ce sont les chrétiens qui auraient besoin du pardon des juifs pour les traitements oppressifs qu'ils leur ont fait subir, bien plus que les juifs n'auraient besoin du nôtre.
Mais judaïsme et christianisme ont-ils deux manières radicalement différentes de concevoir une théologie du pardon, comme tant de chrétiens le supposent? Les Orientations vaticanes 1 de 1974 nous rappellent que:
"L'Ancien Testament et la tradition juive fondée sur celui-ci ne doivent pas être opposés au Nouveau Testament de telle jàçon qu'ils semblent n' offrir qu'une religion de la justice seule, de la crainte et du légalisme, sans appel à l'amour de Dieu et du prochain."
Tout comme la loi de l'amour (Mt 22,34-40), qui est une reprise des commandements de Dieu de Dt 6,5 et Lv 19,18, le précepte de l'amour des ennemis énoncé par Jésus lors de son Sermon sur la montagne2 (Mt 5,43 et suiv.) remonte à des sources juives. En réalité, il n'existe de commandement de "haïr ses ennemis" ni dans les Ecritures juives, ni dans la tradition rabbinique.
Nous lisons au contraire:
"Si ton ennemi tombe, ne te réjouis pas, que ton coeur n'exulte pas de ce qu'il achoppe! Si ton ennemi a faim. sustente-le; s'il a soif, désaltère-le." (Lv 25,21)
Et la tradition rabbinique commente à son tour ces paroles bibliques et les ré-affirme:
R. Hama B. Hanina disait: "Même si ton ennemi s'est levé de bonne heure pour venir te tuer, s'il arrive chez toi affamé et assoiffé, donne-lui à manger et à haire. Dieu le mettra en paix avec toi."
La tradition juive n'est pas ici celle d'un pacifisme total, comme le pense une petite minorité de chrétiens qui voudrait interpréter et appliquer ainsi les paroles de Jésus. Ce à quoi elle vise, comme.lors des grands jours de Rosh Hashana et de Yom Kippour, c'est à la réconciliation, cette notion essentielle du judaïsme par laquelle est affirmée la puissance réconciliatrice de l'amour divin, plus forte que la haine:
"Dieu le mettra en paix avec toi".3
Si la théologie du pardon et de la réconciliation est si riche dans le judaïsme, le chrétien persistant dans son esprit critique pourrait alors bien demander: "Pourquoi donc ces déchaînements contre Bitburg et contre Waldheim?" Dans le premier cas, celui de Bitburg, le Président chrétien des Etats-Unis et le Chancelier allemand, chrétien lui aussi, se rendaient ensemble sur les tombes de soldats S.S. nazis afin de se pardonner mutuellement les actes commis pendant la guerre. Les juifs n'avaient été ni consultés, ni invités à participer. Le fait de la Shoa était donc ignoré... banalisé. On ne lui permettait pas d'interférer dans "des affaires d'Etat plus importantes" pour les deux pays. Les juifs n'avaient pas besoin d'être là pour pardonner... ou même pour raconter leur tragique expérience, et c'est l'une des raisons pour lesquelles la Conférence des évêques catholiques des Etats-Unis, ainsi que bien d'autres personnalités non-juives, avaient supplié le Président d'annuler cette visite.
Waldheim et la théologie du repentir
L'impression ressentie par les juifs que l'on banalisait l'Holocauste, que le massacre systématique de 6 millions d'innocents était maintenant considéré comme si peu important qu'il ne devait en rien entraver les affaires courantes de l'Etat, cette impression, dis-je, fut pour une bonne part dans les réactions juives à l'audience accordée par le Pape au Président autrichien. On put de nouveau entendre des voix catholiques, nombreuses, appelant les juifs à pardonner à Waldheim dont les crimes, en proportion de la boucherie nazie, n'étaient après tout pas si graves, même si ce dernier n'avait pu faire carrière qu'en mentant sur le rôle, relativement mineur, qu'il avait joué dans l'année allemande.?
