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Revue SIDIC XII - 1979/2
Daniel: approche juive et chrétienne (Pag. 16 - 26)

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Traditions juives dans la vulgate de Daniel et le commentaire de Jérôme
Jan Smeets

 

Comme introduction à l'étude de l'influence juive sur la Vulgate de Jérôme et sur son Commentaire du Livre de Daniel, le Sidic propose un résumé de la thèse de doctorat du Rabbin Jay Braverman: « Rabbinic and Patristic Tradition in Jerome's Commentary on Daniel ». Cet ouvrage est une des sources utilisées par Jan Smeets dans l'article qui suit.

Le lien entre les écrits des Pères de l'Église et la tradition rabbinique fait, depuis un siècle, l'objet d'études approfondies. Celui, parmi le Pères, qui connaît de plus près l'exégèse et les traditions bibliques juives est certainement Jérôme (331-420). Il vécut en Palestine pendant les trente-trois dernières années de sa vie et fut à l'école de plusieurs exégètes juifs. Sa traduction de l'Écriture, la Vulgate, repose le plus souvent sur l'autorité des auteurs hébraïques. Mais l'influence rabbinique chez Jérôme est encore plus identifiable dans ses Commentaires où il se réfère, dans des centaines de passages, aux diverses traditions juives et à leurs interprétations bibliques. Ces traditions reflètent non seulement les opinions contemporaines, mais aussi celles de rabbins qui vécurent bien des siècles avant Jérôme.

Le trait le plus marquant de l'influence juive sur Jérôme fut sa forte conviction de la veritas hebraica, autrement dit de l'authenticité du texte hébreu de la Bible. Jérôme rompit ainsi avec la tradition chrétienne et basa sa Vulgate sur le texte hébreu et non sur la traduction des Septante ou de la V etus Latina. Son respect pour la « vérité hébraïque » influença également son attitude envers le Canon de l'ancien Testament: tout livre qui n'était pas inclus dans la Bible hébraïque ne faisait pas partie de la Bible chrétienne.

Braverman étudie Jérôme en tant qu'exégète biblique, montre les liens qui l'unissent à ses prédécesseurs, à ses contemporains et son influence sur ses successeurs. Il montre avec clarté ce que Jérôme doit, en tant que tradition juive, aux citations des Pères de l'Église (à Origène surtout), aux juifs parmi lesquels il vivait, et à sa propre créativité exégétique. Un des aspects importants du travail de Braverman est d'analyser les sources juives citeés par Jérôme, de les comparer à des extraits de la littérature rabbinique, d'en marquer les variations et de découvrir les sources antérieures ou postérieures d'une même tradition. Braverman étudie aussi les rapports entre les commentaires des Pères cherchant à établir les lignes communes et les contrastes.

Le Commentaire sur Daniel de Jérôme fut écrit en 407, après la rédaction de la Vulgate et à la fin de sa carrière. Jérôme y parle de seize traditions hébraïques. Braverman est le premier qui révèle l'existence de ces seize traditions dans la littérature rabbinique et leurs traces dans la littérature patristique.

Parmi les seize traditions juives citées par Jérôme, quatre ont leurs parallèles exacts dans la tradition rabbinique encore en vigueur; deux d'entre elles ont leurs parallèles à la fois chez Josèphe et dans la littérature rabbinique encore conservée, les deux autres ne les ont pas. Dans six autres cas elles sont présentes dans la littérature rabbinique soit partiellement soit dans des interprétations très proches; dans cinq cas, sur les six, nous savons gré à Jérôme d'avoir aidé à préserver des traditions juives partiellement « perdues ». Les six dernières traditions mentionnées par Jérôme n'ont pas de parallèles dans la littérature biblique et ne se trouvent ni chez Josèphe, ni dans la littérature patristique. Ainsi donc, nous devons à Jérôme d'avoir gardé six autres traditions perdues pour les juifs.

Dans son Commentaire sur Daniel, Jérôme cite beaucoup plus de traditions juives que ne l'avaient fait les autres Pères de l'Église et Josèphe. Une étude attentive de Jérôme est inestimable lorsqu'il s'agit de saisir plus exactement la pensée juive et la pensée chrétienne aux premiers siècles.

«Videmus enim plurimos Iudeorum ab infantia usque ad senectutem, semper discentes » . . . (Origenes, in Ep. ad Rom., Lib. II, 14).

Traduire, comme on le sait, c'est, en quelque sorte, trahir; et le degré de cette trahison dépend en grande partie du point de vue sous lequel le traducteur examine les difficultés linguistiques en présence desquelles il se trouve. Mais le danger de trahison provient encore d'autre part, notamment des interprétation multiples qui résident virtuellement en tout texte à traduire, biblique ou autre, et auxquelles se prête la lecture des textes.

En outre, pour ce qui regarde Jérôme, on sait qu'il ne possédait pas suffisamment les langues sémitiques et qu'il restait sous l'influence d'opinions qui étaient courantes parmi les juifs de son temps. Les seize années, en effet, que Jérôme consacra à la traduction de l'ancien Testament, (la Vulgate)' furent imprégnées de l'atmosphère juive qui l'entourait, puisqu'il passa ces années à Bethléem. Chaque fois qu'il le désirait, Jérôme pouvait éclairer quelque point obscur des textes étudiés, soit en s'adressant directement aux juifs de l'endroit, soit en consultant des sources écrites qui, par la force des choses, reflétaient l'interprétation juive. Par ailleurs il n'y avait personne parmi les chrétiens qui connaisse l'hébreu.

L'objet du présent article est d'étudier l'influence juive dans les ouvrages de Jérôme, en particulier l'influence exercée par le Midrash sur la traduction du Livre de Daniel et sur le Commentaire de Daniel. Quelques exemples suffiront pour en montrer la complexité.

Le Livre de Daniel

Il existe deux versions grecques anciennes du Livre de Daniel: l'une contenue dans la traduction des Septante, très différente de notre texte massorétique actuel; l'autre faite par Théodotion qui suit ce texte de très près. Dans la préface à sa propre traduction, Jérôme insiste sur la préférence qu'il convient de donner à Théodotion: « les Églises du Sauveur », écrit-il, « ne lisent pas la prophétie de Daniel selon la traduction des Septante qui est très éloignée de la 'vérité' (c'est-à-dire du texte hébraïque-araméen), et . . . c'est à bon droit qu'on l'a rejetée ». (A l'occasion, Jérôme sait néanmoins se servir de cette version « rejetée » aux dépens de Théodotion!)

