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Revue SIDIC XXXIV-XXXV - 2001-2002/1.3
L' Évangile de Jean. Conflits et controverses (Pag. 11-17)

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Le quatriéme évangile, au service de la louange
Simoens, Yves

 


Jean antisémite? question de méthode

L’antisémitisme qui procède de son antijudaïsme, prêté à tort ou à raison au quatrième évangile, traverse comme un poncif la littérature exégétique ancienne et moderne. La manière la plus usuelle de l’aborder consiste à en inventorier les versets où il est question des juifs. Le drame de la Shoa a rendu prudent. Les progrès de l’interprétation en la matière procèdent de nuances introduites dans le traitement du terme, examiné cas par cas, pour montrer à quel point la réalité est complexe. Les juifs, dès Jn 1, 19, se trouvent d’abord désignés comme « les Juifs de Jérusalem », c’est-à-dire, en un premier sens obvie, comme des habitants de la Judée, des Ioudaioi, des Judéens. Très vite se trouve aussi introduit, dans le même premier verset du récit, un dégradé qui empêche les simplifications. Il est question de « prêtres » et de « Lévites », puis de « pharisiens » (1, 24). Dès la première intervention de Jean-Baptiste, « Israël » surgit (1, 31), distinct des juifs, pour sauvegarder un rapport plus positif à Jésus de toute la partie nord de la Terre des promesses. Peu après, Nathanaël, dont le nom n’est pas interprété comme plusieurs autres, mais qui signifie : « Dieu donne », est défini par Jésus en personne comme « un Israélite en qui il n’y a pas de ruse » (1, 47).

Toute cette enquête porte un fruit certain de différenciation du sens. Il est appréciable et l’on ne peut que s’en réjouir. Mais il n’extirpe pas, tant s’en faut, la racine des malentendus qui ont porté préjudice aux relations, non seulement entre chrétiens et juifs, mais entre humains tout simplement. À cet égard, il n’est pas faux de dire que le dialogue entre chrétiens et juifs, le plus délicat parce que le plus complexe, peut servir de paradigme à tous les autres. Or cette racine s’avère clairement traitée par l’évangile de Jean. Elle n’apparaît pourtant point là où l’on pourrait s’y attendre : non dans la manière d’aborder la relation aux juifs, mais dans la manière dont Jésus s’affronte au mal. La question ne surgit pas d’abord à propos des juifs ou du judaïsme. Elle prend son essor et atteint son maximum d’intensité dans le rapport entretenu de Jésus à son disciple qui le trahit et qui porte le nom de Judas. Ce nom comme le personnage qui le porte prend donc valeur symbolique. C’est à bien comprendre. Nous suivrons donc les méandres de son emploi dans le quatrième évangile. Cette méthode devrait permettre d’orienter correctement l’interprétation de certains versets litigieux.

1. Judas, (fils) de Simon Iscariote, l’un des douze élus, qui livre Jésus

Toutes les précisions sont importantes, dès la première mention de Judas en Jn 6, 71. Nous sommes au dernier verset du chapitre 6. L’alliance a été accomplie par Jésus lors de l’épisode des pains, suivi de la marche sur les eaux et, dans saint Jean, par le long discours sur le Pain de la vie. Les controverses qui vont suivre à Jérusalem se trouvent ainsi mises en situation au cœur d’une alliance positive. Ce sont autant de modalités d’un procès dans l’alliance, en pleine conformité avec les données de la littérature prophétique à ce sujet. Ce moment est choisi par l’auteur du quatrième évangile pour introduire la question à la fois du traître, de la trahison et de la façon dont Jésus se situe face à cette personne et à cet événement. Ce qui vient d’être dit au sujet des controverses et du procès subséquents gagne à être respecté d’abord au sujet du traître et de la trahison. Ils prennent place dans l’alliance.
Le traître figure parmi des douze disciples les plus proches de Jésus. Il n’a pas été mentionné jusqu’ici, à la différence des listes d’apôtres de la première heure que l’on trouve chez les synoptiques. Il porte comme nom Judas, orthographié avec un s final en français, qui vient de la translittération du grec Ioudas. Mais il ne fait aucun doute qu’il reprend à cet égard le nom de la tribu la plus importante et la plus prestigieuse du sud, lequel remonte, dans les traditions de la Tora, au quatrième des fils de Jacob-Israël et de Léa (Gn 29, 35 ; cf. 49, 8). Du point de vue de l’étymologie populaire, les textes sont précieux. Léa s’exclame : « ‘Cette fois, je louerai le Seigneur !’ C’est pourquoi elle l’appela Juda » (TOB). La note u) à cet endroit de la TOB est parfaite :