Là encore, regardons un peu plus loin que les mots. Qu'est-ceque les juifs essayaient donc de nous dire, ànous catholiques, sur le sens qu'avait cette audience pour eux et pour nous? Même si je crois que l'audience papale était justifiable pour les raisons d'Etat invoquées par le St Siège et parce que Mr Waldheim, qui n'a été convaincu d'actes criminels par aucun tribunal, est le chef régulièrement élu d'un Etat démocratique et devrait, légalement, être considéré comme innocent tant que sa culpabilité n'a pas été prouvée, je crois aussi que nous devons, nous catholiques, écouter très attentivement ce qui nous a été dit à cette occasion.
Ce dont les juifs accusent Mr Waldheim, si je le comprends bien, n'est pas tant qu'il ait été un grand criminel de guerre au temps de l'Holocauste, un Eichmann ou un Klaus Barbie, mais qu'il semble continuer à n'avoir aucun regret pour le rôle, sans doute mineur, qu'il a joué dans un massacre de masses. Cette absence de regret est notée dans presque toutes les protestations rédigées contre cette audience. Et c'est une réelle question posée aux catholiques qui, à l'occasion de cet incident, pourraient reprocher aux juifs d'être "incapables de pardonner". Le pardon, selon la théologie chrétienne tout autant que selon la théologie juive, exige le repentir. Si personne ne peut sonder à fond le coeur de Mr Waldheim et le juger — Dieu seul en est capable — ['attitude qu'il a eue en public, la mauvaise grâce avec laquelle il a dû reconnaître la véracité de chaque nouvelle preuve apportée contre l'histoire qu'il s'était originellement forgée, tout cela a laissé l'impression qu'il ne s'était pas encore confronté en sa propre conscience, du moins en pub-I ic, avec l'énormité des crimes commis contre le peuple juif et contre l'humanité par l'appareil de mort des nazis, auquel il a certainement apporté sa participation.
Ce que les juifs disent n'est, au fond, ni plus ni moins que ce que disaient déjà autrefois les prophètes et Jésus: "Repens-toi et ne pèche plus!" II s'agit là d'un message éternel et toujours actuel. Pour nous chrétiens, parler de réconciliation avec les juifs en ce temps que le Pape a appelé bien justement "le siècle de la Shoa'',5 c'est faire le premier pas, un acte de repentir, un heshbon hanefesh (un examen de conscience). Je crois que nous avons commencé à le faire, plus nettement du côté catholique grâce à la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II et aux progrès remarquables (insuffisamment connus, je le crains, du côté juif) réalisés dans l'application des orientations du Concile pour l'enseignement et la prestication, à tous les niveaux de la vie ecclésiale, et cela particulièrement sans doute aux Etats-Unis.8
Les paroles adressées par Mgr Elchinger, évêque de Strasbourg, lors du concile Vatican II, n'ont rien perdu de leur urgence pour les chrétiens de nos jours:
"Nous ne pouvons nier que non seulement en ce siècle, mais aussi dans les siècles passés, des crimes ont été perpétrés envers les juifs par les fils de l'Eglise... Nous ne pouvons ignorer qu'au cours de l'histoire il y eut contre les juifs des poursuites, des outrages; il y eut à leur égard des violations de conscience, bien plus, des conversions forcées. Enfin, nous ne devons pas le nier, jusqu'à une époque récente, des erreurs se sont insinuées trop fréquemment soit dans la prédication, soit dans certains livres de catéchèse, et cela en opposition à l'esprit du Nouveau Testament. En remontant à la source de l'Evangile, pourquoi ne pas y puiser assez de grandeur d'âme pour demander pardon au nom de si nombreux chrétiens pour tant de méfaits et d 'injustices?"7
Le Pape Jean Paul Il à Varsovie: le témoignage juif de la Shoa, un témoignage unique
Le 14 juin 1987. le Pape rencontrait quelques représentants de la toute petite communauté de juifs demeurée à Varsovie. L'allocution faite alors offre, je crois, une base spirituelle et théologique à la réflexion des chrétiens sur la Shoa. Déplorant la "terrible réalité" de la tentative d'extermination du peuple juif, "une extermination menée à terme de façon préméditée", le Pape notait: "La menace contre vous était aussi une menace contre nous (Polonais) catholiques" même si "cette dernière n'a pas été exécutée dans la même mesure'. Le Pape reconnaît ici clairement ce que la tragédie juive a d'unique, même s'il affirme en même temps l'atrocité des souffrances subies par les catholiques polonais de la part des nazis:
"C'est vous qui avez souffert ce terrible sacrifice d'extermination; on peut dire que vous avez souffert cela au nom de ceux qui devaient également être exterminés".