1. Daniel 2, 5.8

Lorsque Nabuchodonosor, dans la deuxième année de son règne, « eut un songe, dont son esprit fut troublé » (Dn. 2,1), il fit appeler les devins de son royaume, afin qu'ils lui expliquent le songe. Les devins se récrièrent, mais le roi insista: « Milthah minni azda! », ce qui veut dire: c'est une chose arrêtée; j'ai promulgué la décision et je veux qu'on la mette à effet. Le verbe araméen « azda» (être émis, être promulgué) n'est employé dans la Bible qu'aux versets 5 et 8 (même formule) de Daniel 2.2 Les Septante avaient traduit: « apestè ap'emou to pragma» (la chose s'est éloignée de moi). Théodotion précise davantage: « ho logos apestè ap'emou» (la parole s'est éloignée de moi). Les deux traductions grecques calquent la formule, mais en faisant dévier le sens vers: « j'ai oublié la chose », c'est-à-dire le songe.

Jérôme suit mot à mot Théodotion et traduit comme lui: « Sermo recessit a me » 3 (la parole s'est éloignée de moi). Que Jérôme ait lui aussi compris la formule dans le sens d'oublier, ressort déjà de sa traduction du verset 3b « et mente confusus, quid viderim ignoro » (et dans le trouble de mon esprit, je ne sais pas ce que j'ai vu),4 tandis que le sens de l'araméen et du grec (Th. LXX) est: « je suis anxieux de connaître la signification du songe ».

Jérôme, comme nous l'avons dit, a conformé sa traduction des versets 5 et 8 aux Septante et à Théodotion; mais les deux versions grecques ont-elles leur origine dans une interprétation midrashique des versets en question? Les juifs qui, dans leurs synagogues s'étaient penchés sur le songe de Nabuchodonosor, se souvenaient de l'angoisse d'un autre souverain, à la suite d'un songe. Ils avaient remarqué que le trouble de Pharaon après le songe des sept vaches et des sept épis s'exprimait d'une manière tant soit peu différente (comparer Genèse et Livre de Daniel) et que ce fait devait avoir une signification. On trouve une explication en Genèse Rabhah, 89,5 :

« Le matin venu, son (= Pharaon) esprit fut troublé » — wattipa'em (Gen. 41,8). Nous avons ici wattipa'em, tandis qu'à un autre endroit on lit, « et son esprit fut troublé » — wattipa'em (Dn., 2.1). R. Jehudah expliquait ainsi: dans le premier cas (Gn. 41,8), Pharaon connaissait le songe et demandait seulement son interprétation; dans l'autre (Dn. 2,1) il voulait connaître à la fois le songe et son interprétation.5

D'autres explications sont encore proposées; mais celle de R. Jehudah est constante dans la tradition juive.' Sa'adja Gaon 7 (892-942) en parle à propos de Daniel, 2,1; Rashi (1040-1105) la cite deux fois dans ses commentaires sur Genèse, 41,8 et sur Daniel 2,1; Ibn Ezra (1092-1167) enfin, dans son commentaire sur Daniel 2,1. De plus, Sa'adja, Rashi et d'autres jusqu'à R. Altschuler,8 dans leurs commentaires sur Daniel 2,5, traduisent tous la formule araméenne « Milthah minni azda » comme l'avaient fait les Septante et Théodotion, par « j'ai oublié la chose ». Seul Ibn Ezra l'interprète dans le sens de « c'est une chose fixée par moi ».

Si j'ai cité ici une exégèse midrashique conforme aux traductions des Septante et de Théodotion qui ont transformé « j'ai décrété » en « j'ai oublié », ce n'est pas pour dire que cette exégèse ait été, purement et simplement, à l'origine de ces traductions' Il se peut que le lien ait été plus subtil, à peine conscient. Mais il est certain que Jérôme effectuant une traduction qui allait dans le sens des versions grecques, ne se doutait nullement de cette exégèse midrashique. Si celle-ci a influencé les versions grecques, nous avons affaire à un midrash qui n'est entré qu'indirectement et inconsciemment dans la Vulgate de Jérôme.

2. Daniel 11,30

Outre les interprétations qui sont nées des sens multiples que peut avoir un mot, il y a dans la Vulgate de vrais « targumismes ».

Un premier cas, bien connu, est celui de Daniel, 11,30. Jérôme y traduit Kittim par Romani: «Et venient trieres et Romani... » (et viendront des trirèmes et des Romains). La Vulgate s'accorde ici non pas avec Théodotion, mais avec les Septante. En effet, Jérôme se montre souvent insatisfait de Théodotion lorsque celui-ci se contente de transcrire en grec un mot dont il ne comprend pas la signification. Il remplace alors le mot de Théodotion par un mot latin, dont le sens est clair." C'est ici le cas: Jérôme remplace la vague notion de Kittim," (que Théodotion avait simplement transcrit) par Romani. Ce targumisme nous est connu par les anciennes sources juives.

Daniel 11,30a reprend en fait l'ancienne prophétie de Balaam contre Assur (Nm. 24,24): « Des flottes arriveront des Kittim et subjugueront Assur », ce que les Targums paraphrasent ainsi: le Targum d'Ongelos — « Des troupes seront rassemblées par les Romains »; le Targum du Pseudo-Jonathan — « et ils sortiront en troupes nombreuses de Liburnie 12 et de l'Italie, et ils se joindront aux légions de Constantinople »;13 le Targum fragmentaire — « de nombreuses troupes sortiront en galères 14 de la puissante province et se joindront à de nombreuses légions des Romains »; le Targum Neofiti enfin — « des troupes nombreuses à la langue insolente, sortiront en galères de la province d'Italie... A elles s'adjoindront de nombreuses légions (de Rome) ». Inversement, les Romains sont fréquemment désignés comme Kittim dans les documents de Qumrân.

La traduction de la Vulgate en Nombres 24,24, est parallèle à celle de Daniel 11,30: « Venient in trieribus de Italia » (ils viendront en trirèmes d'Italie). Nous trouvons une troisième fois les Kittim identifiés avec l'Italie, ou Rome, en Ezéchiel 27,6: Jérôme fait venir les cabines des grands vaisseaux de Tyr « des îles de l'Italie » (de insulis Italiae). Ici le Targum ajoute: « de l'Apulie » (de provincia Apuliae). Il est par conséquent sûr que la traduction de Kittim par Romani en Daniel 11,30a tire son origine d'un targumisme juif et Jérôme a peut-être choisi cette traduction sous l'influence des Septante. On pourrait en rester là avec la traduction de Daniel 11,30 par Jérôme, si nous n'avions pas trouvé dans son commentaire (Dn. 11,31) une note étrange sur le verset en question: « ces mots », écrit-il, « que nous avons interprétés par « trirèmes et Romains », doivent, selon les Hébreux, être compris comme « Italiotes et Romains » (Itali et Romani). Ces Itali au lieu des trieres étonnent: toute idée de flotte a disparu du verset.