« Louer peut se dire en hébr. yôdâ, qui permet le jeu de mots avec Juda (‘Yehouda’). L’auteur arrête ce premier groupe des fils de Jacob sur la future tribu royale de Juda (cf. 49, 10). »

L’autre texte cité figure au terme des bénédictions de Jacob, à propos de Juda précisément. Il est dommage que la même traduction de la TOB ne respecte pas le verbe français, déjà employé en Gn 29, 35, et qui revient maintenant en Gn 49, 8 : « Juda, toi, ils te loueront, tes frères ». Mais la note s), ad locum, va dans le même sens :

« Juda, expliqué par la racine ydh (‘confesser, louer’). Cette tribu à la population complexe, en grande partie cananéenne (cf. ch. 38), sera la tribu royale de David à Hébron. »

À la lumière du Pentateuque, selon une tradition interprétative désormais largement vulgarisée, il ne fait donc aucun doute. Le nom de Juda, avec ou sans s, signifie : « Celui qui fait louer ». Si l’on ne craignait pas le terme un peu vieilli, comme le signale Le Petit Robert, on dirait : « Le louangeur ». Judas, l’un des Douze, est en effet l’un de ceux que Jésus a élus, de ce verbe de l’élection réservée à Israël, en particulier cette fois, dans les traditions du Deutéronome. Pourquoi précise-t-on qu’il est « le fils de Simon Iscariote » ? D’abord sans doute pour le distinguer de l’autre, « non l’Iscariote » (Jn 14, 22), habituellement désigné en français par « Jude ». Ensuite, selon toute vraisemblance et d’après les commentaires, pour en appuyer l’origine judéenne : « L’homme de Kerioth [une ville de Judée, dans le sud] ».(1)
L’essentiel ne se trouve cependant pas encore là. La phrase décisive vient avec le verset 70 où est consignée la parole imputée à Jésus : « Et d’entre vous, (l’) un : diable, il (l’) est ! »(2). La meilleure façon d’éclairer le sens de ce terme consiste à le mettre en rapport avec Sg 2, 24 qui offre deux avantages : décoder le symbole du serpent de Gn 3 et désigner par « l’envie » le péché par excellence. Du point de vue stylistique et narratif, la phrase fait franchir un seuil. Elle fait passer d’un disciple, d’un homme, à ce qui excède une vue purement humaine, horizontale, de la réalité : non seulement le mal, mais son auteur présumé. « Le diable » est un être « spirituel » qui dupe l’homme, comme le serpent dupe Ève. Il laisse intacte la responsabilité de l’homme dans la faute, sa liberté de choix. Mais il manifeste une force qui la dépasse. Les mécanismes de la tentation se trouvent démontés. Ils laissent intact le mystère du mal : insondable, injustifiable, inexplicable.

Ici, Judas, le disciple, semble identifié au diable. C’est redoutable. Quelle autre issue pour lui dans ce cas que la damnation ou la perdition ? Aussi d’autres textes approfondiront cet étrange destin et ses enjeux anthropologiques autant que théologiques. Une chose est sûre pourtant, dès à présent. Le quatrième évangile et la manière dont il rapporte les paroles et les gestes de Jésus excelle dans sa distinction entre le pécheur et l’auteur du péché. Ils le font de telle sorte que le péché par excellence de la trahison est d’abord imputé à l’un des Douze : à Judas, non aux juifs ! La manière d’envisager le rapport de Jésus à Judas sert donc de prisme pour envisager son rapport aux juifs. La clé décisive réside dans le fait de distinguer les forces de péché à l’œuvre dans l’humanité des hommes pécheurs dont nous sommes tous les victimes, y compris les disciples. Point capital pour notre interprétation. Judas, jusqu’à présent identifié au diable, n’est pas un personnage au service de l’accablement et de l’enfermement en soi du pécheur. Ce qui est dit de son nom, de son élection et de son mystérieux rapport au mal le met au service de la louange. Tout va servir à la louange de Dieu dans la défection de l’élu.