Le Pape note aussi ce qu'a d'unique le témoignage rendu par les juifs à D Shoa, en affirmant:
"A cause de cette terrible expérience. vous êtes devenus un vibrant cri d'alarme pour toute l'humanité... Plus que tout autre, c'est vous justement qui êtes devenus un avertissement sauveur."
Prolongeant cette réflexion qui prend, je crois, l'Holocauste très au sérieux, y découvrant un mysterium tremendum, un "signe des temps" à travers lequel les chrétiens peuvent discerner quelque chose du dessein de salut de Dieu pour toute l'humanité, le Pape faisait ainsi un pas important: il développait une théologie catholique de l'Holocauste et du rôle unique, permanent, du peuple juif en tant que peuple choisi par Dieu:
"Je pense que, en ce sens, vous continuez à suivre votre vocation particulière. vous montrant toujours les héritiers de cette élection à laquelle Dieu est fidèle. Cela est votre mission dans le monde contemporain, devant les peuples. les nations, toute l'humanité, l'Eglise. Et en cette Eglise. tous les peuples et toutes les nations se sentent unis à vous dans cette mission".
Les termes de "vocation particulière" et de "mission" font partie, bien sûr, du vocabulaire catholique de l'élection et de l'alliance. Le Pape exprime ici très nettement sa conception de la validité et de la fonction salvifique du peuple juif en tant que peuple de Dieu. On notera que le Pape ne parvient à reconnaître l'universalisme du témoignage juif envers le monde (et envers l'Eglise elle-même!) qu'à travers la pleine reconnaissance du particularisme juif. La mission de l'Eglise dans le monde, son témoignage envers le monde, ne fait pas disparaître la mission et le témoignage du judaïsme. C'est plutôt l'Eglise qui s'unit à cette vocation permanente du peuple juif qu'elle reconnaît comme voulue par Dieu et, de ce fait, comme tenant une place essentielle dans le dessein de salut de Dieu pour toute l'humanité.
On notera aussi que le témoignage rendu par les juifs à l'Holocauste est une vocation toute entière post Christum, ne dépendant pas de "l'Ancien Testament", mais considérée comme valide en elle-même, c'est-à-dire en termes proprement juifs, alors même que cette vocation est vécue à une époque qui est de loin postérieure à la période de clôture du Nouveau Testament. A ma connaissance, c'est la première fois que l'Eglise, qu'elle soit catholique ou protestante, a noté un aspect spécifique du rôle du judaïsme post-néotestamentaire dans l'histoire du salut, donnant une substance théologique concrète à l'idée générale du concile Vatican II, telle qu'elle est exprimée dans les Orientations de 1974:
"L'histoire du judaïsme ne finit pas avec la destruction de Jérusalem, mais elle s'est poursuivie en développant une tradition religieuse... riche de valeurs religieuses".
Selon les paroles du Pape à Varsovie, le fait d'être attentif au témoignage particulier rendu par le peuple juifà la Shoa et à sa signification "m'aide, ainsi que toute l'Eglise, à devenir plus conscient de ce qui nous unit dans notre réponse à l'Alliance divine'. L'histoire du peuple juif, de nos jours tout autant qu'à la période biblique, demeure une histoire qui, à travers ses tragédies et ses espérances, est 'lumière pour les nations"; car Israël demeure le peuple de Dieu. Et l'histoire d'Israël demeure une histoire à laquelle l'Eglise doit être attentive lorsqu'elle développe sa propre théologie.
Le cardinal John O'Connor et la théologie de la souffrance
L'allocution du Pape à Varsovie posait une autre question théologique, à laquelle la presse a accordé beaucoup d'importance au moment du voyage du cardinal John O'Connor en Israël. Elle touche à la théologie chrétienne de la souffrance. Sortant de sa visite au Yad va Shen, mémorial dédié, à Jérusalem, aux victimes de l'Holocauste, le Cardinal O'Connor donnait une interview où il affirmait que, en un certain sens, la souffrance des juifs au temps de la Shoa pouvait être considérée comme un "don" pour l'ensemble de l'humanité.
