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Revue SIDIC XXXIII - 2000/2
Amérique latine. Rélations interreligieuses: l'aube d'une ére nouvelle (Pag. 9-15)

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Jésus et le judaïsme
Sobel, Henry I.

 


Je conviens avoir hésité avant d’écrire cet article. En somme, Jésus est la figure éminente du christianisme et je craignais de pénétrer en terre étrangère. Mais, à juste titre, la terre n’est pas tout à fait étrangère, comme nous le verrons plus loin. Même ainsi, j’écris ces lignes avec une humilité profonde marchant sur des œufs, conscient que la relation entre Jésus et le judaïsme est des plus délicates.

Jésus était juif, né de mère juive. Il fut circoncis le huitième jour, selon la loi juive (Luc 2, 21) et se considérait comme un juif fidèle à ses origines. Ses enseignements dérivent des lois et des traditions juives, dans lesquelles Jésus fut élevé et qu’il ne renia jamais. On l’appelait « Rabbi » (Jean 1, 49 ; 9, 2) et il fréquentait le Temple de Jérusalem, ainsi que ses disciples. Il est dommage que les divergences ultérieures entre l’Eglise et la Synagogue aient résulté d’un processus d’oblitération des origines juives du christianisme.

Jésus participait à des débats sur l’interprétation des préceptes juifs, comme le faisaient d’autres juifs de son époque, et prêchait l’obéissance aux lois de la Tora, la Bible hébraïque. Il enseignait dans les synagogues et son message était un message juif, donné par un juif à ses coreligionnaires juifs.

Les preuves de la judaïcité de Jésus ne manquent pas dans le Nouveau Testament. Par exemple en Marc 12, 28-31, quand on lui demande quel est le principal commandement, Jésus répond par les paroles de la Bible hébraïque (Deutéronome 6, 4-5) : « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. » Cette affirmation de foi, connue comme le Shema, était alors - est encore aujourd’hui - répétée deux fois par jour par tout juif observant. Au Shema, Jésus ajoute un second commandement, qu’il considère « aussi important », extrait aussi de la Tora : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18).

Un deuxième exemple des origines juives des enseignements de Jésus se trouve dans le Notre Père (Matthieu 6, 9-13). De nouveau les ressemblances sont patentes avec les Ecritures et la liturgie juives : Avinu she’Ba’Shamayim, « Notre Père qui es aux cieux », était une invocation traditionnelle des prières et bénédictions juives ; Itkadash shmei raba , « Que Ton Nom soit sanctifié », fait partie du Kadish, la principale prière juive de louange de Dieu ; V’al tevieinu lo lidei nissaion , « Protège-nous de la tentation » se trouve dans les prières du matin.

La Tora dit que Dieu est notre Père (Isaïe 63, 16) et les anciens rabbins nous apprenaient à nous adresser à Lui comme à un Père dans nos prières. Il y a beaucoup de commentaires au sujet du terme araméen Abba, « Père », employé par Jésus dans ses moments d’angoisse au jardin de Gethsémani. La manière dont Jésus, à cette heure, ouvre son cœur au Père montre sa confiance en Dieu comme image paternelle mais ne signifie pas nécessairement - selon certains exégètes chrétiens - que cette façon de parler soit un concept nouveau introduit par Jésus.

Un troisième exemple digne d’être mentionné est celui du Sermon sur la Montagne. Outre la rencontre de parallèles suggestifs entre les béatitudes et certains versets des Psaumes (par exemple : « Mais les doux posséderont la terre » Ps 37, 11), dans ce sermon Jésus affirme son amour de la Tora en termes sans équivoque : « Ne pensez pas que je sois venu abolir mais accomplir. (...) Celui qui transgressera un seul de ces commandements, aussi petit qu’il soit et qui enseignera aux hommes à le faire sera déclaré le moindre dans le Royaume des cieux. Mais celui qui les observera sera déclaré grand dans le Royaume des cieux » (Matthieu 5, 17-19). Et nous ne pouvons pas ne pas remarquer que l’impératif moral d’imiter la perfection du Créateur (« Vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » Matthieu 5, 48) est très semblable au commandement de Lévitique 11, 45 et 19, 12 (« Vous serez saints car Je suis saint »).