2. L’élection du traître

Il revient au début de la première section (Jn 13 – 17) de la Passion-résurrection selon Jean (Jn 13 – 21) de dissocier soigneusement ce qui semble amalgamé au terme de la première section (Jn 1, 19 – 6, 71) de la vie publique de Jésus (Jn 1, 19 – 12, 50). Tout est suspendu à l’achèvement de l’Amour (Jn 13, 1). Pour s’achever, l’Amour doit traverser les forces de la haine et en sortir vainqueur, concrètement d’une trahison qui conduit Jésus, le Fils unique, à la mort ignominieuse d’un malfaiteur. Aussi Jn 13, 2 vient-il aussitôt dissocier le dessein perpétré par le diable et ce qu’il opère en Judas de Simon Iscariote. Nouvelle opération herméneutique destinée à faire comprendre que ce qui passe par Judas le dépasse. C’est, si énigmatique que cela paraisse, dans le cœur du diable que tout se déroule ! Ce qui se trame en lui rend compte de ce qui s’actualise en Judas. Il y a donc de nouveau disculpation et ouverture à l’abîme indéchiffrable du mal. Miséricorde absolue à l’égard du pécheur, la brebis perdue la plus menacée, et absence de complaisance, aussi complète que possible, à l’égard du péché et de son instigateur. L’attention à ces détails sert l’achèvement de l’Amour. Ce dernier passera par ce qui devrait l’enrayer. Le « diabolos », de la racine grecque diaballein, contraire à sumballein, vient entraver la révélation de l’Amour. En fait, il le sert encore. Le diabolos favorise l’expression d’une extraordinaire symbolisation de l’Amour, en particulier dans ce geste éloquent, sans paroles, du lavement des pieds. En clair : Jésus lave tous ses disciples, par anticipation, d’une trahison à laquelle tous prennent aussi leur part. Se laisser laver ainsi, et d’une telle déroute, devient la condition, confiée à Pierre qui se récrie, d’avoir part, de participer à la filiation, donc à la fraternité de Jésus (Jn 13, 8).

Toute la question ensuite consiste à se laisser guider dans la lecture du texte par une logique non d’exclusion mais de communion. La tentation et le risque sont réels en effet d’exclure Judas de tout ce que recommande Jésus. Ne dit-il pas : « Vous, purs, vous l’êtes, mais non pas tous » (13, 10) ? Et le rédacteur de renchérir : « Car il savait celui qui le livre : à cause de ceci, il dit que : ‘Non pas tous, purs, vous l’êtes’ » (13, 11). Les mêmes restrictions semblent par la suite encore appuyées davantage, au verset 18 :

« Non au sujet de vous tous, je le dis ; moi, je sais lesquels j’élis, mais c’est afin que l’Écriture soit accomplie : “Celui qui assimile mon pain leva sur moi son talon” (Ps 41, 10) ».
Le propos expose à des incompréhensions majeures. Jésus ne confie pas l’exemple du lavements des pieds à tous. Il en exclurait Judas parce que désormais celui-ci se trouve exclu de l’élection des Douze. L’explication serait fournie par l’accomplissement de l’Écriture, illustrée par un verset de Psaume. Dans ce cas, l’accomplissement de l’Écriture viendrait comme sanctionner l’exclusion de Judas par rapport à l’élection parce qu’il trahit à la table même où il est invité. Divers auteurs ont cherché à éviter une lecture aussi pessimiste en distinguant une élection au ministère d’une élection au salut. Judas serait déchu de la première, mais il resterait bénéficiaire de la seconde.(3) L’enjeu n’est pas mince : il engage une conception tant de l’élection biblique que de l’accomplissement de l’Écriture.

