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Revue SIDIC XXXV - 2002/2-3
« Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route » (Ps 119, 105) (Pag. 4-7)

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Entre Dieu et son peuple
Grammont , Dom

 


On l’a dit: pour qu’un dialogue soit vrai, il faut accepter d’être remis en question. Entendons-nous. Il est nécessaire de se sentir interpellé pour entrer dans le jeu du dialogue ; aucun des partenaires ne peut se situer « à l’extérieur » du champ délimité par le dialogue. Ceci vaut tout d’abord pour la perspective biblique qui est la nôtre ; l’homme y est présenté dans cette situation de dialogue avec Dieu : il est appelé, interpellé, provoqué par Dieu. Et, par son appel, Abraham, qui se trouve à l’origine du peuple juif, accepte d’être ainsi situé. Par la suite, surtout avec Moïse, nous assistons à un redoublement de cette situation : un peuple provoqué par Dieu, une nation constituée par Lui, se trouve en état de dialogue avec Lui, dans une contestation mutuelle qui dure encore.

La Bible nous donne les grandes étapes de l’histoire prodigieuse de ce peuple, qui devient par sa constitution même, sa situation religieuse, le type de l’humanité et le creuset où se fondra la matière même de la Révélation. Aussi bien la composition du livre qui gardera sous forme d’Ecriture cette Révélation, cette irruption de la Parole vivante de Dieu dans le monde, se réalisera dans l’histoire même d’Israël, qui projettera sur le plus lointain passé comme sur le plus lointain avenir les lueurs fulgurantes de son prophétisme. Dès lors, tout homme est concerné par cette histoire, l’humanité tout entière est interpellée par ses acteurs, et chacun comme chaque peuple peut se regarder en elle comme dans un miroir. Il y trouvera comme une révélation à lui-même, un réactif qui le fera se mettre en question, en même temps qu’il prendra conscience de la Révélation de Dieu. Mais remarquons-le bien, dans la Bible, Dieu et son peuple, Dieu et le juif sont confrontés et acceptent mutuellement cette confrontation, à l’intérieur d’un champ de forces constitué par l’Alliance. Le mot est lâché, et il éclaire tout le livre dont il pourrait au fond rester le grand titre : la Bible, c’est l’Alliance. Mais il faut avouer que cette situation d’alliance est peu ordinaire, voire paradoxale : un peuple et un Dieu...


I. un Dieu dont la physionomie se précise de plus en plus, débordant tout espace de conscience qu’il envahit sans la détruire; un Dieu unique, centre de communion personnelle, foyer d’amour qui s’étend sur tout l’univers sans jamais se confondre avec lui ;

2 un peuple d’hommes, bien caractérisé, dont la culture allait filtrer la vieille sagesse d’Orient et donner du monde une vision religieuse consignée dans la Bible ;

3 un Dieu vivant, régnant, le seul absolu auquel un culte entier doit être rendu ;

4 un peuple tourmenté par les vicissitudes de l’histoire, jamais anéanti - alors que les puissants empires qui semblaient l’engloutir ont disparu - , peuple qui aujourd’hui encore vit, s’assimile toute culture et sagesse, et pose au monde la question : qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? où allez-vous ?


Toute l’histoire de ce peuple de Dieu est aimantée par un courant d’une véhémence inouïe : le messianisme. Aussi bien pour lui que pour le monde entier, ce courant messianique fait éclater toutes nos catégories mentales et sentimentales, et provoque au sein du peuple juif, comme au sein des nations où il se trouve, une série d’explosions qui sont comme des réactions de dépassements successifs au-delà des états de connaissances et de civilisations que les hommes voudraient fixer et maintenir dans la durée.

Or, pour nous chrétiens, il est indispensable de ne jamais oublier que nos origines sont dans ce peuple, que nous sommes liés à lui de par la volonté même de Dieu, car le salut, comme le Sauveur, vient des juifs. Jésus est juif, il est même le juif par excellence, celui qui récapitule Israël et le fait éclater. Et lui, qui a dit : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir », nous montre en sa personne même, tout le cheminement d’une histoire vécue dans le temps, assumée en profondeur à tous les niveaux de l’existence, et dans lequel nous entrons en étant greffés sur lui. Sa vie, son sang, sa chair transfigurée dans son accomplissement passent en nous. Pouvons-nous oublier ses origines, qui deviennent les nôtres ? Un Jésus de l’Evangile des chrétiens, qui ne serait plus celui de la Bible et l’expression la plus parfaite de l’Alliance, ne serait plus Jésus, le Sauveur, le Messie.

Alors pouvons-nous passer à côté d’un juif, des juifs, sans les regarder, leur parler et nous sentir de la même famille, de la même race au moins spirituellement ? S’il fut un temps - et peut-être l’est-il encore - où l’épithète « juif » était une injure, il est temps maintenant, et c’est le temps, de désamorcer cette bêtise, de retourner complètement la situation et de considérer qu’être juif ou appelé juif est plutôt un compliment et un titre de noblesse ; car il nous remémore dans quelle situation nous sommes et qui nous interpelle.

Alors que l’homme, même à la pointe du progrès et de la civilisation, cherche à se refermer sur lui et finit par se détruire, le juif authentique, le vrai Israélite, dénonce cette folle prétention, cette absurde illusion de croire à son auto-suffisance, et entr’ouvre la porte de l’au-delà de tout pour accueillir Celui qui vient. Rien ne suffit à l’homme, pas même lui-même, ni la création tout entière. Et les dernières paroles du Christ étendent sur toute l’histoire du monde le reflet, lumineux et voilé à la fois, de l’amour de Dieu pour les hommes, qui veut les faire entrer dans son royaume.

