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Un chrétien étudie le Talmud à l’université hébraïque de Jérusalem
Pierre Lenhardt, N.d.S.
L'auteur de ces lignes, à la demande de SIDIC, se propose de dire pourquoi et comment il étudie le Talmud à l'Université Hébraïque de Jérusalem.
Pourquoi étudier le Talmud? Parce que le Talmud, expression centrale de la Tradition d'Israël, informe directement, en ses racines profondes, la foi chrétienne. L'étude du Talmud n'est pas une activité marginale, une spécialisation « utile » dans le champ varié de la recherche théologique. On étudie le Talmud parce que le peuple juif, sa Tradition et son Talmud, demeurent, après la résurrection de Jésus Christ, positivement orientés vers Dieu. L'étude du Talmud, pour un chrétien, n'a pas de sens s'il n'éprouve pas, malgré les difficultés et les obscurités, que la Parole de Dieu, reçue dans la Tradition juive, lui permet de mieux vivre du Verbe. Cette conviction, qui qualifie chrétiennement l'étude, est également requise si on veut avoir quelque chance d'étudier le Talmud, de façon durable, auprès de maîtres juifs.
A l'école des juifs
Pour étudier le Talmud, il faut se mettre à l'école des juifs. Ceci peut paraître évident, mais il n'est pas inutile de le dire dans la mesure où le Talmud, imprimé et traduit en langues modernes, semble accessible à l'enquête scientifique, objective, de « spécialistes ». Certes, un contact extérieur peut, dans certains cas, apporter une note utile à l'exégèse ou à la spiritualité chrétienne. Mais il est toujours dangereux d'extraire un détail de son contexte et, de toutes façons, une telle « utilisation » du Talmud est dérisoire par rapport au profit que l'Eglise pourrait tirer d'une véritable écoute et étude de la Parole de Dieu au contact du judaïsme vivant. En réalité le Talmud, bien qu'il soit écrit, se situe à l'intérieur de la Tradition religieuse juive, fondamentalement orale, dont il n'est que l'aide-mémoire. Pour étudier le Talmud il faut le recevoir de juifs qui s'en nourrissent, qui le portent en eux et qui le continuent. Traductions, dictionnaires et concordances ne peuvent, dans ce domaine, ouvrir la porte du sens, qui reste fermée aussi longtemps que des juifs n'acceptent pas d'en donner la clé.
La communication du Talmud aux chrétiens ne semble pas, de nos jours, poser aux juifs de question de principe. Dans la mesure où le Talmud n'est plus considéré par les chrétiens comme une littérature anti-chrétienne, voire satanique, qu'il faut censurer ou brûler, le judaïsme n'a plus à défendre son Talmud par le refus de le communiquer. Une méfiance demeure, certes, chez beaucoup de juifs qui ne sont pas encore persuadés que l'Eglise ait sincèrement abandonné tout projet de « mission » auprès des juifs. Il reste, de toutes façons, du côté juif une certaine réserve vis à vis de l'étudiant chrétien, aussi longtemps que celui-ci n'a pas manifesté, par sa persévérance, que l'étude du Talmud a pour lui un sens positif et un intérêt vital.
La première condition à remplir est donc, pour le chrétien, quel que soit le cadre dans lequel il étudie, la persévérance dans les débuts. Il faut des mois, des années pour acquérir les rudiments: hébreu, araméen, terminologie, genres littéraires, histoire du judaïsme ancien. Seul un pénible effort, dont les limites sont indéterminables a priori, permet à l'étudiant chrétien de confirmer sa conviction et d'obtenir la confiance de son maître juif.
C'est alors seulement que se pose, différemment pour chacun, la question de savoir comment poursuivre l'étude du Talmud pendant toute une vie. Pour certains la seule voie possible est celle de l'étude privée pendant les temps de loisir. Cette voie n'est pas la moins riche, ni la moins noble. Mieux que tout autre, elle manifeste que le chrétien, comme le juif et à son exemple, doit étudier la Parole de Dieu avec désintéressement.
