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Un signe d'espérance? L'évolution d'un langage
J. des Rochettes
Le premier paragraphe des Orientations et Suggestions, publiées en 1975 par la nouvelle Commission du Vatican pour les relations judéo-chrétiennes affirme que la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II représente un tournant important dans l'histoire des rapports entre juifs et catholiques ». Certes, si l'on examine, comme dans la première partie de ce numéro, un certain nombre de documents, de publications, de directives pastorales qui sont entrées dans l'histoire depuis dix ans, on constate qu'un processus de progrès est en marche et qu'il se déroule sous nos yeux.
Pourtant, trop souvent, dans les réactions courantes c'est la réserve ou l'ignorance qui dominent: le peuple juif, par exemple, attendait du Vatican des gestes historiques bien définis (la reconnaissance de l'Etat d'Israël), et le peuple chrétien, dans son ensemble, ignore ou reste indifférent aux efforts des spécialistes qui semblent alors être les seuls à travailler dans le sens du progrès de cette histoire des relations judéo-chrétiennes.
Or, s'il y a vraiment eu un tournant dans l'histoire, il est intéressant d'en rechercher les traces, en particulier dans les documents officiels. Une brève étude comparée du vocabulaire employé d'une part, en 1965, par la déclaration Nostra Aetate et, d'autre part, en 1975, par les Orientations et Suggestions permet, semble-t-il, de vérifier le sens de cette évolution du langage. L'histoire du vocabulaire est en marche elle aussi, d'un document à l'autre.
Ainsi, tous ceux qui ont médité, discuté, écrit et publié pour dire en quels termes se pose pour eux le mystère d'Israël trouveront peut-être dans ce parallèle (malgré leurs attentes encore non comblées) un mot, une expression, une phrase (maintenant officialisée par l'Eglise) qui réponde en écho à leur espérance et qui, de fait, est le fruit direct ou indirect de leur long labeur.
Après un examen: 1) des mots qui frappent
Comment ne pas relever: 2) un mot discutable
Et comment ne pas regretter: 3) certains mots qui manquent
I - Des mots qui frappent
1965: Nostra Aetate
— « Le lien qui unit spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la descendance d'Abraham »... (N.A. § 1)
1975: Orientations et Suggestions
— « Les liens spirituels et relations historiques rattachant l'Eglise au Judaïsme ».et plus loin:... « ces liens et relations ».(O.S. int. § 5)
1965: Nostra Aetate
— Ne mentionne pas la tradition religieuse du judaïsme.
1975: Orientations et Suggestions
— encourage la recherche des chrétiens pour « mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme »(O.S. int. § 5)
— mentionne « l'Ancien Testament et la tradition juive fondée sur celui-ci »... (O.S. III § 4)
— remarque que « l'histoire du judaïsme ne finit pas avec la destruction de Jérusalem, mais elle s'est poursuivie en développant une tradition religieuse » (O.S. III § 7)
— associe « la tradition juive et chrétienne » (O.S. IV § 1)
1965: Nostra Aetate
— se borne « au patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs » (N.A. n. 4 § 5) et au « patrimoine qu'elle a en commun avec les
juifs ».
1975: Orientations et Suggestions
— veut apprendre « par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue » (O.S. int. § 5)
1965: Nostra Aetate
— définit les juifs en termes bibliques, donc en référence à leur passé:
— la religion juive
— le peuple élu
- ce peuple avec lequel Dieu a daigné conclure l'antique Alliance
— « du peuple juif sont nés les apôtres »
— les paroles de l'apôtre sur « les siens »
— l'olivier franc
— les juifs (8 fois) et toujours dans le contexte
du Nouveau Testament.
1975: Orientations et Suggestions
— parle des juifs d'aujourd'hui et en termes modernes:
— le judaïsme
— le peuple juif (2 fois) mais en prenant soin
de situer l'expression dans un contexte spéci
fiquement religieux, comme le montre l'expres
sion le peuple chrétien qui vient aussitôt dans
la phrase suivante
— les juifs (8 fois)
— les frères juifs (1 fois)
— l'âme juive (1 fois).
1965: Nostra Aetate
— se limite scrupuleusement aux termes religieux et spirituels.