Cette affirmation du Cardinal. O'Connor a été attaquée et condamnée par certains leaders juifs, et cela injustement je pense, avant même qu'il soit rentré à New York. C'est là un de ces cas où la communauté juive a le devoir d'écouter attentivement les paroles des catholiques et d'essayer de comprendre les catégories théologiques qu'elles impliquent, avant de les critiquer et de les condamner dans la presse.
Aucun chrétien véritable, je crois, ne peut aller à Yad va Shem, y contempler les témoignages émouvants de cet horrible massacre de vies juives innocentes et le mal terrible que représente la Shoa, sans se sentir interpellé au coeur même de sa vie spirituelle; et, inévitablement, cette interpellation va prendre la forme d'une réflexion sur la souffrance d'un autre juif, Jésus de Nazareth, dont la mort et, nous le croyons, la résurrection sont les piliers de notre foi et de notre espérance.
La mort de ce juif il y a deux mille ans, sous les coups des oppresseurs romains du peuple d'Israël, modèle notre manière de concevoir la réalité, tout ce que nous sommes et espérons devenir en tant que chrétiens, Il s'agit là pour nous d'un mysteriumtremendum: du désespoir peut naître l'espérance, de la mort peut renaître la vie. Le fait que la mort de Jésus soit un don divin, rapprochant l'humanité entière de l'amour de Dieu, est le paradoxe essentiel, le mystère central de la foi chrétienne... Si ce sens de l'espérance au sein même du désespoir est justifié par la mort d'un juif, il y a de cela bien longtemps, les chrétiens sont inévitablement amenés à se demander si ce ne serait pas vrai aussi, et cela encore davantage, de la mort de six millions de femmes, d'hommes et d'enfants juifs, parqués dans l'enfer le plus diabolique que l'humanité se soit jamais forgé pour elle-même.
Cela ne signifie pas mettre sur le même plan la souffrance et la mort d'un seul et celles des six millions. Une telle équation serait monstrueuse. Cela ne signifie pas non plus chercher à résorber le massacre de six millions d'êtres humains dans les catégories élaborées par l'Eglise, pour exprimer la conviction que la mort de Jésus (et donc la mort elle-même) a un sens, qu'il y a des raisons d'espérer en présence même du mal le plus absolu, un mal considéré comme un mysterium tremendum. Il s'agit tout simplement, et plus profondément, d'une recherche de lignes théologiques, de mots, qui puissent nous aider à regarder en face l'horreur de la tragédie juive et à en chercher la signification dans ce que notre spiritualité chrétienne a de plus profond. Aussi défectueuses qu'elles soient— et toute tentative de trouver un sens à l'Holocauste, à une tragédie aussi massive et insensée, ne pourra être que défectueuse du fait de notre incapacité, en tant que créatures limitées, à exprimer en mots ce qui doit être dit, — même défectueuses, dis-je, les tentatives faites d'utiliser ces mots, empruntés au mystère central de I 'Eglise, doivent être regardées comme une offrande sincère et honnête venant du coeur des chrétiens.
Certains penseurs juifs, tels Elie Wiesel et Emil Fackenheim, affirment qu'aucun système théologique ne peut s'adaptera l'horreur la plus absolue. Pour Wiesel, les juifs peuvent continuer à réciter le Ani Ma' amin, leur traditionnel acte de foi en la venue du Messie, mais il n'aura jamais la même signification que dans le passé. Maintenant, il y a toujours une tension: rien, pas même la reconnaissance d'Israël, ne peut justifier de telles morts. Et cependant, on continue à prier — car être juif signifie prier:
"Ani ma'amin, Isaac. A cause de Belsen.
Ani ma'amin, Jacob. A cause et en dépit de Maidenek. Prie Dieu. Contre Dieu. Pour Dieu'.8
Pour Fackenheim, l'Holocauste n'a aucun sens salvitique. La mort de tant d'êtres humains doit demeurer sans signification. Il n'y a que la voix "prescriptive", une révélation nouvelle en un sens et, dans l'autre, non, qui ajoute un 614e commandement aux 613 de la Torah: celui de survivre. Mais il n'est pas demandé au juif de seulement survivre: il doit survivre comme juif, c'est-à-dire comme personne morale, pleinement consciente de l'histoire et se rappelant perpétuellement le martyre des six millions. La traditionnelle "sanctification du Nom" est dépassée, privée de son sens, accomplie ou conduite à sa fin par le massacre de multitudes d'innocents".9 Le martyr a un choix: celui de se convertir ou de mourir. Les victimes de l'Holocauste ne faisaient que mourir.
