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Partager Jérusalem - défis spirituels et politiques
Yehezkel Landau
Je suis heureux d'avoir été invité à venir partager mes réflexions avec vous, à Rome, à propos d'une autre cité sainte, Jérusalem, où j'habite moi-même. Les deux villes ont une histoire où politique et religion sont mêlées, et toutes deux ont été victimes de guerres faites au nom de la religion; mais il y a aussi entre elles, bien sûr, de grandes différences. Nous nous réjouissons tous de l'établissement de relations diplomatiques officielles entre l'Etat d'Israël et le Vatican: Si on se souvient de la fameuse audience de Théodore Herzl avec Pie X en 1903, l'existence d'une ambassade d'Israël auprès du Saint Siège représente une sorte de révolution historique dans les relations entre catholiques et juifs.
Le retour à Sion: deux précédents historiques
Selon l'ordre habituel des Bibles catholiques, les livres prophétiques viennent à la fin et, de ce fait, la généalogie de Matthieu qui introduit le Nouveau Testament marque l'accomplissement des préfigurations prophétiques de Jésus. Le choix des rédacteurs a tout son sens dans une perspective chrétienne. Les rédacteurs juifs ont placé, eux, les livres prophétiques au milieu, entre le Pentateuque et les Ecritures (Ketuvim). En fait, au temps de Jésus, le canon n'était pas encore définitivement établi. Le Nouveau Testament emploie pour les Ecritures l'expression: "la Torah et les Prophètes". Le Tanakh juif se termine par les livres I et II des Chroniques, et non pas par Malachie; et les deux derniers versets de ma Bible hébraïque sont les suivants:
Or la première année du roi de Perse Cyrus, pour accomplir la parole du Seigneur, sortie de la bouche de Jérémie, le Seigneur éveilla l'esprit de Cyrus, roi de Perse, afin que dans tout son royaume il fît publier une proclamation, et même un écrit, pour dire: "Ainsi parle Cyrus, roi de Perse: Tous les royaumes de la terre, le Seigneur, le Dieu des cieux, me les a donnés et il m'a chargé lui-même de lui bâtir une Maison à Jérusalem, qui est en Juda. Lequel d'entre vous provient de tout son peuple? Que le Seigneur son Dieu soit avec lui et qu'il monte!"
Les dernières paroles de ma Bible sont un appel à "monter" à Jérusalem pour accomplir la destinée du peuple juif et la parole de Dieu; et c'est cet appel qui m'a conduit ici, et avec moi tant d'autres juifs fidèles à la Bible!
On trouve dans le Talmud un enseignement très important: La première entrée dans le pays, au temps de Josué, a été le fruit d'une conquête militaire, et à ce moment-là le pays a été purifié des profanations idolâtres. Cette consécration ou sanctification, transformant la terre de Canaan en terre d'Israël, n'a été que temporaire: elle a été annulée plus tard par la conquête militaire de Nabuchodonosor, qui déporta le peuple à Babylone. Une cinquantaine d'années après, à l'époque dont parlent les Chroniques I et II, une partie seulement du peuple en exil, mais non pas son ensemble, revint de Babylone avec Esdras et Néhémie. Ils n'arrivaient pas avec une armée conquérante mais à l'invitation de la superpuissance de l'époque (Cyrus), et ils s'installèrent dans une partie seulement du pays (le plaine côtière restant habitée par les descendants des Philistins). Le Talmud et Maïmonide (Mishneh Torah Zera'im 1,5) enseignent que ce retour, cette réinstallation et cette reconstruction du Temple de Jérusalem, effectués sans violence, ont donné à la terre son caractère de Kedushah (sanctification), permanent et irrévocable. La consécration faite par des moyens militaires avait été annulée par l'armée de Nabuchodonosor, mais la sanctification obtenue par une réinstallation pacifique dure à jamais.
Maintenant que nous revenons pour la troisième fois sur cette terre, il nous faut tirer la leçon des deux retours précédents. Certains juifs semblent croire que nous sommes engagés dans une répétition de la conquête de Josué. D'autres, comme moi, voient dans le retour de Babylone le modèle du retour sioniste dans le pays au siècle dernier. Quand Rabbi Abraham Isaac Kook fut appelé à réciter une bénédiction sur le nouveau quartier général de l'Agence juive à Jérusalem, en 1928, il affirma que les juifs ne revenaient pas sur la terre d'Israël comme des conquérants étrangers, mais plutôt comme des exilés désireux de "racheter et construire" le pays de leurs ancêtres, qui était aussi le dépositaire de leurs espoirs messianiques. Ce noble idéal spirituel se heurta à la réalité d'un peuple palestinien indigène qui aspirait à son identité et à son indépendance propres, et qui ne fit pas à notre retour ce bon accueil que certains pionniers sionistes avaient naïvement espéré. Les Palestiniens s'opposèrent au contraire violemment à notre retour, et nous avons lutté, nous aussi, contre eux. Faire la guerre contribue souvent à fausser la conscience d'un peuple, et c'est pourquoi nous avons un besoin si urgent de paix. L'image et l'interprétation de la Torah, le judaïsme même, continueront à souffrir de distorsion (Josué ou les Zélotes de Massada étant élevés au rang de héros par exemple) aussi longtemps que nous serons obligés de lutter pour notre sécurité physique. Comme éducateur religieux, j'ai souvent l'impression que notre sainte Torah est comme un prisonnier de guerre qu'il nous faut délivrer de ceux qui cherchent à la fausser, en tant que porteuse de vérités qui affirment la vie.