Nous avons vu comment les Targums dans leur paraphrase de Nombres 24,24 mentionnent tous « des troupes » (d'Italie ou de Liburnie) et en même temps Rome (ou Constantinople). Seul le Neofiti mentionne des galères. On se demande donc si dans son commentaire (Dn. 11,30) Jérôme ne fait pas allusion précisément à cette union des « Italiotes » et des Romains, que l'on trouve dans les paraphrases targumiques; mais je ne pense pas qu'il en faille conclure que Jérôme a eu en mains des Targums. Fier comme il l'était de son érudition, surtout en matière hébraïque, il l'aurait mentionné avec complaisance. Mieux vaut supposer qu'il connaissait une autre source juive où troupes Italiotes et Romaines se trouvaient réunies.

3. Daniel 12.2

Dans la Vulgate de Daniel 12,2, on rencontre un deuxième targumisme. En conclusion de la prophétie sur la fin des temps il est écrit: « Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l'opprobre et l'horreur éternels ». Jérôme traduit étrangement « l'opprobre et l'horreur éternels » par « in opprobrium ut videant semper » (pour l'opprobre, afin qu'ils voient toujours).

Que voient donc les méchants? Sans aucun doute Jérôme pensait qu'ils se verraient dans la honte éternelle. Dans le texte hébreu à la parole « horreur » correspond le mot (dera'on) qui ne revient dans la Bible qu'en Isaie 66,24. Un coup d'oeil donné à la traduction de Jérôme nous apprend qu'il traduit dera'on à peu près de la même façon: egredientur et videbunt cadavera virorum, qui praevaricati sunt in me... et erunt usque ad satietatem visionis (ils sortiront et verront les cadavres des hommes qui se sont rebellés contre moi.. et ceux-ci rassasieront leurs yeux). A la fin de son livre, Isaie (66,24) comme Daniel (12,2) parle de la nouvelle ère. Faisant allusion au passage de la mer Rouge par Israël qui échappait ainsi à l'esclavage (Ex. 14,30) il conclut: « ... et Israël voyait les cadavres des Égyptiens gisant sur la plage de la mer ». Isaïe reprend ce verset et achève sa description par: « Et on sortira voir les cadavres de ceux qui se révoltèrent contre moi... et ils seront un objet d'horreur (dera'on) pour toute chair ». C'est un vrai midrash biblique sur Exode 14,30.

Jérôme ne s'est appuyé, pour sa traduction de Daniel 12,2, ni sur Théodotion ni sur les Septante qui donnent une traduction littérale; ce qui prouve que le sens littéral du mot dera'on leur était connu. Cependant, pour traduire Isaie 66,24, Jérôme a pris les Septante comme modèle; ceux-ci avaient traduit la fin du verset par « kai esontai eis horasin pasei sarki » (et ils seront unspectacle pour toute chair). On trouve dans l'édition des Hexaples par F. Field:15 encore une « autre leçon » « et ils seront eis hikanon horàn (pour voir suffisamment); cette variante est un vrai parallèle du usque ad satietatem visionis de Jérôme.

Quelle est donc la source de cette traduction de « horreur » par « spectacle » ou « spectacle rassasiant »? C'est encore le Targum! Celui-ci a divisé le terme hébraïque dera'on en deux mots qui, eux, sont courants: dej et ra'on; le mot ra'on étant regardé comme un substantif dérivé du verbe ra'ah (voir), avec la signification de spectacle, vision; et dej comme signifiant l'état construit de l'adverbe daj (assez).

Citons donc Isaie 66,24 dans sa paraphrase targumique: « et ils sortiront pour voir les cadavres des hommes qui se sont rebellés contre ma parole... et ils seront [jugés, ces impies, dans la Géhenne, jusqu'à ce que les justes disent d'eux]:" assez! avons-nousl vu »!17 Il suffit de parcourir les explications de ce verset à travers la tradition midrashique pour trouver des interprétations qui épousent parfaitement la paraphrase targumique. En voici un exemple: R. Jehudah explique la parole du psalmiste: « autour rôdent les méchants » Psaume 12,9, par: « ceci veut dire que les méchants rôderont autour des justes. Lorsque ceux-ci sortiront du jardin d'Eden pour voir les peines des malfaiteurs dans la Géhenne, ils s'en réjouiront, comme le dit l'Écriture: 'et on sortira...' (Is. 66,24) ».18 Ce texte correspond au Targum d'Isaïe et à la Vulgate de ce verset.

R. Nehemiah refuse l'opinion de R. Jehudah. Il pense, au contraire, que ce seront les pécheurs, et non pas les justes, qui sortiront: « lorsque les méchants monteront de la Géhenne pour contempler les justes assis dans le bonheur du jardin d'Eden, ils seront crispés de jalousie contre eux, comme le dit l'Écriture: « le méchant en est témoin et il s'irrite... » (Ps. 112,12).19

La traduction par Jérôme du mot dera'on en Daniel 12,2 correspond cette fois à l'interprétation de R. Nehemiah: les méchants se réveilleront in opprobrium, ut videant semper (dans l'opprobre, afin qu'ils voient toujours).

Dans les deux cas donc (Is. 66,24 et Dn. 12,2) où Jérôme traduit le mot dera'on selon la tradition des Targums, nous devinons en outre les deux opinions rabbiniques sur les « relations » entre les justes dans le jardin d'Eden et les méchants dans la Géhenne. Jérôme, bon exégète, ne souffle mot dans son commentaire sur Isaïe, ni dans celui sur Daniel, du problème posé par le mot hébraïque dera'on; ce qui signifie qu'il ne se doutait de rien: pour Isaie 66,24, il se tire d'affaire en s'aidant de la traduction des Septante (ou peut-être plutôt de la variante mentionnée par F. Field 20), et pour Daniel 12,2, en s'appuyant sur la traduction qui y est faite d'Isaïe 66,24. Ces deux traductions sont, à leur tour, entrées dans la Vulgate, sans que Jérôme fût conscient de leur origine juive.