Fackenheim suit Buber dans son affirmation que Dieu ne peut être remplacé par des "concepts de Dieu' théologiques, mais qu'il doit se rencontrer dans le creuset de l'histoire.Il admet la réalité de la révélation biblique, mais il nous met au défi de l'accorder aux tragédies du monde contemporain. Fackenheim refuse la notion "bubérienne" d'une "éclipse de Dieu" actuelle (ce qui implique qu'elle est temporaire): "Le Dieu d'Israël ne peut être le Dieu soit du passé, soit de l'avenir, s'il n'est aussi le Dieu du présent".
La Shoa pose certaines questions aux chrétiens comme aux juifs: celle de la justice divine et du sens de la souffrance, de l'espérance par-delà le désespoir, de la vie malgré la mort; mais celle-ci nous provoque d'une autre manière encore, en tant que chrétiens. Mgrlames Malone, évêque de Youngstown, parlant au cours du "National Workshop on Christian-Jewish Relations", posait ainsi le problème propre aux chrétiens:
"On doit reconnaître que trop de catholiques furent, en fait, parmi les bourreaux dans les camps de concentration. Mais il faut également reconnaître que des millions de catholiques et des milliers de leurs prêtres furent eux-mêmes victimes de ces bourreaux dans les camps. Pour une bonne part, la tragédie chrétienne est dans ce nombre de chrétiens dont on ne parle pas, et qui sont morts en essayant de sauver les juifs; mais pour une bonne part, la tragédie chrétienne est aussi qu'il y a eu des chrétiens parmi les bourreaux et parmi les victimes. A la même époque, les chrétiens étaient à la fois oppresseurs et opprimés."10
Le Saint Père, de même, déclarait le 8 août 1987:
"La réflexion sur la Shoah... nous incite d promouvoir les études historiques et religieuses nécessaires sur ce sujet qui concerne, de nos jours, l'ensemble de l'humanité... Il ne fait aucun doute que les souffances endurées par les juifs sont aussi pour l'Eglise catholique un motif de vraie douleur, surtout lorsqu'on pense à l'indifférence et parfois au ressentiment qui, dans certaines circonstances historiques particulières, ont divisé les juifs et les chrétiens."
L'Etat d'Israël et la théologie de l'espérance
Dans l'agressivité des réponses données au cardinal O'Connor lors de son voyage en Israël ou celle des réactions à l'audience accordée à K. Waldheim, nous retrouvons en filigrane une même insistance des juifs pour que le Saint Siège accorde à l'Etat d'Israël une totale reconnaissance diplomatique. Un échange d'ambassadeurs, affirme la communauté juive, serait le symbole que l'Eglise reconnaît au peuple juif le droit à une identité propre. Sans m'arrêter de façon détaillée sur les motifs de l'attitude du Saint Siège face à ce problème diplomatique, je voudrais poser ici la question qui me semble la plus profonde: "Quelle est la réponse théologique de l'Eglise à la renaissance d'un Etat juif en `Eretz' Israël?"
Fait intéressant et non accidentel, cette question est liée, dans la réflexion catholique comme dans la réflexion juive, aux questions théologiques posées par l'Holocauste.
Pour beaucoup de juifs, Fackenheim entre autres," le dilemne religieux de l'Holocauste peut se résoudre seulement, même si ce n'est que partiellement, dans la renaissance de l'Etat d'Israël. Les survivants des camps de la mort ont choisi la vie par delà la mort, l'espérance par delà le désespoir, et ils ont fondé un pays, minuscule et où l'on vit dans l'insécurité, mais leur pays, où les juifs puissent être juifs, religieusement et moralement, et où l'esprit du judaïsme puisse se retrouver lui-même après la destruction de bon nombre de ses modes de penser traditionnels. Aussi pour les juifs, et pour ceux-là mêmes qui vivent en d'autres pays, le pays d'Israël représente-t-il un élément essentiel à leur survie religieuse. Il n'est pas seulement un lieu de refuge, un lieu qui, s'il avait existé en 1939, aurait permis qu'une grande partie du judaïsme européen échappe au désastre. Il est, plus profondément, un signe (un sacrement, si nous voulons employer une terminologie catholique) que la vie morale, vie à laquelle les juifs sont appelés par l'Alliance, est encore possible après ce mal absolu qu'a été Auschwitz.