Il convient de respecter la complexité de la pensée qui s’exprime dans des versets à vrai dire sinueux. On peut admettre que la première phrase : « Non au sujet de vous tous, je le dis », s’applique surtout à la béatitude qui précède : « Si ces choses, vous les savez, heureux êtes-vous si vous les faites ». Judas n’est pas dans les dispositions de la béatitude annoncée à ceux qui réalisent le sens des paroles et des actes de Jésus au lavement des pieds. À la limite, il ne sait pas ce qu’il fait (cf. Lc 23, 34). Est-ce à dire qu’il soit exclu de l’élection ? La parole de Jésus peut revêtir un sens moins négatif. Jésus, lui, sait la faillibilité de ses élus, de son élu. Celui-ci n’en reste pas moins élu pour autant. L’accomplissement de l’Écriture dit en ce sens la fidélité indéfectible de celui qui élit dans l’infidélité même de l’élu. Ce fond de l’alliance parcourt en effet toute la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse. Dans l’Ancien Testament, c’est la bonne nouvelle déjà du courant deutéronomiste et de la tradition sacerdotale. La créature, le peuple s’avèrent nécessairement pécheurs, infidèles à l’alliance. Mais Dieu est là pour créer du neuf (Jr 31, 22 ; cf. Is 42, 9) comme seul il peut le faire en maintenant sa fidélité envers et contre le péché des hommes. Le verset qui suit, Jn 13, 19, dit que cela s’offre à croire, avant même les événements de la Passion et de la mort de Jésus, le soir de la Cène, là où tout se joue de la suite. Jésus, reprenant son : « Moi, je suis », reste le même dans l’altération de son disciple qui le trahit, fidèle à lui-même, fidèle à l’Amour jusqu’au bout. Ce terme est désormais atteint. Le verset 20 renchérit encore en soulignant la présence de Celui qui envoie dans celui qui est envoyé, fût-il pécheur, fût-il un traître. Valeur de la mission dans la pauvreté du missionnaire ; validité des sacrements dans l’infidélité du ministre : toujours la doctrine catholique a maintenu ce principe d’espérance dans sa pratique apostolique et sacramentelle. Elle trouve son fondement scripturaire dans ces textes de saint Jean.

Ces versets nous accommodent le regard et l’intelligence pour comprendre ce qui suit et qui va dans le même sens. Quelle que soit la portée que l’on attribue au don de la bouchée de Jésus à Judas, elle s’offre aussi à lire positivement : geste de prédilection du père de famille juive à l’égard de l’hôte de marque – tout hôte est de marque en contexte de Pâques et d’accueil de l’étranger ! –, geste d’alliance inspiré du livre de Ruth (4) ou simple respect du chef de repas en faveur de l’invité. Dès lors, le verset 27 : « Et après la bouchée, alors, entra en celui-là, le Satan », gagne à s’accorder avec ce qui a été dit plus haut, depuis 6, 71 et en passant par 13, 2, du rapport entre Judas et le diable. Les manigances du diable et de Satan, l’Accusateur – le contraire du Défenseur, le Paraclet –, loin d’empêcher le don de l’Amour qui s’achève, s’y trouvent intégrées et même le rendent possible ! L’errance et le péché restent sous le contrôle du Père qui a tout remis dans les mains du Fils (13, 3), y compris la trahison la plus odieuse. Les processus mortifères demeurent assumés par l’Amour achevé. Dans la nuit même où s’enfonce Judas, la lumière luit de tout son éclat (cf. Jn 1, 5). Le Fils de l’homme est une première fois glorifié. Il est en mesure de donner d’aimer comme Il aime.

Tout se tient dans cet univers sémantique et symbolique. L’essentiel était d’en tracer les axes. Le comportement de Jésus à l’égard de Judas sert donc bel et bien de paradigme à la juste interprétation de sa relation aux juifs. Jn 13, 33 est explicite dans cette optique : « Comme je le dis aux Juifs que là où moi, je pars, vous, vous ne pouvez pas venir, à vous aussi, je le dis à présent ». La différence des disciples aux juifs consiste en ce qu’ils ont reçu davantage en n’ayant pas mieux compris jusqu’en contexte pascal. Ils n’ont pas mieux répondu, au contraire. Ils ne se cachent point pour le dire. C’est pour louer la gratuité du don dont ils se reconnaissent les humbles bénéficiaires. Lire de tels passages et de telles pages avec une grille antisémite, c’est verser dans le contresens. Avant de conclure, revenons encore un instant sur l’ultime passage litigieux à propos de Judas, donc implicitement aussi des juifs. Il est de taille.