Un point fréquemment cité comme preuve de ce que Jésus s’oppose aux enseignements juifs est : « Vous avez entendu ce qui a été dit : (...) Tu haïras ton ennemi. Moi, cependant, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Matthieu 5, 43). Les exégètes de la Bible n’ont pas encore réussi à déterminer avec certitude la source de cette affirmation de Jésus, vu que nulle part dans l’Ancien Testament ne se trouve une injonction de « haïr l’ennemi ». Au contraire, la Tora ordonne : « si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. C’est ainsi (...) que le Seigneur te récompensera (Proverbes 25, 21-22) ».

En soulignant ce qui est commun entre les enseignements de Jésus et les préceptes juifs, on ne prétend pas nier la singularité et le caractère innovateur de la prédication de ce grand maître. On prétend seulement montrer combien est fausse la thèse si répandue selon laquelle Jésus et les juifs de son époque étaient idéologiquement ennemis. Ils ne l’étaient pas et ne pouvaient pas l’être puisqu’ils suivaient la même Bible. Comme l’a bien expliqué le Pape Jean Paul II dans une rencontre avec les membres de la Commission biblique pontificale, le 3 avril 1997 : « On ne peut exprimer pleinement le mystère du Christ sans recourir à l’Ancien Testament. L’identité humaine de Jésus se définit à partir de son lien avec le peuple d’Israël ».

Ceci dit, nous devons reconnaître les importantes et nombreuses différences entre les idées propagées par Jésus et les doctrines juives. Certains des propos de Jésus nient l’enseignement juif selon lequel aucun homme ne peut être un intermédiaire entre le Créateur et les autres hommes. Jésus disait : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne va au Père sinon par moi (Jean 14, 6) ». L’idée que la relation spéciale de Jésus avec Dieu ne permettrait le salut que de ceux qui croient en lui, Jésus, est étrangère au judaïsme.
Les prophètes hébreux châtiaient les pécheurs mais ne pardonnaient pas les péchés. Dans la perspective juive, le pardon appartient seulement à Dieu - ou à la personne contre laquelle le péché a été commis. Jésus, cependant, croyait détenir le pouvoir de pardonner n’importe quel péché. Il disait : » Sachez que le Fils de l’homme a sur terre le pouvoir de pardonner les péchés (Matthieu 9, 6) ».

Mais encore, Jésus assurait avoir le pouvoir de ressusciter les morts : « Ainsi comme le Père relève les morts et les fait vivre, le Fils aussi fait vivre qui il veut (Jean 5, 21) ». Les prophètes hébreux opéraient aussi des miracles, mais soulignaient le faire comme simples instruments de Dieu. Quand Elie a ressuscité le fils de la veuve (I Rois 17, 17-24), il ne s’est pas attribué le miracle à lui-même, mais « a invoqué le Seigneur, disant : ‘Seigneur, mon Dieu, fais que la respiration de cet enfant lui soit redonnée ! ». De même, quand Elisée voulut ressusciter la fille de la Sunamite, il « pria le Seigneur » et l’enfant retrouva la vie en réponse à ses prières (II Rois 4, 33).

En ce qui concerne la loi du talion, « œil pour oeil, dent pour dent », critiquée par Jésus dans le Sermon sur la Montagne (Matthieu 5, 38-39), il ne s’agissait pas de cruelles représailles physiques mais d’un principe juridique selon lequel la peine devait être proportionnelle à l’offense. C’était un progrès dans la jurisprudence de l’époque car auparavant les excès étaient communs dans l’attribution des peines. Il n’y a pas d’indices que la loi du talion ait été appliquée littéralement dans les temps bibliques et on sait qu’elle fut plus tard remplacée par un système de compensation monétaire. Même ainsi, l’attitude préconisée par Jésus : « Si quelqu’un te frappe la joue droite, offre lui aussi l’autre joue », est totalement contraire à la doctrine juive. Dans la perspective du judaïsme, présenter l’autre joue est une incitation pour l’agresseur de continuer d’agir avec violence.
Le judaïsme exalte la famille, insérée dans le contexte plus large de la communauté. Jésus défendait le célibat et dépréciait les liens familiaux, les considérant comme une barrière à la dévotion religieuse. Quand un de ses disciples supplia : « Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d’aller d’abord dire au-revoir à ceux de ma maison », Jésus le reprit : « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas apte au Royaume de Dieu (Luc 9, 61-62) ». Il affirmait catégoriquement : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple (Luc, 14, 26) ».