Irving Greenberg, continuant la ligne de Fackenheim, exprime cela ainsi:
"Elever un enfant juif de nos jours, c'est lier cet enfant et l'enfant de cet enfant sur l'autel, tout comme notre père Abraham a lié Isaac. Seulement, ceux qui le font de nos jours savent qu'il n'y a pas d'ange pour arrêter le processus, et pas de bélier à substituer à plus d'un million et demi d'enfants juifs de nos jours. Une telle action ne peut donc avoir sa source que dans la foi, la plénitude de sens définitive — la foi en l'Exode... La renaissance de l'Etat d'Israël est cet acte fondamental qui donne vie et sens au peuple juif après Auschwitz. Si l'on est incapable de saisir ces rapports inextricables et cette réponse, on sera totalement incapable de comprendre la signification théologique d'Israël...
L'apport fondamental (d'Israël) c'est que, après Auschwitz, l'existence juive est devenue une grande affirmation, un acte de foi. La re-création du corps de ce peuple, Israël, est un nouveau témoignage rendu à l'Exode en tant que réalité ultime, à la présence ininterrompue de Dieu dans l'histoire prouvée par le fait que ce peuple, en dépit des tentatives faites pour l'annihiler, continue à exister."12
Parlant spontanément aux leaders juifs réunis à Castelgandolfo le ler septembre 1987, le Pape reprenait lui-même le thème de l'Exode dans un méditation sur la source de l'espérance, affirmant que, par grâce divine, des signes de bien peuvent être discernés même après le mal terrible que fut la Shoa.13 A Miami, le Pape reconnaissait officiellement, au nom de l'Eglise catholique, non seulement l'existence de l'Etat d'Israël, mais la source biblique de l'attachement des juifs à cet Etat et aussi les "relations inextricables" entre Israel et l'Holocauste:
"Les catholiques reconnaissent, parmi les éléments de l'expérience juive, l'attachement religieux des juifs à leur terre, qui a ses racines dans la tradition biblique. Le peuple juif a entamé une nouvelle période de son histoire après la tragique extermination de la Shoad I adroit à une patrie, comme toute nation souveraine, selon le droit international. Sur le peuple juif qui vit dans l'Etat dlsraél... nous devons invoquer la sécurité désirée et la juste tranquillité, qui est la prérogative de toute nation".14
La signification d'Israël, c'est d'être un message d'espérance, non seulement pour les juifs, mais pour tous les peuples du monde qui ont la foi. La tragédie, même si elle nous paraît inéluctable, ne doit pas nous faire renoncer à la lutte pour survivre dans un monde post-moderne... un genre de survie qui ne doit pas nous rendre mesquins ou centrés sur nous-mêmes: on peut survivre et chercher en même temps à améliorer la vie des autres. On peut sortir du cercle vicieux des victimes et des oppresseurs.
L'existence même d'Israël peut donc être un symbole d'espérance et de foi. Le peuple juif, descendant de ceux qui vécurent le premier Exode, a vu le sens de cet Exode réaffirmé en notre temps.
L'Exode est le signe, efficace pour tous, qu'on peut être vraiment libéré de l'oppression. C'est un phénomène qui invite à une profonde réflexion. Pour toute personne de foi, c'est un phénomène qui provoque à une réponse de foi, à renouveler notre engagement envers ce qu'il y a de meilleur dans nos propres traditions, et à un profond sentiment de confiance en la plénitude ultime de sens de la création divine. En ce sens, juifs et chrétiens peuvent s'unir dans le grand Amen, Ani ma'amin 'Ag crois, nous croyons" à la paix, à la justice, à la foi elle-même. 15
*Eugène Fisher est secrétaire exécutif du Secrétariat pour les relations entre juifs et chrétiens, au sein de la Conférence épiscopale catholique des Etats-Unis.
Le texte présenté ici est celui d'une conférence donnée Siena Collage (Albany, U.S.A.) le 26.10.1987: après l'avoir traduit de l'anglais, nous avons dû l'abréger quelque peu.