3. Le Fils de la Perdition

Selon le découpage proposé de tous ces chapitres 13 à 17 du quatrième évangile, les deux mentions de l’accomplissement de l’Écriture, assorties d’une citation explicite, au centre respectif de Jn 13 et de Jn 17, se correspondent d’un bout à l’autre de l’ensemble. Elles sont l’une et l’autre destinées à rendre compte, autant que faire se peut, de la trahison de Jésus par l’un des siens.(5) Un tel événement historique comporte forcément une dimension métahistorique, transcendante. Nous l’avons déjà vérifié avec le recours au « diable » en Jn 6, 70 et Jn 13, 2, à « Satan » en Jn 13, 27. Le mal comporte un aspect qui échappera toujours à l’entendement humain. Il s’agit pourtant de chercher à s’en expliquer autant que possible, sans abdiquer trop vite dans l’effort de la réflexion, ne serait-ce que par sagesse, pour prévenir le mal avant qu’il ne sévisse.

Le centre de la prière, dite à juste titre « sacerdotale », de Jésus en Jn 17 y revient. Nous en sommes au deuxième temps, cette fois, de la glorification (Jn 17, 1-5) après Jn 13, 31-32. Le Fils est glorifié dans l’acte même où il s’en remet totalement au Père, en exerçant de la sorte son unique et absolue médiation entre ciel et terre. Mais comme s’il s’agissait de toujours bien retenir les conditions de cette glorification, le Fils évoque à nouveau ce moment où tout aurait pu basculer dans le sens de l’annihilation et de l’Amour et de l’humanité tout entière.

« Quand j’étais avec eux, moi, je les gardais dans ton nom que tu m’as donné, et je veillai, et personne d’entre eux ne se perdit, sinon le Fils de la Perdition (2 Th 2, 3-8), afin que l’Écriture soit accomplie. »

Il faut de nouveau se garder de lire Judas, de manière trop immédiate et univoque, dans ce Fils de la Perdition. En Jn 6, 70, Judas était identifié au diable. Ensuite, en Jn 13, 2, il en a été dissocié de telle sorte qu’il apparaisse clairement avoir été dominé par plus fort que lui. Le renvoi à Satan en Jn 13, 27 approfondissait encore cette dissociation. Ici, à notre avis, il n’est plus question de Judas, d’un homme, mais de l’auteur du péché. Dans les limites de Jn 17, « le Fils de la Perdition » est un synonyme du « Mauvais », mentionné en 17, 15. Le texte de 2 Th 2, 3-4 établit aussi très bien les équivalences entre les termes mis en série :

« Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme de l’Iniquité, le Fils de la Perdition, l’Adversaire, celui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu et reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu » (Traduction BJ retouchée).

Le personnage désigné par les dernières expressions pointe vers Antiochus Épiphane en Dn 11, 36, le roi de Tyr en Ez 28, 2, et le roi de Babylone en Is 14, 13-14, tous textes de veine apocalyptique. Aucun ne prétend identifier le mystère du mal à ces personnages. Mais ces personnages ne peuvent non plus en aucune manière se retrouver totalement dans ces descriptions de l’idole. Celle-ci est de l’ordre d’une symbolisation du mal, irréductible à de l’humain. À cet égard, ce sont comme autant de synonymes des autres termes employés précédemment : le diable et Satan. Du point de vue de l’interprétation, il devient clair dès lors qu’il ne s’agit pas de Judas, mais du partenaire de Jésus dans son combat eschatologique et apocalyptique ultime. Lui seul est « perdu ». Et l’argument de l’accomplissement de l’Écriture sert bien en ce sens. L’Écriture juive, a fortiori l’Écriture chrétienne, de la Genèse à l’Apocalypse, témoigne en faveur de ce que le mal n’a jamais eu et n’aura jamais ni le premier ni le dernier mot. Mais il fallait le Christ d’Israël pour nous le signifier en vérité.