Le Commentaire sur Daniel

Dans un article consacré au commentaire de Jérôme sur Daniel,n Jean Lataix (= A. Loisy) écrivait, à la fin du siècle passé: « Les commentaires (de Jérôme) sur l'ancien Testament sont comme un résumé d'Origène et d'autres écrivains ecclésiastiques, auquel est associée l'explication plus ou moins littérale du texte sacré, traduit directement sur l'hébreu, interprété au point de vue du chrétien, mais non sans égard aux opinions courantes du monde juif ».22 Cette description est un excellent résumé de la méthode suivie par Jérôme dans ses commentaires.

En HI Dn., Jérôme tient compte, comme il le fait d'habitude, des traditions juives et cite seize fois explicitement les Hebrei ou Iudei comme source de telle ou telle opinion. Outre ces seize cas où il nomme explicitement les juifs, il en est d'autres où les commentaires de Jérôme évoquent des passages parallèles de la littérature juive. Etant donné le grand nombre de cas qui trahissent une influence juive sur HI Dn., nous nous bornerons à examiner quelques exemples caractéristiques.

1. Traditions reçues d'Origène

Dans HI Dn. 1,3-4 et 6-4, Jérôme note: « Les Hébreux pensent que Daniel, Ananias, Misaël et Azarias étaient des eunuques et qu'ainsi s'accomplissait la prophétie d'Isaïe: 'et parmi les fils issus de toi... on en prendra pour être eunuques dans le palais du roi' (Is. 39,7).24 à moins que ne s'oppose à cela, ce qui suit: `des jeunes gens exempts de tout défaut corporel' » 25

L'opinion ici présentée était connue de Jérôme depuis longtemps. Dans son Adversus Jovinianum, écrit en 393, il l'utilisait déjà comme argument: « Les Hébreux (eux-mêmes) jusqu'à aujourd'hui estiment que Daniel et les trois adolescents étaient des eunuques à cause de la sentence divine prononcée par Isaïe lorsqu'il vint trouver Ezéchias: 'parmi les fils issus de toi, on en prendra pour être eunuques...'. Et voici leur raisonnement: si Daniel et ses trois compagnons furent prélevés d'entre les enfants de race royale et si l'Écriture a prédit qu'il y aurait des eunuques de descendance royale, il faut que ce soit eux » (Adv. Jov. L. I, § 25; P.L. 23, 244 B). Douze années plus tôt, en 381, Jérôme avait traduit quatorze homélies d'Origène où celui-ci écrivait: « Daniel, que l'on confia au chef des eunuques en même temps qu'Ananias, Azarias et Mise]. (Dn. 1,3.6) était un castrat... Comment nous parle-t-on maintenant des "fils de Daniel' (Éz. 14, 14.18), puisqu'il était un castrat selon la tradition des Juifs? » (en Éz. Hom. IV).26

Le rapprochement de Daniel 1, 3-4 et d'Isaïe 39,7, qui a donné naissance à cette exégèse, se comprend aisément, ainsi que Jérôme l'explique ci-dessus. Cette tradition est très répandue dans la littérature rabbinique. Nous la trouvons dans Sanhédrin 93 b à propos de Daniel 1,4: « des jeunes gens, exempts de tout défaut corporel, beaux de figure, ... » Le Talmud — comme le fait Jérôme — cite Isaie 39,7: « 'parmi tes fils... on en prendra pour être eunuques dans le palais du roi de Babylone'. Des eunuques, qu'est-ce que cela signifie?

Rav disait: de vrais castrats. R. Hanina: c'est parce qu'à leur époque l'idolâtrie était complètement retranchée (d'Israël), comme le dit l'Écriture: passèrent par le feu] sans qu'il y ait aucune plaie en eux' (Dn. 3,25). » Avant de citer l'opinion de Rav et de R. Hanina le Talmud mentionne celle de R. Hama bar Hananja, qui explique Daniel 1,4 de la façon suivante: « 'des adolescents exempts de tout défaut corporel...', c'est-à-dire, il n'y avait en eux, même pas la cicatrice d'une piqûre... [D'autant moins la cicatrice de la castration]. » 27 On voit que Jérôme accepte dans HI Dn. le point de vue de Rav, mais il fait une réserve, en se référant à l'argument de R. Hama bar Hananja: «A moins qu'à cette opinion ne s'oppose ce qui suit: 'des jeunes gens exempts de tout défaut corporel' », (HI Dn. 1, 3-4).

Flavius Josèphe 28 cite, lui aussi, la tradition de l'émasculation de certains fils du roi Ezéchias, en se référant à Isaïe 39,7; mais il reste dans le vague: ces « certains d'entre eux » peuvent être Daniel, Azarias, Ananias et Misaël, mais aussi bien d'autres qu'eux.

Jérôme revient une deuxième fois sur cette tradition en HI Dn. 6,4. Les ministres et les satrapes veulent la tête de Daniel, trop en grâce auprès de Darius le Mède. Les voici qui cherchent un motif d'accusation; « c'est pourquoi » dit le commentaire, les princes et les satrapes cherchèrent à accuser Daniel 'ex latere regis' (du côté du roi). Ce ex latere regis est une traduction fausse. On ne la trouve ni en Théodotion, ni chez les Septante, ni dans aucun des fragments de la Vetus Latina, ni dans la Vulgate elle-même; elle est surtout inconnue de la tradition juive. On ne peut la comprendre que par le latin: le ex latere regni, de la Vulgate 29 est un calque qui ne donne pas de sens en latin et appelle de soi la correction ex latere regis. Cette variante du commentaire s'est glissée au cours des siècles dans la Vulgate elle-même.

Or il est curieux de voir Jérôme rattacher l'exégèse juive concernant la castration des jeunes hébreux précisément à la formule ex latere regis. « Les Hébreux, écrit-il, imaginent ici quelque chose d'étrange: "le côté du roi", c'est la reine ou ses concubines et les autres femmes qui couchent à son côté. On cherchait donc un grief en ce domaine pour pouvoir accuser Daniel, de fautes commises en paroles, attouchements, gestes, ou messages. "Mais on ne pouvait trouver aucun motif de soupçon" (Dn. 6,5) parce qu'il était eunuque et ne pouvait donc être accusé de relations coupables ». Jérôme juge que cette explication est « une fable », et il entend lui-même la formule simplement ainsi: on ne trouvait Daniel coupable d'aucune faute commise contre l'intérêt du roi.

