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François, un hassid crètien?
Nazareno Fabbretti
Une « réconciliation des contraires », telle est la définition synthétique que n'importe quel laïc, chrétien ou non, pourrait à bon droit donner de la personne, de la vie et de l'oeuvre de François d'Assise.
François est fils des Communes qui naissent en Italie au début du 13e siècle, un produit du grand commerce européen dont Pierre de Bernardone est, à Assise, un représentant « notable » — négociant intéressé certes, mais aussi mécène (les documents de l'époque parlent de lui comme d'un « grand bienfaiteur »). Il reçoit au baptême le non de Jean, mais son père l'appellera par la suite François, du nom de ce drap « français » auquel il doit sa fortune. Le Poverello va devenir le type même de la pauvreté choisie à cause du Christ et libératrice; il en est le témoin le plus vigoureux, tans- _ parent et digne de crédibilité. Par amour, il se fait pauvre (sans argent ni possession) et petit (sans privilège ni pouvoir), afin d'être libre et d'adhérer totalement, dans son comportement extérieur même, «à la nudité du Christ nu sur la croix ». Par ce choix ascétique et radical, il assume, valorise et illustre de façon exemplaire ces tensions, à l'origine authentiques, orthodoxes et sources de renouveau, d'où sont nés tous les mouvements hérétiques, antérieurs, contemporains ou postérieurs à François. En effet, le dénominateur commun qu'est la pauvreté, en tant que liberté entre les hommes et piété envers Dieu, ne lie pas François seulement au monde catholique, à l'Eglise de Rome ou même au seul christianisme, qu'il n pourtant vécu en suivant si radicalement l'Evangile dans la vie commune et la pénitence qu'on a pu le reconnaître comme a le premier vrai chrétien après le Christ » (Renan). Il l'apparente aussi, par exemple, à l'hindouisme avec lequel il a en commun le sens de l'ascèse, et, d'une certaine manière, à l'esprit du Hassidisme tel qu'il se manifeste au sein du judaïsme.
Deux mouvements prophétiques
En effet, pour qui interroge l'histoire et les sources dans un esprit oecuménique, François rejoint le Hassidisme, tel que ce mouvement nous apparaît au cours de son développement historique. Le grand rabbin de la communauté juive de Rome, Elio Toaff 1, a reconnu cette parenté au cours d'une interview à laquelle il a donné un accent profondément religieux. D'après lui, il y a « beaucoup plus que de simples affinités extérieures ». En effet, dit-il, pour François comme pour les Hassidim, l'amour de Dieu, Père de toutes les créatures, jaillit de l'au-delà métaphysique, de la contemplation, pour se manifester au plan concret de la vie pratique et se fondre en celle-ci. Dans le trait le plus caractéristique de son message, la revendication des droits du pauvre, du malheureux, de l'opprimé, nous rencontrons une adhésion profonde à ce qui fut l'idéal même des prophètes d'Israël. « Qui maltraite le pauvre, offense Dieu, le Dieu d'Israël ro, avertissait Isaïe (3,14-15): citation chère aux Hassidim dans leur polémique contre la domination des riches qui écrasent k pauvre. François s'engage sans hésitation dans le même chemin: «La pauvreté est la livrée du Christ. Qui offense le pauvre offense le Christ ». Chez lui, comme chez les prophètes et chez les Hassidim, la souffrance devient dignité et chemin vers Dieu; l'humilité qui empêche de se complaire en soi mène à la disponibilité envers le prochain, à l'ouverture au monde, au dialogue. Comment ne pas voir ici toute l'actualité du message de François et de ses frères Hassidim, chrétiens et juifs »?
Selon E. Toaff, autre est le phénomène historique du Hassidisme, et autre la littérature qui en jaillit des siècles après, et de nos jours encore. Elle est si vaste qu'il m'est impossible d'en donner ici une bibliographie, fût-elle succincte. De Buber à Asimov, chrétiens et juifs connaissent bien, par sa littérature — véhicule d'un rêve ou d'un idéal, et moyen d'expression d'un groupe toujours vivant — la force du mouvement que le Hassidisme a déclenché et qui k représente encore, manifestation à mon sens prophétique, aujourd'hui comme autrefois, s'élevant contre toutes les vexations et toutes les violences perpétrées au nom de Dieu. Chez les Hassidim comme chez les chrétiens, le « Dieu le veut » de toutes les croisades s'oppose au « Dieu ne le veut pas » de la piété, de la fraternité, de l'amour.