Jérusalem: "coeur" et "mère" de peuples-frères
Après environ un siècle de conflits entre Israël et la Palestine, ces deux corps collectifs souffrent d'un empoisonnement du sang. Ils habitent sur la même terre, mais ne semblent pas pouvoir la partager dans un esprit d'équité et de confiance réciproque. Si nous poussons plus loin la métaphore anatomique, nous pouvons dire que Jérusalem est le coeur de deux corps politiques, et qu'elle manifeste des symptômes de maladie cardiaque. Si nous ne procédons pas au plus vite à une sérieuse opération diplomatique pour extraire une partie de chacun des corps gangrenés et soigner le coeur commun, nous allons souffrir des symptômes encore plus douloureux d'une pathologie chronique, à la fois sociale et spirituelle.
Imaginez Israël et la Palestine comme deux soeurs siamoises liées à l'endroit du coeur. J'ai lu récemment l'histoire de deux petites filles américaines qui correspondait à cette description. Leurs docteurs ne pouvaient les séparer sans tuer l'une des deux. Tel est le défi lancé à nos politiciens, diplomates et responsables religieux: séparer Israël et la Palestine pacifiquement, de manière à ce qu'aucun des deux ne menace la vie ou le bien-être de l'autre. Une telle tâche exige du temps, de la patience et une bonne mesure de compréhension mutuelle, des deux côtés. Le coeur commun doit rester entier: il ne peut plus être divisé comme il l'a été de 1948 à 1967. Le cas de deux nations en guerre revendiquant le même territoire et instaurant une capitale commune n'a pas de précédent dans l'histoire. C'est dans nos traditions religieuses qu'il nous faut donc trouver sagesse et points de repère.
Je désire partager avec vous une vision de la Cité sainte empreinte d'espérance. Je commencerai par cette question: Comment pouvons-nous vivre une sainteté qui soit une réalité inclusive et non pas le monopole d'une communauté particulière? Je ne suis pas un homme politique mais un éducateur religieux, vivant les richesses spirituelles du judaïsme. Me fondant sur notre héritage biblique et spirituel, j'essaie de comprendre quel sens a la sainteté de Jérusalem et de la terre pour nous, juifs, et pour le monde entier. Comprendre cela devrait nous aider à guérir les blessures qui nous séparent de nos frères et soeurs palestiniens, musulmans et chrétiens.
Il semble que le Dieu de l'histoire nous ait soumis à une épreuve suprême en ce siècle - à deux épreuves même, en réalité, la première étant celle du génocide puis, sans que nous ayons eu le temps de récupérer, le pénible défi de devoir retourner chez nous, survivants traumatisés, pour faire face aux enfants d'Israël, groupe majoritaire dans le pays. Deux millénaires de prières et de rêves doivent se mesurer à la résistance active d'autres gens qui ont leurs loyautés, leurs attachements et leurs symboles propres. Comment vivre avec cette tragédie, cette peine? Comment cette brutale réalité peut-elle s'accorder avec nos croyances et nos espérances messianiques? Comment conserver nos âmes intactes alors que nos corps sont blessés et que nous devons affronter de nouveaux sacrifices sur la voie d'une résolution pacifique du conflit?
Je ne raconterai pas ici toute l'histoire de l'attachement des juifs à Jérusalem, leur nostalgie de la retrouver. Les Psaumes 137 et 126 en sont des témoins suffisants. Depuis le temps du roi David, cette ville a été la capitale spirituelle et politique du peuple juif.