Le judaïsme souligne l’importance de la prière collective. On exige un minyan (le quorum de dix hommes) pour les prières principales et, spécialement pour la lecture de la Tora. Ceci ne veut pas dire que le judaïsme dévalorise la prière individuelle, mais que l’individu est vu comme un chaînon de l’ensemble de son peuple et de l’humanité. Jésus, d’autre part, critiquait cette attitude et louait la prière solitaire : « Et quand tu pries ne sois pas comme les hypocrites qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et dans les carrefours, afin d’être vus par les hommes (...). Quand tu veux prier, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père dans le secret (Matthieu 6, 5-6) ».

Une des principales divergences entre les chrétiens et les juifs est la question de Jésus comme Rédempteur ou Messie. Des attentes messianiques existaient déjà avant la naissance de Jésus et les juifs attendaient avec ferveur la venue du Messie sur la terre, en accomplissement de la prophétie biblique. Les premiers disciples de Jésus, croyant qu’il était le Messie promis par les prophètes, ajoutèrent le mot Christ à son nom (Christ, en grec, est la traduction du terme hébraïque Mashiach, Messie, « l’oint ») et cette croyance devint le dogme du christianisme. C’est ainsi que, dans la perspective chrétienne, nous vivons déjà dans l’ère messianique depuis deux mille ans.

D’autre part, les juifs ne reconnaissent pas Jésus comme Messie simplement parce que les prophéties messianiques dans lesquelles nous avons mis nos espérances ne se sont pas concrétisées. L’oppression n’a pas cessé, la guerre n’a pas pris fin, la haine n’est pas terminée, la misère n’a pas disparu. Et, par-dessus tout, la régénération spirituelle tant espérée de l’humanité n’a pas eu lieu.

Au-delà de la sérieuse discordance entre judaïsme et christianisme au sujet du statut messianique de Jésus, la nature divine de Jésus n’est pas plus acceptée par les juifs. La doctrine chrétienne selon laquelle Dieu s’est fait homme est incompatible avec les principes juifs. Le judaïsme n’accepte aucune distinction entre les hommes, ni n’admet qu’un homme soit supérieur à un autre. Les rabbins expliquent que toute la race humaine provient d’Adam. Pourquoi seulement d’Adam ? Parce que personne ne peut faire que son père est meilleur que quelque autre. Et comme Dieu nous fit tous égaux, le judaïsme ne reconnaît pas un « Fils de Dieu » qui se distingue et s’élève au-dessus des autres êtres humains. La conviction juive est que nous sommes tous « fils de Dieu », créés à Son image, et aucun être humain ne peut être considéré plus divin que les autres. Selon le judaïsme, Dieu est Dieu et l’homme est l’homme, et entre eux existe une distance infranchissable. Une telle croyance ne reflète pas de mépris ou de préjugé contre Jésus. Aucun de nos propres patriarches ou prophètes - ni Abraham, Isaac ou Jacob, ni Moïse, Aaron ou David - n’est considéré comme divin. Selon la théorie juive, avec son emphase rigoureuse sur le monothéisme, Dieu ne peut se matérialiser sous aucune forme. La croyance en un Messie divin qui est l’incarnation de Dieu s’oppose à la conviction juive en l’absolue souveraineté et l’unicité de Dieu.

Le fait de l’existence de différences entre juifs et chrétiens ne doit ni ne peut nous empêcher d’être frères et de lutter ensemble pour les grands et nobles objectifs universels. Les frères sont différents, ont des opinions différentes, des idées différentes, des convictions différentes. Les différences ne constituent pas un problème en elles-mêmes. Ce qui constitue un grave problème entre les adeptes du judaïsme et du christianisme, c’est l’accusation que les juifs tuèrent Jésus.