Similitudes... Influences réciproques?
Dans les deux mouvements que sont le Hassidisme et la tradition franciscaine, 'la foi trouve son expression la plus haute dans le fait que l'homme sort de la solitude, de l'isolement, et aide les autres à en sortir: être pauvres ensemble, « pieux » (ce qui est le synonyme le plus pur du mot « hassid »), dans l'adoration de Dieu, dans la communion avec toute l'humanité, sans contrepartie intéressée. Si le Hassidisme originel, en tant que mouvement historique, a été de courte durée — du milieu du 12e siècle au milieu du I3e — on pourrait dire de François, qui demeure dans le temps comme l'exemple de l'engagement religieux et de la suite du Christ, que, malgré les distinctions essentielles, il en réassume l'idéal. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'au moment où François commence son « aventure d'un pauvre chrétien » les Hassidim aient été influencés sans le savoir par le rayonnement de sa personnalité humaine et religieuse. Comme le montre Ariel Toaff dans un remarquable essai, il y eut de toutes façons à Assise une présence et une tradition juives'.
Certaines conditions historiques
Quoi qu'il en soit, dans ce stimulant phénomène « d'affinités électives » entre les deux grands moments de la foi, hébraïque comme chrétienne, les événements historiques eux-mêmes sont significatifs. C'est encore A. Toaff qui le rappelle: « Historiquement, le Hassidisme naît en Allemagne, sous l'influence des croisades, vers le milieu du 12e siècle, et prend fin environ un siècle plus tard, vers 1250. Il eut donc une vie brève, même si son influence a persisté jusqu'à nos jours, en particulier sur le judaïsme ashkenaze d'Europe Orientale. Les souffrances que la communauté juive d'Allemagne dut affronter à l'époque des croisades, les dures persécutions qui la frappèrent, le martyre de plusieurs milliers de ses membres, marquèrent profondément la spiritualité juive qui trouva son expression dans la naissance du mouvement hassidique, celui des « pieux ». A la différence des juifs, les franciscains ne furent persécutés que sporadiquement, et seulement en terre d'Islam ou, plus tard, au siècle dernier, en Chine, au Japon ou dans les pays boudhistes.
Plutôt « l'imitatio Dei » que l'étude
Par son identité, le Hassid des origines était proche d'un frère mineur tel que le concevait François. « C'était, dit A. Toaff, un nouveau type de juif, un juif différent, non plus le savant mais l'homme simple et sans culture aimant la communauté avec une totale abnégation et la conduisant, par son propre exemple de dévouement et d'humilité, à une expérience vivante de Dieu... Le Maître, dans le Hassidisme, n'est plus celui du Talmud et de la tradition rabbinique; l'image classique du brillant érudit cède la place à celle, humble et modeste, du « pieux ».
Qu'est-ce qui caractérise donc un Hassid? La vie ascétique, le dévouement total à autrui et « l'ataraxie » (c'est-à-dire la paix intérieure). Cela nous rappelle les « otinazioni » ou répétitions obstinées de François qui vont dans le même sens: « Moi, petit et ignorant »... « ...Vivre le saint Evangile sans glose, sans glose, sans glose... » Le Hassid a particulièrement à coeur le sort du pauvre. Cela va devenir plus évident, plus marqué ultérieurement, sur ce fond ascétique et social qu'est l'expérience volontaire de la pauvreté, tant du côté des « pauvres de YHWH » que des « pauvres du Christ ». En fait, précise A. Toaff, « le dévouement total à la communauté (chez les Hassidim) trouve sa justification doctrinale dans la maxime de la Michna: 'Celui qui dit: ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi, celui-là est un Hassid'. L'abnégation d'un tel homme le porte à aimer d'un amour particulier les déshérités et les pécheurs, à se sacrifier pour leur salut. Il veille à faire de sa vie une a imitatio Dei », indifférent à la louange, supportant avec une totale impassibilité insultes et humiliations ». Quelque chose d'analogue, en somme, à la « joie parfaite » désirée par François pour le frère mineur idéal, même si l'on maintient la distinction entre impassibilité et joie comme entre « ataraxie » et l'élan d'une totale disponibilité qui marque l'esprit franciscain.
