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Revue SIDIC IV - 1971/1
Israël et les nations (Pag. 32 - 35)

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Le peuple de dieu dans la tradition juive et chrétienne
J.-P. Lichtenberg, o.p.

 

C'est sur l'initiative du Comité Eglise-Israël de la Fédération protestante de France, dont le président est le pasteur Charles Westphal, que s'est tenu dernièrement à Strasbourg un colloque interconfessionnel d'une haute importance. En effet, c'est la première fois en France que des théologiens, historiens et sociologues protestants, catholiques et israélites se réunissent à parité entière pour réfléchir et échanger sur le thème, mis en valeur par le Concile de Vatican II, du Peuple de Dieu. Du 7 au 9 février dernier, dans un climat de franchise et d'amitié, les participants se sont interrogés sur ce que représentait cette notion centrale de Peuple de Dieu dans les traditions juive et chrétienne, ancienne et moderne.

De longs échanges après exposés permettaient à chacun des participants d'intervenir, de compléter ou de corriger à sa guise. L'entière franchise et la loyauté qui régnaient entre les participants ont permis aux représentants des diverses confessions de s'expliquer et d'échanger leurs points de vue, malgré des divergences que nul n'a songé à minimiser, La seconde partie du colloque consacrée à l'étude du rapport entre le Peuple de Dieu et l'Etat d'Israël a donné lieu à des interventions parfois passionnées mais toujours passionnantes. Des rapports et des interventions de ce colloque nous voudrions ici dégager quelques idées maîtresses.

Point de vue juif.

La vue traditionnelle présentée par le Grand Rabbin Safran de Genève a mis en relief ce que celui-ci a appelé les « constantes du judaïme »: la Torah (la loi) — Le Peuple — la terre d'Israël. Ces trois éléments constitutifs se tiennent indissociablement entre eux et se réfèrent au Dieu vivant qui a élu un peuple déterminé, le peuple juif, à qui il a confié la Torah, c'est-à-dire non seulement une Loi mais un Enseignement, une Révélation. Or l'accomplissement de la Torah ne peut totalement se réaliser pour l'homme juif que sur la terre que Dieu a promise puis donnée à son peuple, la terre d'Israël. Aucune autre terre ne semble convenir et la situation des juifs dispersés n'est qu'une mutilation, qu'un pis-aller qui ne saurait durer éternellement. Le rassemblement du peuple juif sur sa terre indique, dans cette vision juive religieuse, qu'un temps nouveau est arrivé pour les juifs d'aujourd'hui.

La discussion qui a suivi et surtout, l'exposé de M. A. Néher sur le Peuple de Dieu et l'Etat d'Israël ont montré le lien organique établi par l'Alliance divine entre le peuple et la terre, sans toutefois emporter l'adhésion totale sur l'Etat d'Israël comme expression parfaite de cette rencontre entre le peuple juif et sa terre.

Il n'est pas sans intérêt de noter que si le peuple juif s'est toujours considéré comme le Peuple de Dieu dans la tradition juive, cela n'est pas au détriment des autres peuples, qui peuvent eux aussi être appelés Peuple de Dieu dans la mesure où ils sont véritablement avec le Dieu vivant et respectent ses lois fondamentales.

Point de vue chrétien.

L'exposé du P. Congar sur la notion de Peuple de Dieu dans l'Eglise ancienne a rappelé la position des Pères de l'Eglise. Pour ceux-ci, le Peuple de Dieu est l'Eglise du Christ et, sauf exception, les Pères portent un jugement sévère sur le peuple juif et le judaïsme. Cela s'explique en partie par la rivalité des trois premiers siécles entre le christianisme et le judaïsme, puis par l'arrière-fond des hérésies chrétiennes plus ou moins judaïsantes contre lesquelles certains Docteurs eurent à lutter. On peut cependant retenir l'expression écrite et iconographique du Peuple de Dieu comme Ecclesia ex Judaeis et ex Gentibus, qui perdure jusqu'à la fin du 3ème siècle mais semble plutôt indiquer l'universalité de l'Eglise qu'un rassemblement de deux peuples, le peuple juif et le peuple chrétien, en un seul.