L'interprétation qui explique « le côté du roi », au sens de: son épouse, fait penser à Ève créée de la côte d'Adam! Il y a plus: un midrash sur le second livre de Samuel 16,13 et sur le Psaume 38,18 met le tselah (flanc) du premier verset en rapport avec Bethsabée: « Sémei suivait du même pas, au flanc de la montagne, en insultant Daniel »; ceci signifie que Sémei lui rappela « ce qui s'était passé avec la côte (tselah) »,e c'est-à-dire, comme l'explique le midrash aussitôt après, avec Bethsabée. D'autre part le Midrash Megillah mentionne comment des ennemis de jeunes juives les accusent auprès de Nabuchodonosor de crimes sexuels:

« Esther appela Hatak » (Est. 4,5). Hatak c'est Daniel. Et pourquoi l'appellet-on Hatak? Parce qu'il avait tranché (verbe lyatak),31 — lui et ses compagnons — sa masculinité dans les jours de Nabuchodonosor, le méchant... Les ennemis d'Israël les avaient calomniés en disant...: Ces juifs, que vous avez emmenés, se prostituent avec les servantes du roi et avec les femmes des ministres! A peine Daniel et ses compagnons eurent-ils entendu cela, qu'ils se tranchèrent (hatak) leur masculinité, parce qu'il est dit: « ainsi parle le Seigneur 'aux eunuques, qui gardent mes shabbats...' » (Is. 37,4).

A ce moment Nabuchodonosor bouillonnant de fureur, donna l'ordre de les conduire auprès de lui. Alors ils dirent: Monseigneur, loin de nous de faire une telle chose, parce que Dieu a défendu justement à Israël de commettre l'adultère et de se prostituer. Il est prescrit: « tu ne feras point l'adultère » (Ex. 20,14). Ils lui montrèrent l'émasculation, et le roi en fut heureux. Voilà pourquoi on appela Daniel Hatak ».32

La tradition qui identifie Hatak, l'eunuque du palais royal, avec Daniel est assez répandue. On la trouve dans le Targum d'Esther 4,5, qui change cependant le jeu de mots: on appelle Daniel Hatak « parce que c'est selon la parole de sa bouche, que se tranchaient (hatak) les affaires du royaume » (cf Dn. 6,2). Esther Rabbah VIII, 4, ajoute que « Nos maîtres là-bas (en Babylonie) disent: Hatak c'est Daniel, parce qu'il [Assuérus] l'avait retranché (hatkuhu) de sa dignité ».

Nous avons vu plus haut que Jérôme connaissait la tradition sur la castration de Daniel et de ses trois compagnons par l'intermédiaire d'Origène. Jérôme n'était pas le seul à connaître l'exégèse juive dont une bonne partie était parfaitement connue du monde chrétien bien avant lui, surtout grâce à Origène. Jérôme donne en outre l'impression de ne pas connaître explicitement la tradition du Midrash Megillah sur l'auto-émasculation des quatre jeunes gens. Il renvoie simplement à la tradition selon laquelle ils étaient des castrats. Mais la mention par Jérôme des crimes sexuels, dont les ministres de Nabuchodonosor les accusent, pourrait bien être un vestige de la tradition du Midrash Megillah. Dans les deux cas, c'est précisément l'émasculation qui fait échouer la machination des ministres!

Quant à la « curieuse interprétation » de ex latere au sens de « la femme », Jérôme doit la connaître par ouï-dire. Il l'aura rattachée arbitrairement à l'expression ex latere regis du commentaire, traduction que la tradition juive ne connaît pas.

2. Traditions perdues

En HI Dn. 11,12-13: Jérôme note: « Les Hébreux cherchent à comprendre pourquoi Daniel et les trois enfants ne sont pas entrés chez le roi avec les autres sages et ont été pourtant inclus dans la sentence qui les condamnait à périr. Ils expliquent cela en disant qu'au moment où le roi promettait des richesses, des cadeaux et l'honneur suprême, les juifs ne voulurent pas se présenter pour ne point paraître convoiter ambitieusement les richesses et les dignités des Chaldéens; ou plutôt que les Chaldéens eux-mêmes, avec leur gloire et leur science, sont entrés seuls, espérant être gratifiés seuls; mais ensuite ils ont voulu avoir comme compagnons de danger ceux qu'ils avaient rejetés au moment où ils espéraient parvenir au succès. »

L'opinion que Jérôme attribue ici aux juifs a, en effet, une saveur midrashique, mais on ne trouve dans les sources rabbiniques aucun texte qui traite du pro-blême mentionné. Il est donc possible que dans son commentaire sur Daniel 2, 12-13, Jérôme soit le témoin d'une tradition juive ancienne, qui s'est ensuite perdue. Des cas analogues se retrouvent dans les commentaires de Jérôme.

A en juger par le latin de la péricope, il sembleque Jérôme ait voulu légèrement modifier la tradition juive. Le aut certe (ou plutôt) nous livre vraisemblablement sa propre pensée sur la question.

3. Traditions reçues des juifs

HI Dn. 7,7a: « Je regardai encore dans ma vision nocturne, et voilà une quatrième bête terrifiante, monstrueuse et d'une force extrême ». Les exégètes juifs et chrétiens ont pensé qu'il s'agissait ici de l'empire romain. « Je suis assez surpris », écrit Jérôme à propos de ce verset, « qu'ayant utilisé pour les trois empires de Babylone, des Mèdes et des Perses, et des Grecs, les métaphores de la lionne," de l'ours et du léopard, l'empire romain ne soit comparé à aucune bête. C'est peut-être pour rendre la bête plus terrifiante que l'Écriture en tait le nom, et qu'en imaginant tout ce qu'il y a de plus féroce, on pense aux Romains. Les Hébreux estiment que ce qui n'est pas exprimé ici est dit dans les Psaumes: « le porc sauvage de la forêt l'a ravagée [la terre d'Israël] et le sanglier l'a dévorée » (Ps. 80 [Vulg. 79], 14). Nous n'avons pas de peine à retrouver dans la littérature rabbinique la tradition à laquelle Jérôme fait ici allusion. Il suffit de consulter le Midrash sur le Psaume 80,14:34

« Quatre bêtes énormes surgirent de la mer » (Dn. 7,3). R. Pinhas et R. Hilqiah disaient au nom de R. Simon: Pourquoi le prophète 35 ne précise-t-il pas le nom de la bête qui symbolise le quatrième empire? Moïse et Asaph l'avaient déjà fait! Moïse avait dit: « le porc qui a le sabot fendu sera immonde à vos yeux » (Lv. 11,7). De même que le porc montre son sabot fendu comme pour dire: « moi je suis pur »,36 ainsi Esaü n le méchant plaide devant le tribunal pour justifier ses violences, ses vols et ses rapines avec tant de hardiesse, qu'on croirait ses procédés justes. Et Asaph a déclaré: « le sanglier de la forêt l'a dévastée ».