Pour d'autres il est possible de poursuivre à long terme, de façon principale et intensive, l'étude du Talmud. Un tel engagement, même s'il vise à l'efficacité et à des résultats mesurables, doit rester marqué de désintéressement. En effet dans la situation actuelle de l'Eglise et des sociétés issues de la « chrétienté », il faudra attendre longtemps avant que les études talmudiques suscitent parmi les non-juifs un large intérêt et permettent en fait des activités « rentables ». Il est encore moins pensable, à supposer que ce soit techniquement et moralement concevable, qu'un chrétien puisse enseigner le Talmud à des juifs. Le domaine de la recherche et des publications ne peut, lui non plus, mener à des résultats valables, car pour apporter, à ce niveau, une contribution vraiment utile, il faut être talmudiste depuis l'enfance. La seule activité qui puisse concrètement être envisagée est l'aide à des débutants chrétiens, au premier stade évoqué plus haut.
Dans ses difficiles commencements le débutant chrétien, qui reçoit l'essentiel de son maître juif, peut avoir besoin de l'aide fraternelle, déjà expérimentée, d'un moins débutant que lui. Il y a donc, malgré toutes les limites qui viennent d'être précisées, un débouché concret pour le chrétien, qui se sent appelé à l'étude principale et intensive du Talmud.
Il faut également, bien entendu, mentionner, parmi les activités possibles, certaines tâches d'Eglise dans le domaine de l'information et de la communication. Cependant, pour nécessaires qu'elles soient, de telles activités restent secondaires par rapport à l'étude, qui est étude de la Parole de Dieu et dont aucune activité ne peut être le moteur, ni la mesure.
De toutes façons, pour que l'aide aux débutants chrétiens soit efficace, pour que l'information donnée soit exacte, l'étudiant talmudiste doit poursuivre son effort à longueur de vie à l'écoute de maîtres juifs autorisés.
Où se trouvent de tels maîtres, qui acceptent d'enseigner le Talmud à des chrétiens?
On pense bien entendu, en premier lieu, aux Yeshivot, par lesquelles s'est transmise et se maintient principalement aujourd'hui la tradition orale et vivante du judaïsme. Les Yeshivot sont très diverses et correspondent à tous les cas qui se présentent du côté juif: langues, mentalités, âges différents. Elles ont toutes en commun leur caractère juif et exclusivement juif. On ne saurait leur reprocher cet exclusivisme si on comprend que leur but est de former des juifs pratiquants et capables de transmettre la tradition d'Israël à d'autres juifs.
Aussi les Yeshivot, jusqu'à preuve du contraire, n'ont-elles pas de place pour un étudiant chrétien. C'est peut-être regrettable, à plusieurs points de vue qu'on ne peut développer ici, mais il y a là un fait qu'il faut accepter de bon coeur, dans le repect absolu d'une position juive qui vise à maintenir l'intégrité d'une institution essentielle à la vie du peuple.
Il y a ensuite les universités ou instituts universitaires juifs qui, à la différence des Yeshivot, ouvrent plus ou moins largement leurs portes à des étudiants chrétiens. Il est inutile d'énumérer ici les noms et les lieux de ces centres d'études juives. L'auteur de ces lignes tient cependant à mentionner l'Institut International d'Etudes hébraïques de Paris, où pendant des années il a été accueilli avec amitié et dirigé avec compétence, tout spécialement par le Rabbin David Berdah, de mémoire bénie.
Pour en venir à l'Université Hébraïque de Jérusalem, le fait qu'elle soit « hébraïque » et non « juive », indique qu'elle se veut active dans toutes les disciplines et ouverte à tous les étudiants, de quelque religion qu'ils soient. En raison cependant de sa situation unique dans le monde, et dans le monde juif en particulier, l'Université Hébraïque donne la première place à la Faculté des « Sciences de l'Esprit ». Parmi celles-ci viennent en premier: Bible, Talmud, philosophie et mystique juives, langue hébraïque.