L'ensemble de la littérature patristique - selon le P. Congar - porte une appréciation négativesur le judaïsme mais nous ne sommes pas tenus, a-t-il déclaré en conclusion, de les suivre dans cette voie. Les Pères de l'Eglise n'avaient en effet qu'une faible conscience des valeurs religieuses des religions non-chrétiennes. Aussi faut-il leur pardonner leur manque de compréhension et d'ouverture à l'égard du judaïsme.

Complétant ce tableau plutôt sombre par un panorama de la pensée chrétienne contemporaine, le P. Dupuy (1) a mis, quant à lui, l'accent sur le retour aux sources de la foi chrétienne que constitue la reprise du thème de Peuple de Dieu dans la Constitution conciliaire de Vatican II sur l'Eglise. Aussi bien dans l'exégèse protestante que dans l'exégès catholique, on a redécouvert peu à peu le rôle du Peuple de Dieu dans l'histoire du salut, ce Peuple de Dieu étant identifié soit au peuple juif, soit à l'Eglise. L'hésitation demeure même dans la pensée du cardinal Bea, qui montre pourtant qu'entre le peuple juif et l'Eglise le lien n'est pas qu'historique ou organique mais qu'il est toujours actuel. Il conviendrait donc de se dégager progressivement de la vue « traditionnelle », qui voudrait que l'Eglise se soit substituée au peuple juif pour jouer à sa place le rôle primordial dans l'histoire du salut, afin d'envisager dans une tout autre perspective l'Eglise greffée sur le même tronc que le peuple juif. Israël demeurerait alors le Peuple de Dieu selon l'élection permanente divine et l'Eglise apparaîtrait comme l'élargissement par la foi au Christ de ce même Peuple de Dieu convié à s'ouvrir sur l'humanité tout entière.

Que signifie peuple de Dieu?

La discussion qui a suivi a manifesté entre les participants juifs et chrétiens certaines divergences profondes quant à la nature du Peuple de Dieu, les uns voulant la définir par la confession de foi, les autres par le fait d'appartenir ethniquement au peuple élu. Il semble qu'on ne soit pas parvenu à se dégager entièrement d'une certaine perspective « apologétique » qui consiste à considérer l'autre comme n'étant pas l'authentique « Peuple de Dieu ».

Or il nous semble personnellement que la notion de Peuple de Dieu peut être appliquée à la fois au peuple juif, à l'Eglise et à l'humanité en puissance de salut: au peuple juif par l'élection, à l'Eglise par la confession de foi au Christ, à l'humanité appelée au salut par l'adoption divine. Cette souplesse de sens accordée au terme de Peuple de Dieu permettrait en outre de lier organiquement le peuple juif, l'Eglise et l'humanité dans une dialectique de l'histoire du salut dont saint Paul, dans l'Epître aux Romains, nous donne en partie les clefs. Nous ne voyons pas ce que nous perdrions en acceptant que le peuple juif soit aussi le Peuple de Dieu puisque c'est grâce à lui, selon saint Paul, que les païens peuvent accéder au salut (Rom 11, 11). Il suffit, en effet, de lire les chapitres IX-XI de l'Epître aux Romains au présent d'une histoire du salut qui continue pour rendre ces chapitres capitaux intelligibles.

C'est dans cette voie que s'est engagé l'abbé K. Hruby (2) dans son exposé sur le Peuple de Dieu et l'Etat d'Israël.

Le Peuple de Dieu et l'Etat d'Israël.

Insistant sur la fonction positive et permanente d'Israël dans le plan de Dieu grâce à la sauvegarde de l'identité juive, celui-ci a montré que le peuple juif ne peut remplir la mission que Dieu lui a assignée que par la normalisation de son existence sur la terre promise. En même temps, il a dénoncé au passage les attitudes négatives à l'égard du phénomène juif de certaines « théologies » qui, comme celle du Memorandum d'un groupe de théologiens du Proche-Orient, émanant de Beyrouth, sont en contradiction avec la pensée révélée de l'apôtre Paul.