L’antisémitisme existait déjà bien avant l’époque de Jésus. Aux alentours de l’an 450 avant «l’ère commune », quand le premier ministre Aman voulut justifier son projet de tuer tous les juifs de l’empire, il allégua ce qui suit : « Il y a dans toutes les provinces du royaume un peuple dispersé et séparé des autres ; ses lois sont différentes de celle des autres peuples (Esther 3, 8) ». Ceci, et seulement ceci, fut le « crime » que les juifs ont commis : ils étaient différents.

C’était aussi ce que les chrétiens avaient l’habitude de dire des juifs. Depuis le déclin de l’Empire romain, l’Eglise catholique était devenue la puissance dominante de la civilisation occidentale. A mesure que le christianisme se répandait dans toute l’Europe, les juifs en vinrent à paraître les seuls dissidents. Avec une impatience toujours plus grande, l’Eglise et ses fidèles cherchèrent à contenir cette minorité obstinée. Ils considérèrent la permanence du judaïsme non seulement offensante mais inexplicable. Pour eux il était inconcevable que qui que ce soit, en pleine conscience, puisse préférer une autre foi que le catholicisme. Pourquoi les juifs s’accrochaient-ils encore à leur « faux » credo ? Pourquoi Dieu le permettait-il encore ? L’unique explication, conclurent de nombreux chrétiens, était que les juifs servaient d’avertissement, que Dieu avait condamné ces « assassins du Christ » à vivre éternellement - rejetés, proscrits, errant de terre en terre - comme exemple de ce qui arrive à ceux qui renient Jésus. Le sentiment anti-juif était renforcé par tout ce qui différenciait les juifs des autres : leurs lois alimentaires, leurs règles d’abattage des animaux, leur rituel de circoncision. Des rumeurs coururent que les juifs exhalait une odeur particulière, qui disparaissait à l’instant où ils acceptaient le baptême chrétien. Ceci, d’autre part, engendra la rumeur que les juifs pactisaient avec le démon lors de cérémonies secrètes et perverses, lors desquelles ils pratiquaient des « assassinats rituels ». L’accusation était, en fait la combinaison de plusieurs calomnies différentes, cependant entremêlées. Selon l’époque ou l’agent propagateur, une d’elles donnait davantage le ton. Selon la plus fréquente, les juifs crucifiaient des enfants chrétiens avec l’objectif de remettre en scène la crucifixion de Jésus. Cette version explique pourquoi l’accusation était plus fréquemment répandue la veille de la Pâque.

L’accusation de déicide, qui pesa durant des siècles sur le peuple juif et fut une des principales causes de l’antisémitisme, est totalement infondée. Il n’y a pas d’évidences historiques à l’appui d’une telle théorie. Accuser les juifs de la mort de Jésus fut une forme plus convaincante de la véritable accusation : celle que tous les juifs ne devinrent pas chrétiens.

En ce qui concerne le martyre et la mort de Jésus, il importe de se souvenir du caractère oppressif du gouvernement romain en Judée. Ponce Pilate, le procurateur romain du temps de Jésus, fut particulièrement cruel dans l’exercice de ses fonctions. Il lui revenait, comme à ses prédécesseurs, de nommer le Grand-Prêtre et de le déposer selon son bon plaisir. Ceci étant, Pilate tenait le plein contrôle de la situation dans la période de l’emprisonnement et de la crucifixion de Jésus. Pas plus que nous ne pouvons oublier qu’avant Jésus des centaines de juifs avaient déjà été crucifiés, en majorité pour avoir refusé de collaborer avec les forces d’occupation païennes. Jésus fut crucifié par des soldats romains pour crime politique, comme « Roi des Juifs ». Il suffit d’ajouter que les agissements de Ponce Pilate furent considérés exagérément brutaux, même par ses supérieurs, au point qu’il fut rappelé à Rome pour se justifier et qu’il ne redevint jamais plus procurateur.