Le Département du Talmud a, dans cet ensemble, une position particulière. Sans doute, comme les autres départements, il est non-confessionnel. Le Talmud y est cultivé, sans intention religieuse, pour enseigner à lire et à comprendre les textes de la Tradition d'Israël: Mishnah, Tosefta, Talmuds de Jérusalem et de Babylone, Midrashim, Responsa post-talmudiques. L'enseignement, critique, philosophique, historique, n'a pas pour but de former des rabbins ou des chefs de communauté mais de préparer des maîtres de Talmud pour les écoles secondaires, des chercheurs et des savants. Ce propos est très différent de celui des Yeshivot et certaines de celles-ci, qui en récusent la légitimité, vont jusqu'à refuser tout contact avec l'Université.
Dans un effort solitaire
Cependant le département du Talmud est très différent des autres départements du fait que le Talmud ne peut concrètement, réellement, être enseigné avec compétence que par des juifs profondément pénétrés de la Tradition vivante du judaïsme. Par ailleurs, du côté des étudiants, seuls des juifs religieux, préparés depuis l'enfance, sont normalement capables de faire face aux difficultés de la « matière » talmudique et d'accéder au niveau des qualifications supérieures, maîtrise et doctorat, pour lesquelles des normes très sévères sont imposées. Il y a heureusement le premier niveau, celui du baccalauréat, qui n'est pas absolument inacessible au juif moyen, ou au non-juif, à condition qu'il ait une bonne préparation avant d'entrer à l'Université et qu'il soit disposé ensuite à travailler avec acharnement pendant trois, quatre, voire cinq ans.
Pour ne parler donc que du baccalauréat, les cours sont étalés sur une durée normale de trois ans et structurés autour du Talmud proprement dit, c'est-à-dire avant tout, autour du Talmud de Babylone, qui constitue l'épine dorsale des études et leur principale pierre de touche. En cela l'Université est pleinement traditionnelle, manifestant bien qu'on ne peut scientifiquement étudier la littérature rabbinique sans la référer constamment à son centre monumental: le Talmud de Babylone. L'insistance sur le Talmud, au sens restreint, est marquée dès la première année pendant laquelle avant toute initiation à la critique, l'étudiant doit faire une profonde plongée dans la lecture traditionnelle. Pour ceux dont la formation préalable est jugée insuffisante, il est prévu des exercices spéciaux, intensifs, qui s'ajoutent aux cours et travaux pratiques normaux portant sur la Mishnah, la Tosefta, les Midrashim anciens, et les deux Talmuds, de Babylone et de Jérusalem.
Le premier cap franchi, on doit, au plus tard en deuxième année, cômmencer à étudier la littérature post-talmudique: oeuvres des Geonim de Babylonie, des Maîtres africains, espagnols, français et allemands. On doit aussi, dès la deuxième année, participer à des séminaires, faire des exposés, remettre des travaux écrits. La troisième année est semblable à la deuxième, plus chargée cependant, dans la mesure où l'on doit essayer de terminer le baccalauréat, à moins qu'une quatrième année ne s'avère nécessaire. En plus des examens et travaux notés, il faut se soumettre à plusieurs épreuves de qualification portant sur un total de deux cent pages du Talmud de Babylone. Un tel rythme serait, dès les premiers mois de la première année, impossible à tenir pour un chrétien qui ne verrait pas dans l'étude du Talmud une activité vitale, située au coeur de sa foi chrétienne. Mais la conviction et le travail seraient encore insuffisants, au long des années, s'il n'y avait l'aide amicale des camarades étudiants et des professeurs. De ce point de vue la deuxième année, et davantage encore la troisième, sont plus aisées que la première, au long de laquelle on doit lutter, dans une assez grande solitude, contre le découragement. Ces difficultés sont inéluctables dans une université qui n'a pas pour but d'organiser des rencontres sociales, ni de favoriser le dialogue entre juifs et chrétiens. Les grands maîtres qui dirigent le département du Talmud n'ont guère le temps de s'occuper des nouveaux venus. Sans doute aussi évitent-ils d'encourager prématurément ceux qui débutent. A quoi bon en effet soutenir artificiellement ceux qui, pour diverses raisons, ne voudront pas ou ne pourront pas lutter avec les grandes et inévitables difficultés? Les juifs ont le secours de la prière communautaire que font spontanément étudiants et professeurs le matin, l'après-midi et le soir, chaque fois que l'horaire le permet. Le chrétien n'a pas ce recours.