Aussitôt après, les deux rabbins rapportent l'action perverse d'un gouverneur romain, qui fit un jour exécuter quelques personnes pour avoir pratiqué la sorcellerie, l'adultère et le meurtre, mais qui en même temps avouait à son assesseur avoir lui-même commis ces trois forfaits en une seule nuit: « c'est cela qui est exprimé dans le verset du psaume: « le sanglier de la forêt l'a dévastée ».38

L'identification de l'empire romain avec le sanglier (porc) est ancienne et très répandue dans la littérature rabbinique." L. Ginzberg écrit dans Legends of the Jews (vol. V,- p. 294, note 163), qu'elle a son origine dans l'emblème que portait la légion romaine 40 stationnée en Palestine et qui était le sanglier.

Il est à noter encore qu'on trouve aussi dans la littérature rabbinique une explication voisine de l'hypothèse de Jérôme, à savoir que, si la quatrième bête de la vision de Daniel 7,7, n'a pas de nom, c'est qu'elle était peut-être encore plus terrifiante que tout ce qu'on peut imaginer de plus sauvage parmi les bêtes.

Le Leviticus Rabbah 13,5, cite Daniel 7,7 et ajoute: « Le porc se rapporte à Seir [Edom, c'est-à-dire Rome]... R. Johanan disait: la quatrième bête était égale aux trois autres ensemble en férocité. R. Simeon ben Laqish disait: elle était encore plus vigoureuse ». Et il explique Ézéchiel 21,19: « et toi, fils de l'homme prophétise... que l'épée redouble ses coups par trois fois! » par: la terreur inspirée par Rome sera sextuplée!

Je croirais ici plutôt à une simple coïncidence entre l'exégèse de Jérôme et celle des deux rabbins. Cette exégèse s'appuie sur un raisonnement logique, bien que R. Simeon argumente aussi à partir d'un texte scripturaire. De tels cas de coïncidence doivent nous mettre en garde: il convient de ne pas voir des exégèses juives dans les écrits de Jérôme partout où l'on constate une ressemblance.

4. Un curieux parallèle

Le commentaire de Jérôme sur la prophétie des soixante-dix semaines de l'ange Gabriel (Dn. 9, 24-7) est la plus étendue du livre. Jérôme insiste d'abord sur les termes « ton peuple et ta ville sainte » (y. 24a). « ... L'ange Gabriel, écrit-il, parle au nom de Dieu en disant [à Daniel]: ce n'est point le peuple de Dieu, mais ton peuple; et ce n'est pas la Ville Sainte de Dieu, mais ta ville sainte, comme tu le dis toi-même! Nous lisons quelque chose de semblable dans l'Exode, lorsque Dieu dit à Moïse: « descends, parce que ton peuple s'est perverti » (Ex. 32,7a), c'est-à-dire, non pas mon peuple, parce qu'il m'a abandonné. »

Cette explication fait aussitôt penser à la paraphrase 41 par laquelle Jérôme commente la formule du y. 26 et non erit eius (et... ne sera pas à lui) disant: « et il ne sera plus son peuple, [le peuple] qui le reniera ». De telles interprétations n'ont rien d'étonnant dans un écrit patristique.

Ce qui peut surprendre, c'est qu'il y ait une série de commentaires midrashiques qui rattachent l'interprétation: « c'est ton peuple, et non le mien », non pas à Daniel 9,24, mais bien au reproche du Seigneur à Moïse (Ex. 32,7), que Jérôme cite dans son commentaire.

Ces explications midrashiques sont beaucoup plus longues que la phrase sèche et tranchante en laquelle se résume tout le commentaire de Jérôme sur ce verset. Nous y assistons à une espèce de pourparler diplomatique entre le Seigneur et Moïse, le chef du peuple élu. En voici un exemple: le peuple voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, où le Seigneur lui avait livré les dix paroles, pressa Aaron de fabriquer le veau d'or (Ex. 32, 1-7)

... lorsqu'ils eurent fait le veau, le Seigneur s'irrita contre eux; Moïse vint l'apaiser, mais il les renia en disant: « ils ne sont pas mon peuple », comme il est dit: « parce que ton peuple s'est corrompu » (Ex. y. 7). Le Seigneur, béni soit-il, les dépouilla 42 alors de leur parure, selon ce qu'il est écrit: « et les enfants d'Israël furent dépouillés de leurs ornements » (Ex. 33,6)... Mais Moïse dit: « ils sont ton peuple et tu ne peux pas les renier », comme il est dit: « pourquoi, Seigneur, ton courroux s'enflammera-t-il contre ton peuple? » (Ex. 32,11). «Tu dois te réconcilier avec eux, parce qu'ils sont tes enfants ». Le Seigneur se réconcilia immédiatement avec eux, selon la parole de l'Écriture: « et le Seigneur regretta le mal qu'il avait voulu faire à son peuple » (Ex. 32,14).43

On relève des différences dans ces commentaires midrashiques sur Exode 32,7, mais ils sont toujours identiques pour l'essentiel. Moïse se tire parfois de cette situation pénible avec un sang-froid qui rappelle le raisonnement d'un Kafka:

Moïse dit au Seigneur: « ne m'as-tu pas dit 'ton peuple s'est corrompu?' ton peuple et non mon peuple! Si donc c'est mon peuple qui a péché et non le tien, alors pourquoi, Seigneur ton courroux s'enflamme-t-il contre ton peuple? » (Ex. 32,11).44

Si le commentaire de Jérôme fait écho à une exégèse juive, — Jérôme n'en dit rien — la différence entre les deux ne réside pas seulement dans le fait que l'exégèse juive parle seulement d'un moment d'irritation du Seigneur contre son peuple; chez Jérôme il s'agit d'une thèse théologique, selon laquelle le Seigneur aurait une fois pour toutes renié Israël son peuple en faveur des chrétiens.45 La teneur des deux explications est, par conséquent, très différente.

Nous avons vu que Jérôme finit son commentaire sur Daniel 9, 24-27, par une description (mêlée d'éléments qui sont de Jérôme lui-même) de « ce que les Hébreux pensent de cette péricope ». Jérôme n'arrive à sa présentation de la tradition hébraïque qu'après un long exposé sur les opinions des écrivains chrétiens. Il cite d'abord Jules l'Africain, puis deux fois Eusèbe de Pamphylie, passe la parole à Hippolyte, cite Apollinaire de Laodicée, résume Clément d'Alexandrie et termine la revue des écrivains chrétiens par une citation de Tertullien. C'est alors qu'il résume la tradition juive ut sensus manifestior fiat (afin que le sens de la péricope en devienne plus clair).