1. Commission du Saint Siège pour les relations religieuses avec le peuple juif: "Orientations et suggestions pour l'application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate, N. e (Rome, 1.12.1974).
2. Cf. Pinchas E. Lapide: 'The Sermon on the Mount: A Jewish Reading", in Christiane and Crisis, 24.5.1982, p. 139-142.
3. Même ce détail du Sermon sur la montagne: 'Présente l'autre joue" (Mt 5,39) vient des Ecritures juives. Nous lisons en Lm 3,27-31: "Il est bon pour l'homme qu'il porte le joug dés sa jeunesse... qu'il tende la joue à qui le frappe, qu'il se rassasie d'affronts. Car le Seigneur ne rejette pas pour toujours mais... il prend pitié selon sa grande bonté." Le contexte de ces versets: l'exil à Babylone, leur donne encore plus de force.
4. Il faut rappeler que l'officier supérieur dont dépendait le lieutenant Waldheim a été exécuté après la guerre à cause des innombrables atrocités commises par son unité contre des juifs et des résistants yougoslaves.
5. Jean Paul Il, A la communauté juive d'Australie, Sydney, 26.11.1986. Edité par E. Fisher et L. Klenicki dans Pope John Paul ll on ews and Judaism (Washington, D.0 , USCC Publication N. 151-2, p. 96).
6. Voir, par exemple, les résultats de mon analyse de 1976 du matériel didactique catholique en ce qui concerne les juifs et le judaïsme; ils se trouvent résumés dans Faith Without Prejudice: %building Christian Attitudes, 1977.
7. Cf. René Laurentin: L'Egllse et les juifs à Vatican It éd. Casterman, Paris 1967, p. 117.
8. E. Wiesel: Ani ma'amin: A Song Lost and Sound again, Random House, N.Y. 1973.
9. E. Fackenheim: God's P I eSenCe in History, éd. Harper, N.Y. 1970, p. 87.
10.Mgr James Malone: 'The State of Christian-Jewish Relations" in Origins, 6 décembre 1984.
11. Ct. par exemple God's Presence in History... p. 96. L'idée de Fackenheim que l'Holocauste est un moment de Révélation a été durement critiquée par certains penseurs juifs. Michael Wyschogrod, par exemple, affirme: "Il n'y a aucun salut qui puisse naître de l'Holocauste... s'il y a une espérance après l'Holocauste, c'est à cause de ceux qui croient... la Promesse divine balaie les fours crématoires et bit taire la voix d'Auschwitz." ("Foi et Holocauste'', in Judaism 20, Summer 1971, p. 294).
Jacob Neusner déclare carrément: "Les juifs ne trouvent dans [Holocauste aucune nouvelle définition de l'identité juive parce que nous n'en avons nul beson. Rien n'a changé. La tradition demeure". (''The Implications of te Holocaust'', in The Journal or Religion 55:3, juillet 1973,
p. 308).
12. I. Greenberg: "Cloues of Smoke, Piller of Fire: Judaism, Christianity and Modernity Atter the Holocaust", in E. Fleischner (edit.): Auschwitz: Beginning of a New Era?, éd. Ktav. ADL, Cathedra' Church of St John the Divine, N.Y. 1973, p. 43, 48, 49.
13. Communiqué de presse de cette rencontre de personnalités juives à Rome, le 1.9.1987, p. 3.
14. Le Pape Jean Paul II, Allocution à 200 personnalités juives, Miami, le 11.9.1987. Cf. Documentation Catholique du 18.10.1987 ou Sec XXI:1 — 1988, p. 24-26.
15. On notera que, dans les réflexions théologiques ci-dessus, je n'ai pas considéré la naissance d'un Etat juif en Terre Sainte comme un "accomplissement" des prophéties bibliques, mais plutôt comme "un signe des temps", une affirmation de la toi du peuple juif en Dieu, qui devrait appeler les chrétiens à un même témoignage spirituel d'espérance par delà le désespoir de notre temps. Tout en reconnaissant que certaines personnalités, tant juives que chrétiennes, sont enclines à reconnaître dans l'Etat moderne d'Israël un accomplissement, je préfère personnellement considérer Israël comme un événement historique (un "signe des temps"), ce qui n'implique pas la notion d'accomplissement. Une telle approche, fondamentaliste, du texte de la Bible ne concorderait pas avec la science biblique catholique.