Il ne peut imposer sa présence à la prière communautaire juive. Il doit se garder de toute attitude ambigüe, sans toutefois accentuer inutilement sa différence. Ces nuances, dont on ne sait pas toujours si elles sont justes, alourdissent quelque peu la solitude. Il faut aussi porter seul certaines difficultés techniques liées aux études elles-mêmes, car un appel à l'aide pourrait laisser penser qu'on souhaite un traitement de faveur. De ce point de vue il faut être reconnaissant aux camarades juifs et aux professeurs, qui n'offrent pas plus d'aide qu'on n'en demande.
Finalement les peines de la première année sont normales et saines. La deuxième année, plus difficile du point de vue technique, est moins lourde à porter que la première. Dans la fièvre des examens un contact réel a été pris avec les étudiants et les professeurs. Un premier acquis s'est constitué, à partir duquel on entre de plain pied dans le choix et la discussion des différentes possibilités de cours et de séminaires pour l'année qui s'inaugure. Certains étudiants s'étonnent de vous retrouver. Dans l'ensemble tous sont contents de revoir un chrétien qui persévère dans l'étude de la Torah. Les professeurs, par une solide poignée de mains un d'un simple clin d'oeil, vous font comprendre que vous êtes le bienvenu. On voit clairement que la solitude des débuts et la discrétion réciproque, mieux que tous les discours, ont assuré la confiance. Le maître juif sait que son élève chrétien ne gêne pas les autres étudiants par une trop grande ignorance ou par des questions déplacées, posées en dehors de la problématique juive. Il sait aussi que son élève, parce qu'il vient de l'Europe, peut aider certains camarades à prendre connaissance d'articles ou de livres écrits en d'autres langues que l'hébreu. Quand à ses camarades juifs, ils n'hésitent plus à demander au condisciple chrétien telles ou telles notes de cours qu'il a péniblement mais clairement reconstituées et complétées.
La troisième année est celle des encouragements explicites: il faut terminer. On court vers le but et on commence à parler de ce qui viendra après. Mais il est bon de garder une réserve de souffle pour le cas, très probable, où une quatrième année serait encore nécessaire.
Et, enfin, dans la joie
Ainsi passent les années très rapides, très denses. On n'a guère le temps de penser à ce qui viendra après. Une chose est sûre: l'expérience vaut d'être vécue. Elle donne difficultés et satisfactions au niveau de l'intelligence. Au niveau du coeur on éprouve une grande joie et une grande tristesse. La tristesse vient de ce que trop peu de gens profitent de la perle précieuse qu'est le département du Talmud de l'Université hébraïque. De très grands maîtres n'ont autour d'eux, pour préparer l'avenir, qu'un petit nombre d'étudiants juifs. Mais ceci est un problème juif, dont un chrétien n'a pas à rechercher la solution. Du point de vue chrétien, il est triste que tant de chrétiens, qui fort heureusement étudient la Bible, ne perçoivent pas qu'une étude complète de la Parole de Dieu comporte l'étude du Talmud, pour lequel l'Université hébraïque offre des possibilités incomparables. La difficulté du Talmud n'explique pas, à elle seule, ce manque d'engagement. D'autres facteurs interviennent sans doute: l'ignorance ou la répugnance, dont on ne sait pas laquelle est la plus désolante pour l'Eglise.
La joie naît des multiples et profondes résonnances que l'étude du Talmud suscite entre la foi juive reconnue et la foi chrétienne vécue par le chrétien. On pense au signe que manifesterait l'Eglise si ces résonnances s'amplifiaient dans le peuple des chrétiens, si les exégètes et les théologiens enrichissaient l'Eglise de ce qu'ils découvriraient au contact de la tradition vivante du judaïsme. La joie est parfois menacée par l'impatience, par la peur de l'échec. Mais Dieu qui appelle à la prière sait, dans le silence, transformer l'impatience et la peur en attente joyeuse du temps qu'Il a fixé.
PIERRE LENHARDT, N.d.S. poursuit des études talmudiques à l'Université hébraïque de Jérusalem et, en 1973-74, il sera chargé de travaux pratiques à l'Ecole Biblique.