Dans ce résumé, immédiatement après sa propre explication de la formule et non erit eius (y. 26), Jérôme ajoute celle des juifs: « ... ou comme ils [les juifs] le disent: il ne possédera pas l'empire, qu'il s'imaginait retenir ». La paraphrase évoque, en effet, une interprétation juive. Elle s'oppose à la conviction chrétienne du pouvoir universel du Jésus-Messie, comme nous la lisons par exemple en Matthieu 28,18, « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur terre ». Cependant on ne la trouve pas dans les sources juives anciennes ou médiévales.

Je crois que cela n'est pas étonnant. L'interprétation semble née d'un débat entre juifs et chrétiens, plutôt que d'une exégèse traditionnelle dans le judaïsme. Les juifs prétendent que la paraphrase de Jérôme ne s'impose pas grammaticalement: on peut comprendre aisément d'une autre façon la formule biblique. Les juifs d'ailleurs n'ont jamais tenu Jésus de Nazareth ressuscité pour l'« oint » (meshiah) de Daniel 9,26, ce qui au contraire était le cas de l'exégèse chrétienne. La formule ut illi dicunt (comme ils le disent) n'introduit donc pas ici une exégèse juive, mais se rapporte à une ancienne discussion entre juifs et chrétiens.

Conclusion

Si nous faisons le bilan des commentaires présentés ci-dessus, il en résulte une image assez complexe. Il y a des cas où la Vulgate évoque un arrière-fond midrashique parce que Jérôme fonde sa traduction sur les versions grecques anciennes. Ainsi la traduction: « j'ai oublié » le songe (Dn. 2,5,8), qui repose sur une interprétation de Théodotion, évoque le midrash sur l'oubli du songe par Nabuchodonosor, sans que Jérôme en soit conscient. La traduction de Kittim par Romani (Dn. 11, 30), et celle de dera'on par ut videant semper (Dn. 12,2), révèlent une influence targumique, celle-ci probablement intervenue aussi par l'intermédiaire des versions grecques (Septante ou autres).

Dans son Commentaire sur Daniel, Jérôme emprunte parfois une interprétation juive à d'autres écrivains chrétiens. Celle par exemple concernant la castration de Daniel et de ses trois compagnons (HI Dn. 1, 3-4) lui vient des écrits d'Origène. Jérôme peut être aussi un témoin précieux pour un midrash, aujourd'hui disparu des sources juives: par exemple en HI Daniel 2,12-13, où il mentionne un problème que les juifs ont résolu en insistant sur la modestie vertueuse des quatre jeunes gens.

Trois exemples montrent une dépendance directe de Jérôme de ses sources juives: 1) lorsqu'il identifie la quatrième bête de la vision (HI Dn. 7,7) avec le porc du Psaume 80,13; 2) lorsqu'il écrit que les juifs interprètent l'expression ex latere (au coté de) dans le sens d'une épouse. Mais il semble, que Jérôme ne connaisse cette tradition que vaguement, par ouï-dire; 3) lorsqu'il affirme, que les juifs veulent qu'on comprenne « les trirèmes » et « les Romains » dans le sens d'« Italiotes » et de Romains. Cette dernière interprétation prouve une certaine dépendance des Targums sur Nombres 24,24; mais il est difficile de préciser davantage.

L'explication d'Exode 32,7, que Jérôme fait en HI Daniel 9,24s a beaucoup de parallèles, mais Jérôme ne cite pas ici de source juive. Est-ce-qu'il ne se donne pas la peine de se référer aux juifs? Est-ce-qu'il a emprunté son explication à un autre écrivain chrétien? Où est-ce que nous avons affaire à une simple coïncidence? On ne le sait pas.

Certaines interprétations, enfin, que Jérôme attribue aux juifs, ne se rapportent pas à un midrash traditionnel. Nous en avons un exemple en HI Daniel 11,26. L'interprétation: « il ne possèdera pas l'empire qu'il s'imaginait retenir », n'est pas une exégèse traditionnelle dans le judaïsme; elle est plutôt la trace d'une discussion entre juifs et chrétiens.

Les limites imposées par le présent article, ne nous permettent pas de traiter plus longuement du problème de l'influence juive dans la Vulgate de Jérôme et dans son commentaire sur Daniel. Concluons en insistant sur l'habitude qu'avait Jérôme de consulter les interprétations de la Bible fournies par les juifs de son temps; ceci prouve au moins que Jérôme était convaincu du
grand profit qu'un chrétien pouvait tirer de l'interprétation juive de la Bible pour une étude approfondie des Écritures.