L’enseignement s’avère une fois de plus considérable. L’enfer existe, mais personne ne sait qui s’y trouve. Je dois y prendre garde parce que ma liberté peut sans cesse se pervertir. Mais envoyer quelqu’un en enfer, fût-ce Judas ou le pire des criminels, serait désespérer d’eux en limitant l’Amour. « Quiconque envisage la possibilité ne fût-ce que d’un seul réprouvé en dehors de lui-même, celui-là sera difficilement capable d’aimer sans réserve… ».(6) Or comment éviter cette sorte de prédestination à l’enfer au nom de l’Écriture, à entendre « le Fils de la Perdition » d’un disciple ou d’un homme(7) ? La même doctrine se trouve donc toujours respectée. Le mal passe l’homme. Mais Dieu en son Fils le fait contribuer au bien en se le soumettant radicalement. Telle est sa Sagesse à laquelle nous pouvons avoir part si nous entrons dans ses voies. La Genèse et l’histoire de Joseph en particulier l’expriment déjà en toute clarté : « Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l’a tourné en bien, afin d’accomplir ce qui se réalise aujourd’hui : sauver la vie à un peuple nombreux » (Gn 50, 20).

Ouverture

Ces fondements rappelés et mis en place, les textes les plus délicats de l’évangile johannique irradient une lumière étonnante. Poussant jusqu’à la Passion et revenant aux controverses à Jérusalem du chapitre 8, dégageons-en quelques implications du point de vue de la relation aux juifs et au judaïsme.


1. La deuxième comparution de Jésus devant Pilate à l’intérieur du prétoire

« Tu n’aurais pas de pouvoir contre moi, aucun, si cela ne t’était donné d’en haut. À cause de ceci, celui qui me livra à toi a un plus grand péché » (Jn 19, 11).

Sur l’arrière-fond des textes précédents au sujet de « celui qui livra » Jésus, la moindre des précautions à prendre ici consiste à sauvegarder la distinction permanente entre le pécheur et l’auteur du péché. Au singulier, l’expression ne peut pointer que vers Judas. Mais nous avons vu que celui-ci est dominé par plus fort que lui, vaincu pourtant par le Fils qui aime « jusqu’à achèvement » (Jn 13, 1) en traversant toutes les forces de haine. Celui qui livre Jésus à Pilate, selon l’interprétation ici proposée, ne saurait renvoyer seulement à un homme ou à des humains mais au Prince de ce monde qui n’a rien en Jésus (Jn 14, 30). Ici, pas plus qu’ailleurs, Jésus ne se pose en « Accusateur » : ce serait le diaboliser. Il se propose comme le premier Paraclet-Défenseur (cf. Jn 14, 16) de tous les pécheurs dont nous sommes.


2. La « livraison » de Jésus par Pilate

« Alors donc il leur livra afin qu’il soit crucifié » (Jn 19, 16a).

Quoi qu’on ait dit de ce verset à propos des émissions d’Arte, Corpus Christi : « Sur ce mot [leur], sur cette chose minimum, quelques lettres, s’est joué le malheur des juifs »,(8) le texte n’est ni ambigu, ni « antisémite ». Ici encore, dans son propre acte de « livrer » Jésus -tout le contexte y insiste-, Pilate est manipulé par plus fort que lui. À trois reprises, comme Pierre dans son reniement, il conteste toute raison plausible de condamner Jésus (Jn 18, 38 ; 19, 4.6). Ceux à qui il livre Jésus sont de toute évidence, selon le contexte, les grands prêtres juifs. Ils ne se révèlent pas moins dupes de machinations iniques qui les dépassent, compte tenu de la teneur du récit et des dialogues. Mais il y a plus. La fonction de représentation du paganisme romain et du judaïsme, exercée par Pilate et les grands prêtres, laisse percevoir une implication du monde entier dans cette mort. Dès lors chaque personne s’en trouve interpellée. C’est le péché qui met à mort le Fils de Dieu et nous en sommes tous solidaires. Nous en sommes tous sauvés par l’unique Juste qui s’en laisse à ce point broyer. L’antisémitisme naît et renaît quand quiconque cède aux mécanismes du bouc émissaire en attribuant la faute à d’autres qu’à soi, en premier. (9)


3. Accusation ou désignation d’une paternité aliénante ?

« Vous, du père, le diable, vous êtes, et les désirs de votre père, vous voulez les faire. Celui-là, tueur-d’homme, il était, du commencement, et dans la vérité il ne s’est pas tenu parce qu’il n’est pas de vérité en lui ; chaque fois qu’il adresse le mensonge, il l’adresse de ses choses-propres parce qu’il est menteur et père du mensonge » (Jn 8, 44).