Si le christianisme est un accomplissement, le chrétien doit savoir de quoi est fait cet accomplissement et accepter de pressentir qu’aucune sagesse humaine ne peut remplacer ce dialogue essentiel avec le frère aîné de sa famille. Une connaissance réciproque, une interpellation mutuelle, une sorte de désencombrement de nos esprits, et surtout un éclatement de nos schèmes mentaux habituels, à l’intérieur de nos dialogues judéo-chrétiens peuvent nous révéler des horizons insoupçonnés. A la condition, bien sûr, d’être vrais chacun dans sa ligne, peut-être alors découvrirons-nous des convergences étonnantes, des modes de penser, d’appréhender la réalité au-delà des mots et des images, et des forces de sympathie profonde avec le monde et tout ce qu’il nous enseigne.

Entre autres choses, il est une manière de lire, de relire l’Ecriture, en vivant l’événement de chaque jour, que le contact avec les juifs peut nous réapprendre. Et puis, surtout, n’y aurait-il pas à découvrir avec eux, et en les connaissant mieux ce que c’est que la continuité d’un dessein, la permanence dans les mutations les plus profondes d’une fidélité engagée, tenue et indéfectiblement présente à notre destinée : celle de Dieu ? Dieu est fidèle. Il est la fidélité même et il le montre toujours dans l’histoire de son peuple. Il est là et son peuple aussi, même s’il change de forme.

Oserais-je dire qu’Israël, si diversement vécu et représenté par ses membres, dans son mystère même - car c’en est un -, nous découvre une dimension, une profondeur de l’humain qui nous fait peur. En effet, il nous rappelle, qu’on le veuille ou non que nous sommes tous solidaires dans un drame aux dimensions cosmiques, qui se joue dans les temps et les espaces infinis, et qu’il faut alors reconnaître en soi ces forces immenses qui nous traversent et dont le sens nous est révélé dans le mystère de l’Alliance. La Révélation de ce mystère nous est donnée dans le Christ tel qu’il est, tel qu’il a été annoncé, préparé, donné aux hommes par le Dieu unique auquel notre adoration nous ouvre.

Et ne nous substituons pas trop facilement aux juifs, pensant qu’eux seuls et tous ont méconnu et rejeté le Messie. Nous aussi, si souvent, nous l’avons méconnu et rejeté ! Nous le méconnaissons et le rejetons de tant de façons ! Ne disons jamais: eux ont fait cela, nous au contraire... . C’est une dialectique trop facile et abusive qui nous fausse le regard et l’esprit, et prenons garde de ne pas, dans une grossière vanité, être ou devenir la Synagogue aux yeux bandés, si décriée, qui deviendrait notre propre caricature. Il y a un orgueil de possession, une dureté d’opposition qui ruine l’espérance, et nous empêche d’entrer dans le dialogue avec nos frères juifs.

Reconnaître vraiment le Christ n’est peut-être pas si facile qu’on le pense, et prendre du monde une vraie vision religieuse est une vraie conversion. Le dialogue avec Israël nous y aidera certainement, et l’Eglise du Christ, le peuple de Dieu qui se reconnaît en Israël, a, dans sa prière, des expressions qui devraient nous éclairer, comme celle-ci par exemple : « Abraham, père de notre foi... » ou encore dans le Canon de la messe : « Abraham, notre père ».

Laissons-nous travailler par la Parole de Dieu, car juifs et chrétiens nous sommes de chaque côté de son grand fleuve. Comme l’a si bien dit Edmond Fleg :

« Et maintenant, tous deux vous attendez,
Toi qu’il vienne, et toi qu’il revienne ;
Mais c’est la même paix que vous lui demandez,
Et vos deux mains, qu’i1 vienne ou qu’il revienne,
Dans le même amour vous les lui tendez !
Qu’importe donc ? De l’une ou l’autre rive,
Faites qu’il arrive !
Faites qu’il arrive ! »

Ed. Fleg, Ecoute Israël, L’Evangile d’Ahasvérus, p. 245.

Le salut est un, dans ses étapes successives, comme l’Alliance renouvelée et définitivement consommée dans le Christ. Depuis les premières narrations poétiques de la Genèse jusqu’aux grandes fresques de l’Apocalypse de St Jean, une même intention subsiste, un message retentit : celui de la Parole divine qui anime chaque texte et peut atteindre celui qui l’entend. Ce n’est pas en vain que, dans le Symbole des Apôtres, nous disons du Christ qu’il est ressuscité le troisième jour « selon les Ecritures », ou de l’Esprit Saint qu’ « il a parlé par les prophètes ». Tout cela est très incarné, comme les psaumes qui « parlent de lui », et dans une histoire, dans un peuple qui n’est pas relégué dans le passé, mais reste le tronc « sur lequel nous sommes entés ». La branche, si belle soit-elle, n’a pas remplacé les racines et le tronc. Et puis brille comme une lumière douce et pénétrante ce chant du Cantique de Marie, juive aussi, la Fille de Sion, scandé solennellement tous les jours à l’office de Vêpres :

« Il a porté secours à Israël son serviteur,
Se souvenant de sa miséricorde ;
Ainsi qu’Il l’avait promis à nos pères,
En faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ».

Nous sommes pris dans un vaste mouvement qui ne commence pas avec nous, ici présents, et ne peut se réduire à notre perception : il débute avec la Création, passe par l’alliance noachique, la vocation d’Abraham, les proclamations du Sinaï à Moïse, les adjurations des prophètes, et enfin par Jésus qui le répercute par l’Eglise dans le monde entier.
Le dialogue avec les juifs nous fera prendre une conscience plus vive de la volonté salvifique universelle de Dieu.


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* Dom Grammont, fut Abbé du Bec-Hellouin de 1848 à 1986. Il est décédé en 1989.
Ce texte a été publié dans Sidic Vol. I, n 3 (1968).

 

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