Plus réservé, le Pasteur A. Dumas a exposé les difficultés que présentaient pour lui l'actualisation et l'incarnation d'un Etat juif théocratique en Terre Sainte. Deux tournants importants, le « tournant christologique » et le « tournant de la sécularisation », constituent pour lui deux questions posées à la conscience chrétienne et àla conscience juive. L'accomplissement des promesses divines par l'avènement de Jésus-Christ ne rend-il pas caduque la réalisation historique d'un peuple particulier sur une terre sacralisée? L'universalisation du salut n'appelle-t-elle pas, d'autre part, un certain renoncement au particularisme juif? Finalement, n'est-ce pas par une sainte émulation entre deux peuples - Israël et l'Eglise -qui se prétendent le Peuple de Dieu que le plan divin progressivement se réalise dans l'histoire sans que nous en puissions discerner avec certitude les signes visibles?

C'est à un niveau historique et sociologique et non point théorique que le prof. A. Derczansky s'est situé pour aborder le même problème, celui du rapport entre le peuple juif et l'Etat d'Israël. Par des détails historiques précis et par une analyse socio-culturelle de la condition juive, dans la société moderne, A. Derczansky a montré par les faits comment l'échec de projets variés d'installation des juifs au Birobidjan ou en Biélorussie, en Argentine ou en Ouganda provenait essentiellement du refus de reconnaître aux juifs une conscience nationale adulte qui choisit elle-même son destin. Tous les statuts considérant l'intégration juive en termes de minorités nationales ou religieuses ont butté sur le fait de l'identité juive irréductible.

Considérant ensuite les origines de l'Etat d'Israël, le prof. A. Derczansky a constaté que tout l'effort des sionistes russes et polonais de la première et la seconde alya (montée en Israël) avait été un effort de sécularisation poussé à l'extrême. L'expérience a montré que cet effort se heurtait à son tour à la dimension religieuse de l'identité juive sans laquelle un Etat d'Israël ne peut être véritablement juif. Il y a une limite à la sécularisation que les pionniers de l'Etat d'Israël n'ont pu franchir sans découvrir la dimension spirituelle de la conscience juive.

Conclusion.

De l'ensemble des échanges qui ont suivi ces exposés, il est difficile de tirer des lignes nettes et fermes. Du côte juif, on a fait cependant ressortir qu'une nation sans état n'était pas une véritable nation et que le judaïsme se définissait à travers toute son histoire et sa tradition comme une « nation religieuse » au sens le plus large. L'appartenance éthnique au peuple juif est aussi vitale que l'appartenance confessionnelle. On ne saurait toutefois réduire le judaïsme à l'une ou l'autre, et c'est là l'un des caractères spécifiques du peuple juif.

Deux tendances se sont fait jour du côté chrétien: l'une reconnaissant dans le retour du peuple juif sur la Terre Sainte un signe positif et interrogatif du déroulement du plan de Dieu; l'autre se montrant réticente et hésitante quant à la signification religieuse de ce retour et n'acceptant pas de voir dans l'Etat d'Israël un signe visible de la volonté invisible de Dieu. Ces deux tendances se retrouvent aussi bien à l'intérieur de chacune des confessions chrétiennes qu'à l'extérieur. L'idée d'émulation et celle de complémentarité en ce qui concerne le rapport entre l'Eglise et Israël semblent, en tout cas, fécondes pour une théologie constructive du Peuple de Diéu.

Les organisateurs pensent publier prochainement les exposés et les interventions de ce colloque interconfessionnel qui mérite déjà de retenir l'attention tant des juifs que des chrétiens. Le colloque de Strasbourg marque sans nul doute une date dans la réflexion comme dans l'amitié interconfessionnelle, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.

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J.-P. LICHTENBERG, o.p.
Secrétaire de l'Amitié judéo-chrétienne de Strasbourg

 

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