Tel serait, en guise de conclusion, le verset le plus indubitablement antisémite du quatrième évangile. Qui ne voit, compte tenu des analyses antérieures, qu’en fait Jésus désigne ici le véritable auteur du péché pour en libérer ses victimes en instaurant un espace de liberté ? Le contexte historique des querelles graves entre la Synagogue et l’Église judéo-chrétienne à l’époque de Yavné-Jamnia (90-110 ap. J.-C.) ne suffit pas pour déceler dans ces mots ce que certains appellent « une violence inouïe ». Jésus ne cède pas plus ici qu’ailleurs à la violence qui comporte toujours quelque chose de pernicieux. L’Église qui parle en lui comme dans la prière de Jn 17 ne se lasse pas de faire comprendre à quel point lui seul peut s’exprimer de la sorte. Non pour enfermer le pécheur dans la violence que lui-même endure. Pour l’en libérer, en dénonçant avec force de nouveau une « paternité » du mal qui passe l’homme. Il n’y a point de plus grande miséricorde que celle qui consiste à nommer le péché et sa source véritable. C’est ipso facto disculper le pécheur et lui offrir un chemin de liberté. Jésus paie son verbe de sa vie, sans répondre à la violence par la violence. Lui qui est livré, il livre en échange le don par excellence de sa vie : l’Esprit (Jn 19, 30). En lieu et place de tout refus qui traverse l’humanité entière, il livre sa vie divine en partage. C’est à croire, selon saint Jean. Et ce croire est encore l’œuvre du Père en nous (Jn 6, 29). Le quatrième évangile se révèle au lecteur attentif, d’une extrémité à l’autre, au service d’une louange sans fin pour cette œuvre gratuite de Dieu Père en son Fils par l’Esprit de sainteté dans le croyant.


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* Yves Simoens sj, enseigne au Centre Sèvres, à Paris.
1. R.E. Brown, The Gospel according to John (i-xii) (The Anchor Bible 29), New York, Doubleday & Company, 1966, p. 298.
2. Je reprends, faute de mieux, la traduction littérale proposée dans Selon Jean, I. Une traduction (Collection de l’Institut d’Études Théologiques 17), Bruxelles, Éditions de l’I.É.T., 1997, p. 34. La nouvelle traduction de la Bible, parue en 2001 chez Bayard, édulcore la force du propos : « Or un diviseur est parmi vous ». De même l’entrée « Diabolos » du Glossaire, pp. 3145-3146, n’est pas assez explicite sur le rapport entre le « diable » et l’auteur du mal.
3. Voir Y. Simoens, La gloire d’aimer, Structures stylistiques et interprétatives dans le Discours de la Cène (Analecta Biblica 90), Rome, Biblical Institute Press, 1981, pp. 71-72. Plus récemment : Selon Jean, 3. Une interprétation (Collection de l’Institut d’Études Théologiques 17), Bruxelles, Éditions de l’I.É.T., 1997, pp. 577-578.
4. « Au moment du repas, Booz dit à Ruth : ‘Approche-toi, mange de ce pain et trempe ta bouchée dans le vinaigre’ » (Rt 2, 14) : exactement la même expression, dans le grec, qu’en Jn 13, 26. On retrouve le vinaigre plus loin, à la croix : Jn 19, 29.
5. « Pour Jean, la chute de Judas était une énigme plus grande que la ruine de Jérusalem et du rabbinat » (A. Schlatter, Der Evangelist Johannes, Stuttgart, Calwer Verlag, 1948, p. 184, à propos de Jn 6, 70).
6. H. Urs von Balthasar, L’enfer. Une question, Trad. de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, p. 60.
7. La traduction de la Bible de Bayard, sans aucune note à ce sujet, entretient la confusion: « Quand j’étais avec eux, en ton nom que tu m’as donné, je les protégeais, veillant à ce qu’aucun d’eux ne se perde sauf celui qui devait se perdre pour que se réalise l’Écriture ».
8. J. Prieur, interviewé par Catherine Humblot, dans Le Monde du dimanche 23-lundi 24 mars 1997, Télévision-Radio-Multimédia, p. 3.
9. Plus longue argumentation dans Y. Simoens, « Jésus dans l’histoire. Lettre et Esprit » ; voir O. Flichy (éd.), Le milieu du Nouveau Testament, Diversité du judaïsme et des communautés chrétiennes au premier siècle, Paris, (Médiasèvres), 1998, pp. 93-114, ici p. 97.

 

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