Le supposé « jugement » de Jésus par le Sanhédrin, le tribunal rabbinique, n’est pas relaté par l’Evangéliste Jean, pas plus que par Luc, ce qui a permis de douter de l’historicité de cet épisode. Dans l’Evangile de Matthieu (27, 25), après que Pilate se lave les mains et dise : « C’est votre responsabilité », le peuple répond : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ». La phrase est la plus terrible des Evangiles par rapport au judaïsme. Le théologien grec Origène, au IIIe siècle, donna le ton sur la résonance du verset à plusieurs siècles de là : « Par conséquent, le sang de Jésus s’est répandu, non seulement sur ceux qui existaient alors, mais aussi sur toutes les générations de juifs qui suivraient, jusqu’à la fin des temps ». Curieusement, seul Matthieu rapporte cette supposée réaction en masse, tandis que Marc et Luc font la distinction entre un petit groupe de juifs convoqués par Pilate et « une grande multitude de gens » qui suivait Jésus et « se lamentait sur lui » (Luc 23, 27). L’Evangile de Jean, pour sa part, use du terme générique « les juifs » dans le récit de la Passion, qui a contribué si fortement à la croyance dans la culpabilité collective et dans les hostilités anti-juives à travers les siècles.

Il est important de souligner que les Evangiles ne furent pas écrits comme récits historiques, dans le sens moderne (c’est-à-dire comme une transcription factuelle des événements) mais comme des récits de caractère religieux. Comme il y a quatre Evangiles, les événements furent envisagés sous quatre optiques théologiques différentes. D’autre part, les Evangélistes n’ont pas travaillé avec des informations de première main. Aujourd’hui existe un consensus entre les érudits que les Evangiles datent d’au moins 40 ans après la mort de Jésus. Le père américain Raymond Brown, auteur de The death of the Messiah (La mort du messie), une étude de 1600 pages, souligne que l’intention des Evangélistes était d’évangéliser, et, par conséquent, on n’exclut pas l’hypothèse qu’aient été utilisées pour cela plusieurs méthodes, y compris la fiction.

A l’époque où fut écrit l’Evangile de Matthieu, l’Eglise et les rabbins vivaient une joute religieuse autour de l’interprétation « correcte » de la Bible juive qu’ensemble ils partageaient comme Ecriture Sainte. Minorité de plus dans la minorité juive entourée de l’hostilité du monde romain, la communauté de Matthieu se sentait dans la nécessité d’un discours apologétique pour défendre son interprétation propre et dévaloriser celle des rabbins. L’Evangile de Matthieu n’hésite pas à se prévaloir de tous les recours rhétoriques disponibles pour atteindre ses objectifs.

Un de ceux-ci était de discréditer les rivaux. C’est ainsi seulement que s’expliquent les invectives pesantes contre « les Pharisiens » (Matthieu 23, par exemple). En comparant le récit de la même scène par Marc (12, 28-34) et celui de Matthieu, on perçoit cette dernière intention. Tandis que Marc décrit un dialogue respectueux entre Jésus et un scribe, Matthieu rend compte d’une critique injurieuse adressée par Jésus aux Pharisiens en bloc. Sans aucun doute, l’Evangile de Matthieu projette-t-il dans le passé le climat de discorde entre chrétiens et rabbins constaté par ce même Evangéliste. Quoique une telle opération de marketing ait pu se justifier à cette occasion, des générations postérieures de chrétiens, oubliant le contexte historique dans lequel fut écrit l’Evangile de Matthieu, comprirent le texte comme quelque chose que l’auteur lui-même ne cherchait pas : une condamnation absolue et catégorique du judaïsme rabbinique. Et on usa - ou mieux, on abusa - au Moyen Age, de cette condamnation pour justifier la persécution contre les juifs.

Un autre moyen utilisé par les Evangélistes fut la négation de l’identification profonde de Jésus avec les enseignements des Pharisiens, visant à transformer le message de Jésus en un nouvelle religion mondiale, et, dans ce but, à le distancer du judaïsme officiel des Pharisiens. Ce n’était pas l’intention de Jésus de se distancer du judaïsme, si tant est qu’il déclara : « Mais je vous dis : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i ou le moindre point de la Loi ne passera sans que tout ne soit accompli (Matthieu 5, 18) ».