Le P. Jean Smeets est membre de la communauté bénédictine de Rome chargée de préparer une édition à*tique de la Vulgate de Jérôme. L'étude de la plupart des livres de l'ancien Testament est à présent achevée et l'ouvrage est publié par la Polyglotte Vaticane. La part du P. Smeets dans ce travail en commun est de chercher à découvrir l'influence de la tradition juive dans la traduction de Jérôme.
1. Citée selon l'édition de Stuttgart, 2e éd., 1975.
2. On le trouve plusieurs fois dans le Talmud, où il peut avoir le sens d'« oublier » (Ned. 41a et le Commentaire de Rashi), mais aussi de « décréter » (B. Metzia 116b). M. Jastrow, A Dictionary of the Targumim, the Talmud Babli and Y erushalmi, and the Midrashic Lite-rature, New York, Pardes 1950, vol. p. 36-37, donne azda sous deux titres.
3. C'était déjà la traduction de la Vetus Latina (E. Ranke, Par Palimpsestorum Wirceburgensium, Vindobonae 1887, p. 378).
4. Le Commentaire sur Daniel 2,5 parle dans le même sens.
5. Le Midrash Rabba sera toujours cité selon l'édition de la Soncino Press, London, 3e éd., 1961. (La division des éditions hébraïques courantes est généralement différente de celle de l'édition Soncino).
6. Cf. Tanhuma, « Miqetz » 2 (au commencement); Yalk. Shim. II, 1060.
7. Les commentateurs médiévaux et postérieurs sont cités selon les Miqraoth Gedoloth, Jérusalem 1961.
8. R. David Altschuler a écrit deux commentaires sur les Hagiographes et sur les Prophètes intitulés Metsudath Tsion et Metsudath David; ces Commentaires furent publiés par son fils Hillel en 1775.
9. L'insistance avec laquelle Nabuchodonosor (y. 5) veut connaître « le songe et son interprétation » suggère plus ou moins le sens d'« oublier »; mais elle suggère également l'explication midrashique de R. Jehudah.
10. J'ai trouvé six cas.
11. Dans la Bible Kittim désigne en premier lieu les Chypriotes et en second, les peuples du bassin médite ranéen.
12. Partie de l'antique Illyrie.
13. La nouvelle Rome.
14. Galères: littéralement « navires de Liburnia », c.à.d. navires légers. Voir A. Diez Macho, Neophyti 1, Madrid, 1974, t. IV, Numeros p. 448, note 7.
15. F. Field, Origenis Hexaplorum ... fragmenta, Oxonii, 1885, T. II, p. 566; cf. J. Ziegler, Isaias, Gattingen 1939, p. 370; Cyprien et Tertullien traduisent eux aussi selon les LXX ou « l'autre leçon ».
16. Insertion du Targumiste.
17. L'exclamation exprime la satisfaction: « Ce spectacle nous satisfait », cela correspond à nos désirs.
18. Lev. R. XXXII, 1; cf. Qo. R. VII, 14 § 3. Cité par Rashi et Qo. 7,14; Midrash on the Psalms, Ps. 12,8 (éd. W. Braude, New Haven, 1959, vol. I, p. 173-1974; ib. vol. II, p. 385, Ps. 149,6).
19. Lev. R. XXXII, 1; cf. Yalk. Shim. II, 659. Des midrashim comme ceux que nous avons cités peuvent être à l'origine de certains textes néotestamentaires, tels que la parabole de Lazare: le mauvais riche voit Lazare bienheureux dans le sein d'Abraham. Les bienheureux de l'Apocalypse exaltent le Seigneur, lorsqu'ils voient la destruction de Babylone (Ap. 18,21; 29,5 s).
20. Voir note 15.
21. Cité désormais comme HI Dn., selon le C.C. (Corpus Christianorum) LXXV A; on le trouve également dans la P.L. (Patrologia Latina) XXV, 491-591. Le Commentaire date d'environ 407 et il est un des derniers de Jérôme.
22. J. Lataix, « Commentaire de saint Jérôme sur Daniel », Revue d'Histoire et de Littérature Religieuses, vol. II (1897), p. 164; la division de la citation a été ajoutée.
23. Il existe sur le sujet une thèse: Jay Braverman, « Rabbinic and Patristic Tradition in Jerome's Commentary on Daniel », New York, Yeshiva University, 1970. J'ai tiré grand profit de cette excellente étude, publiée depuis sous le titre: Jerome's Commentary on Daniel, Washington, Catholic Biblical Association of America, 1978.
24. Ou II Rois, 20,18. Sur la tradition voir: Ginzberg, The Legends of the Jews, Philadelphia 1968, vol. VI, p. 368, note 88; p. 415, note 78.
25. La phrase « si autem — David » est une parenthèse de Jérôme. L'édition du C.C. devrait l'indiquer, comme le fait la P.L. XXV, 496 B.; faute de l'avoir fait, le texte de Glorie aboutit à un non-sens.
26. Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte (Leipzig), Origines, t. VIII, p. 366, n. 5; P.L. XXV, 725-726.
27. Cf. Sanh. 93a (milieu). R. Johanan et autres: Daniel et ses compagnons retournent en Eretz Israël et « engendrent des fils et des filles »; Yalk. Shim. II, 570,1060 § 3; J. Shabb. VI hal. 9: ils étaient des castrats mais « furent guéris ».
28. Josephus, Jewish Antiquities, Books IX-XI (Loeb
Classical Library, vol. VI), Heinemann, London 1937, X,186; X,33.
29. Selon les meilleurs mss; cf. éd. Stuttgart.
30. Midrash on Psalm 3,1 (Braude, op. cit., vol. I, P. 53); cf. Sanh. 107 a; Yalk. Shim. II; 151, 734. Tsilathi peut signifier « ma femme », en hébreu talmudique et moderne. On trouve chez les Pères grecs: pleura (côte), employé dans le sens de « épouse »: G.W.H. Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 1092 a; ainsi que chez les Latins, latus, cf. A. Blaise, Dictionnaire Latin-Français des Auteurs Chrétiens, Strasbourg 1954, p. 489 a.
31. Jeu de mots: Hatak - hatak.
32. Midr. Meg. dans Semitic Studies in Memory of Rev. Dr. Alexander Kohut, Calvary, Berlin 1897, p. 176. On trouve aussi le texte dans Eisenstein, Otsar ha-Midrashim, New York 1915, p. 606. Cf. Meg. 15 a (milieu); B. Bathra 4 a (milieu); Yalk. Shim. II, 1056.
33. Traduction de la Vulgate, influencée par Théodotion et les LXX qui avaient traduit léaina (lionne) au lieu de « lion ».
34. Braude, t. II, p. 51.
35. Remarquer le nom de « prophète » pour Daniel.
36. Cf. Lev 11,3: rappelle l'horreur juive pour le hazir, le porc « impur ».
37. Autre nom péjoratif pour désigner Rome: voir Ginzberg, op. cit., vol. V, p. 372, note 425; p. 272, note 19.
38. Braude, t. II, p. 51-52.
39. Cf. Lev. R. XIII, 5. Parallèles qui ne mentionnent pas Dn. 7,7: Gen. R. LXV, 1; Lev. R. XIII, 5; Midr. Ps. 120,6 (Braude, t. II, p. 293); Ab. de R. Nathan XXXIV, texte A.
40. Quelle légion?
41. A la fin du Commentaire sur Daniel, 9,24-27, dans la description de la tradition hébraïque, C.C. p. 887, r. 581-582: P.L. XXV, 552 B. Dans le C.C. on aurait dû imprimer: populus qui eum negaturus erit en caractères romains; cela n'est pas une citation biblique mais un commentaire qui s'est glissé assez tôt dans le texte même de la Vulgate. Nous avons vu un autre cas de ce genre en Dn. VI, 4, ex latere regis.
42. Traduction du réflexif par le passif, qui à son tour à la signification de: Dieu dépouilla.
43. Ex. R. XLVI, 4; cf. XLI, 7, XLII, 3, 6; Nm. R. II, 15; Dt. R. I, 2; Qo. R. VI, 9; Yalk. Shim. I, 852, II, 445; Pes. R. Kah. 128 b; Pirqé R. Eliézer c. XLV.
44. Ex. R. XLIII, 7.
45. Comme on le sait, le nouveau Testament apporte fort peu de preuves à l'appui de cette thèse.

 

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