1975: Orientations et Suggestions
— aborde d'autres domaines:
« On stimulera la recherche des spécialistes sur les problèmes touchant le judaïsme et les relations judéo chrétiennes spécialement dans le domaine de l'exégèse, de la théologie de l'histoire et de la sociologie » (O.S. III § 11)
1965: Nostra Aetate
— présentait l'Eglise comme le nouveau peuple de Dieu.
1975: Orientations et Suggestions
— évite de reprendre cette expression et souligne fortement que « l'Ancien Testament et la tradition juive fondée sur celui-ci ne doivent pas être opposés au Nouveau Testament »(O.S. III § 4)
Si l'on réfléchit à la portée des mots nouveaux qui apparaissent ainsi dans les Orientations et Suggestions, on s'aperçoit qu'ils représentent une mine de possibilités: — une porte est ouverte sur la dimension historique des rapports de l'Eglise et du Judaïsme — la tradition religieuse d'Israël est offerte (quatre fois) à l'intérêt et à l'étude des chrétiens qui pourront y découvrir un visage, souvent inconnu et pourtant essentiel, du judaïsme — courageusement, l'Eglise envisage de tenir compte des données de la science moderne (y compris la sociologie) dans la recherche religieuse — enfin et surtout l'esprit qui anime tout ce document est souligné par la phrase pleine de respect où domine l'espérance: l'Eglise veut vraiment apprendre « par quels traits essentiels les Juifs se définissent eux-mêmes •.
II - Un mot discutable
Certes, par définition, Jésus-Christ est au centre de la foi d'un chrétien, et il sait que sa « lumière doit briller devant les hommes •; mais pourquoi choisir le mot » mission » pour parler de cette lumière que porte en lui tout croyant: qu'il soit musulman, juif ou chrétien, une lumière spécifique, particulière, émane de lui et rayonne sur le monde, si sa foi est authentique.
N'aurait-il pas été possible de mesurer la charge affective attachée à un mot que nous rejetons ici, avec toute sa signification déformée, dans un passé déplorable. A-t-on oublié que » mission « veut dire conversion plus ou moins forcée, et ceci pas seulement au Moyen-Age, mais jusqu'aux abords du Concile Vatican II? La déclaration Nostra Aetate nous donne l'espoir de pouvoir bientôt oublier cette attitude de conquête, mais peut-on demander aux descendants de la famille Mortara en Italie et à ceux des Maranes d'Espagne d'avoir la mémoire aussi courte? Encore aujourd'hui ne sait-on pas qu'un chrétien qui entre en contact avec un juif d'Israël se voit immédiatement reprocher la non-reconnaissance de l'Etat d'Israël par le pape et aussitôt après la « mission » qui s'exerce actuellement en plein pays d'Israël? Même si cette action missionnaire est le fait de minorités venant de sectes protestantes, comme chrétiens, nous ne pouvons pas nous désolidariser complètement d'eux.
III - Des mots qui manquent
S'il est normal qu'un chrétien parle d'abord de Jésus-Christ, il faudra que vienne un temps où il acceptera de trouver normal qu'à son tour un juif parle d'abord du seul Dieu vivant qui la donné à son Peuple une Torah et une Terre; et alors il comprendra que ce même juif vive cette triple dimension de sa foi dans la réalité la plus concrète. Ce mot de Terre manque donc gravement dans les Orientations et Suggestions. Comme manque aussi gravement un éclaircissement sur les notions de peuple de Dieu et d'alliance (ce mot apparaît une fois seulement dans O.S. avec le qualificatif d'ancienne). Une théologie du judaïsme ne peut exister sans ces fondement essentiels. Et comment amorcer une théologie des relations judéo-chrétiennes si ces bases ne sont pas acquises?
Il faut, bien entendu, noter en conclusion que les Orientations et Suggestions explicitent et développent, sur le plan pastoral, ce qui était la méditation théologique du Concile dans Nostra Aetate. Les deux genres littéraires sont différents et se complètent, mais ce fait ne suffirait pas à expliquer l'évolution du langage que nous avons soulignée d'un document à l'autre. Il semble donc bien qu'il y ait lieu finalement de se réjouir de ce signe de vitalité.