L’image négative des Pharisiens, rencontrée dans beaucoup de textes chrétiens, a produit chez les catholiques une vision gravement déformée du judaïsme. Les débats de Jésus avec les Pharisiens est signe de ce qu’il les prenait au sérieux. Jésus leur adressait ses critiques sur l’establishment religieux (les Sadducéens, l’aristocratie juive) ; c’est des Pharisiens que Jésus apprit la « règle d’or » (« Tout ce que vous désirez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux. Ceci est la Loi et les Prophètes, Matthieu 7, 12) » et la croyance en la résurrection vient d’eux. Par conséquent, les conflits et controverses relatés dans le Nouveau Testament doivent être vus comme des discussions entre frères et non comme des disputes entre ennemis. Parce que mal interprétées, les critiques de Jésus aux Pharisiens devinrent les armes des polémiques anti-juives et leur intention originelle fut détournée.

Le Vatican lui-même a reconnu que les Evangiles, quoique basés sur des faits historiques, « sont le fruit d’un travail rédactionnel long et compliqué ». On trouve l’affirmation dans les Notes pour une interprétation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Eglise catholique, document publié en mai 1985 par la Commission du Saint Siège pour les relations avec les juifs. Les Notes soulignent également que « Jésus partageait les doctrines pharisiennes avec la majorité des juifs palestiniens d’alors, par exemple (...) les formes de piété - aumône, prière, jeûne ; la coutume juive de s’adresser à Dieu comme Père ; la priorité du commandement de l’amour de Dieu et du prochain » (Notes 17).

Le Talmud rapporte le fait que, à l’époque de Jésus et dans les décennies suivantes, le pharisaïsme était divisé entre deux principales écoles de pensée, les « maisons » de Hillel et Shammaï. Dans beaucoup de cas, Jésus suivait les interprétations plus souples de la « Maison » de Hillel, dont les opinions finirent par prévaloir dans le Talmud, et prenait position contre les points de vue plus rigides et plus légalistes de la « Maison » de Shammaï, qui prévalaient alors. Il est cependant possible, que plusieurs des conflits entre Jésus et « les Pharisiens » relatés dans la Nouveau Testament aient été, en réalité, des discussions entre les Pharisiens eux-mêmes, Jésus prenant parti pour une faction contre l’autre.

Quoiqu’il en soit, le portrait des Pharisiens comme des opposants implacables à Jésus ne correspond pas à la réalité. Les Notes du Vatican nous rappellent que ce furent les Pharisiens qui prévinrent Jésus du danger qu’il courait (Luc 13, 31). Un document antérieur du Vatican, Nostra Aetate, publié en 1965 par le Second Concile du Vatican, avait déjà dénoncé l’accusation de déicide contre les juifs et condamné formellement l’antisémitisme. Le document affirme que la mort de Jésus « ne peut être indistinctement imputé à tous les juifs qui vivaient alors, pas plus qu’aux juifs d’aujourd’hui ». « L’Eglise (...) déplore les haines, les persécutions, les manifestations antisémites dirigées contre les juifs à quelque époque et par qui que ce soit ». C’était un pas de plus dans les relations catholiques-juifs.

Quoique ayant souligné la « judaïcité » de Jésus et les racines juives du christianisme, les documents du Vatican maintinrent beaucoup des enseignements de l’Eglise qui s’étaient montrés hautement préjudiciables aux juifs dans les siècles passés. Les Notes, par exemple, quoique citant avec approbation la déclaration de Jean Paul II désignant les juifs comme « le Peuple de l’Ancienne Alliance, qui ne fut jamais révoquée », affirment que le judaïsme ne peut être considéré un chemin de salut (le salut ne pouvant être atteint qu’à travers Jésus). Il affirme aussi que les juifs « furent choisis par Dieu pour préparer la venue du Christ » et que les événements et personnages de la Bible hébraïque doivent être interprétés à la lumière du Nouveau Testament (« L’Exode, par exemple représente un expérience de salut et de libération qui ne s’arrête pas à elle-même mais qui se déploie ultérieurement, s’accomplissant dans le Christ »). Cette négation du judaïsme per se constitue un obstacle au dialogue théologique. Les juifs ne peuvent accepter les prémisses, explicites ou implicites que leur rédemption dépend de Jésus-Christ.