S'engager avec les autres
Au cours de l'interview citée plus haut, je demandai à E. Toaff: « Est-il possible de reconnaître vraiment une 'fraternité' entre le chrétien François et les juifs hassidim? Leur message aujourd'hui est-d analogue? Il me répondit: « Certainement, car les deux ont ceci de commun qu'ils sont un effort pour dépasser l'isolement. On ne peut admettre l'isolement ni la recherche du salut pour soi. La participation douloureuse aux incertitudes du monde est une espérance de salut. Le silence est complicité ». « Si je n'aide pas le méchant à se sauver, j'en deviens un moi aussi, car le péché de chacun est le péché de tous », disaient les Hassidim. Quant à François, ses biographes disent qu'en fondant sa communauté, « il était convaincu qu'il ne serait pas admis à la gloire, s'il n'y faisait pas entrer avec lui tous ceux qui lui étaient confiés » (Tommaso de Celano, II, 380).
Louange et adoration
Les affinités ne manquent pas entre l'expression poétique et priante d'un François et celle des Hassidim, même si la source unique de la foi étant ce mouvement de la Bible à la vie, elle se manifeste selon des structures, des modes de pensée et des langages souvent différents sur le plan existentiel comme au niveau de la contemplation. Ainsi, en comparant le Cantique des trois enfants dans Daniel' et le Psaume 148 à la « Laus Dei », on trouve de part et d'autre, dit Toaff, « la reconnaissance de la générosité de Dieu qui a créé tout ce qui existe dans le monde pour sa gloire et pour en faire bénéficier l'homme, lui donnant la jouissance de tout ce qui l'entoure. Les trois enfants dans la fournaise aussi bien que François, épuisé par ses stigmates et blessé par la crise de son ordre, s'enflamment dans un chant de 'louange et d'adoration de Dieu, non tant à cause de leurs tribulations et leur martyre que parce qu'ils sont sûrs que Dieu sauve le serviteur qui Lui rend témoignage dans les épreuves les plus douloureuses.
Devons-nous pousser le parallélisme à l'extrême? Non, car la différence même est une richesse et aussi un stimulant, du moins pour ceux qui désirent — et même lorsqu'il s'agit de vérifier, huit siècles après sa mort, l'authenticité prophétique de François — se rencontrer sans préventions et vivre ensemble « plutôt ce qui unit que ce qui divise », selon les paroles du Pape Jean. Et Toaff conclut ainsi: Sans prétendre analyser à la loupe ce qui rapproche ou distingue les deux "saintetés", il paraît bon de réaffirmer l'irrécusable actualité de l'une et de l'autre. Ce que je vois plus clairement aujourd'hui que jamais, c'est qu'elles nous invitent, plus particulièrement par la paix et la fraternité qu'elles nous proposent, au dialogue et à la construction d'une société meilleure, plus juste et plus humble, en laquelle nous devons encore avoir la force de croire ».
Nazereno Fabbretti est un frère mineur de Vogbera (près de Pavie). Il est prêtre et professeur de littérature contemporaine dans son Ordre. Il collabore, en Italie, à des quotidiens et à diverses revues religieuses ou laïques. Il a publié plusieurs études dont deux sur St François (Francesco et Francesco e altro en 1977), et une troisième, en collaboration avec Luigi Santucci, pour le 8e centenaire de la naissance du saint (Francesco, Otto secoli).
1. Voir Luigi Santucci et Nazareno Fabbretti: Francesco, otto secoli, ed. Mondatori, 1981, pp. 226-227.
2. Ariel Toaff: The Jews in Medieval Assisi, éd. Olshki, Florence 1979.
3. Le texte de ce Cantique ne nous a été conservé que dans des traductions grecques et syriaques. On ne le trouve donc que dans les versions de la Bible qui suivent la Septante, et il se trouve inséré dans le livre de Daniel entre les versets 23 et 24 du chapitre 3