Mais, cependant, le progrès atteint dans les relations catholiques-juifs dans les dernières décades est indiscutable. Depuis le Second Concile Vatican II, les barrières de méfiance mutuelle ont été en dissolution graduelle. De 1965 à aujourd’hui, se sont établis plus de contacts positifs qu’en toutes les mille neuf cents années précédentes. Des stéréotypes négatifs s’effacent. Des références anti-juives sont retirées des livres didactiques catholiques et des passages à implications antisémites sont enlevés de la liturgie. Les sujets des séminaires sont expurgés des préjugés du passé. Toute un génération de jeunes grandit sans être exposée à la haine qui autrefois envenimait les relations judéo-chrétiennes. Existent aujourd’hui, du moins entre les ailes modernes des deux communautés, la recherche de compréhension mutuelle et la disposition à dialoguer.

Même ainsi, le préjugé persiste encore et l’antisémitisme continue, vif et fort. En Europe, un courant de nationalisme xénophobe a provoqué en de nombreux pays des agressions contre les immigrés et contre diverses minorités, y compris les juifs. En Argentine, les attaques terroristes qui détruisirent l’Ambassade d’Israël en 1992 et le siège de la communauté juive de Buenos Aires en 1994 n’ont pas encore été élucidés. Au Brésil, les actes antisémites sont sporadiques, mais l’antisémitisme se manifeste avec une certaine fréquence au moyen d’agression verbales et de messages diffamatoires véhiculés par Internet. Citons seulement un cas : en juin 1997, un professeur de l’Université Fédérale Fluminense, en pleine salle de cours, appela « juifs dépravés » le président de l’IBGE et le président du conseil d’administration de la Compagnie Vale do Rio, récemment privatisée. La dame en question dit aussi que « l’holocauste fut peu de chose, qu’il ne devrait pas y avoir 6 millions de morts, mais 20 millions ».

Au fond, l’accusation de déicide pèse jusqu’à aujourd’hui sur le peuple juif, alimentant le sentiment de haine contre les juifs, principalement parmi les couches les moins éclairées de la population. Dans notre pays, par exemple, beaucoup de gens ne savent pas que les récents documents de l’Eglise ne considèrent plus les juifs responsables de la mort du Christ. C’est pour cela que nous investissons tellement de temps et d’énergie dans la consolidation de nos relations avec des personnes d’autres credos et, particulièrement, avec les catholiques. Plus nous aurons d’occasions de dialoguer, conscientiser et éclairer, plus nous aurons de chances de faire disparaître le préjugé. Et mieux nous réussirons à faire disparaître le préjugé, moindre sera le nombre de personnes qui se laisseront contaminer par des calomnies anti-juives.

La figure de Jésus a malheureusement été un obstacle dans les relations entre chrétiens et juifs, une justification pour l’exclusion mutuelle, une source de friction et de ressentiment. Il est d’une importance fondamentale que Jésus soit reconnu comme un lien essentiel entre les deux credos. Jésus est le pont par lequel tout le christianisme vient à être inclus dans la descendance d’Abraham et, par conséquent, co-héritière, avec les juifs, de son héritage spirituel grandiose.

Beaucoup de penseurs juifs, parmi lesquels le philosophe médiéval Maïmonide, ont considéré Jésus comme un instrument divin pour la conversion universelle de l’humanité. Selon Maïmonide : « Tous les enseignements de Jésus ouvrirent la voie à la venue du Roi-Messie et préparèrent les hommes à s’unir et à servir ensemble le Dieu unique (Mishna Torah, Hilkhot Melakhim 9, 4).

Je crois que Jésus aimerait qu’on se souvienne de lui ainsi : non comme d’une pomme de discorde, mais comme d’un artisan de paix entre chrétiens et juifs.


Bibliographie

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* Le Rabbin Henry I. Sobel est président du rabbinat de la communauté israëlite de Sao Paulo et coordinateur juif de la Commission Nationale de Dialogue religieux judéo-chrétien, organe de la Conférence Nationale des Evêques du Brésil. [Traduit du portugais par R. Gagnon]
Cet article a été publié dans Jesus de Nazaré: profeta da liberdade e da esperança. Ed. Unisinos, 1999.

 

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