Les troupes de Garibaldi avaient pour cri de ralliement: "Rome ou la mort", mais tout au long de leur exil les juifs n'ont jamais mis Jérusalem en relation avec la mort, et cela même quand ils pleuraient sa destruction, à Tisha Be-Av. Nous affirmions au contraire: "L'an prochain à Jérusalem!" à la fin de chaque Seder pascal et chaque Yom Kippur, c'est-à-dire notre espoir de vivre pour célébrer le prochain cycle des fêtes chez nous, en tant que famille réunifiée. Peu d'entre nous songeaient à mobiliser une armée pour nous ouvrir la route; nous pensions plutôt qu'un Libérateur semblable à Moïse serait envoyé, et qu'il nous ramènerait là, des quatre coins de la terre. Le mouvement sioniste moderne donne une interprétation nouvelle du messianisme juif, et les sionistes religieux tels que moi voient le processus comme un "partenariat" se développant entre Dieu et son peuple. Quand le Messie viendra révéler la sainteté radieuse, compréhensive, depuis Jérusalem, un nombre suffisant d'entre nous, juifs, sera revenu pour aider à établir les bases de cet événement béni, et alors nous nous réjouirons tous ensemble. Les disputes théologiques de tant de siècles s'évanouiront, et nous en rirons. Ce sera comme Purim, la seule fête qui est supposée continuer jusqu'aux temps messianiques. Dieu a un sens de l'humour, aussi ironique que cela puisse paraître.
En 1967, Jérusalem a été réunifiée après avoir été divisée pendant 19 ans. Malheureusement il fallut une guerre pour arriver à cela. Après la Guerre des six jours, le Grand rabbin d'Israël, Shlomo Goren, fut interrogé sur la manière dont il voyait l'avenir de la Ville sainte. Il cita alors le fameux récit biblique où il est demandé au roi Salomon (Shlomo), son homonyme, de juger laquelle de deux femmes était la véritable mère de l'enfant contesté. Comme la réelle mère ne permet pas que l'enfant soit coupé en deux, le rabbin Goren se servit de cette analogie pour affirmer qu'Israël était la "vraie mère" de Jérusalem parce que les juifs, après avoir lutté pour réunifier la cité, s'opposaient au désir des Arabes qu'elle soit de nouveau divisée.
Le rabbin Goren était un savant et un maître très respecté, mais il n'est pas besoin d'une profonde sagacité talmudique pour s'exercer à ce genre de "midrash politique". Si la parabole signifie en fait quelque chose, c'est lorsque nous la tournons dans l'autre sens; car Jérusalem n'est pas un "bébé sacré" pour lequel se disputent deux mères en contestation: elle est plutôt, comme le dit le Psaume 87, notre mère à tous. Le Psalmiste considère tout croyant comme ayant deux certificats de naissance: l'un signalant sa naissance selon la chair, et l'autre attestant sa naissance spirituelle à Jérusalem, un certain nombre d'éons auparavant, au moment de la Création. Ainsi, si nous entreprenons de faire des homélies midrashiques sur la destinée de l'ensemble des nations ou sur la vocation de Jérusalem, il nous faudrait être aussi humbles que possible et éviter la tentation du triomphalisme spirituel.
Le nom de Jérusalem: symbole d'un pluralisme essentiel
Les politiciens israéliens ne passent certes pas leur temps à explorer les profondeurs mystiques de sources comme le Psaume 87, et Yasser Arafat et ses collègues ne sont pas des Soufis entreprenant une jihad intérieure contre le péché. Les leaders sont de part et d'autre des nationalistes partisans, luttant pour assurer à leur propre peuple leurs droits et pour répondre à leurs revendications, et cela aussi en ce qui concerne Jérusalem. Trop souvent, paroles et symboles sont utilisés comme des munitions dans la lutte idéologique. Ainsi cette année, pour le Jour de l'indépendance d'Israël, la municipalité de Jérusalem a décoré la ville de bannières, certaines ornées du symbole du Lion de Juda et d'autres d'un dessin représentant trois mains jointes au-dessus de l'inscription: "Jérusalem, cité de paix" écrite en anglais, hébreu et arabe. Le nom arabe de la ville, sur ces bannières, était "Urshalim-al-Quds", une invention des Israéliens. Aucun Arabe, nulle part dans le monde, n'ajoutera "Urshalim" au nom arabe traditionnel, "al-Quds" ("la Sainte"). Le précédent député-maire de Jérusalem, Meron Benvenisti, raconte l'histoire de cette anomalie linguistique dans son livre: Conflicts and Contradictions (p.196):
En 1967, après l'occupation de la Vieille ville, le gouvernement insista pour qu'on emploie le nom de Urshalim dans les émissions en langue arabe... J'étais alors administrateur de la Vieille ville. Je conclus un accord tacite avec les autorités de la radio israélienne pour qu'on utilise le nom traditionnel et, un matin, la radio commença son émission en arabe par: "Saout Israïl min al-Quds" ("La voix d'Israël de al-Quds"). Ce fut l'occasion d'un scandale qui alla jusqu'au gouvernement. J'insistais afin de savoir pourquoi on voulait forcer les Arabes à appeler une ville, sainte à leurs yeux, d'un nom fabriqué, un mot hébreu métamorphosé en arabe. La réponse fut que l'usage de Urshalim établissait un fait politique: la domination juive sur Jérusalem. Finalement, un compromis fut trouvé. Le nom comporterait un trait d'union et la ville serait officiellement connue en arabe sous le nom de Urshalim-al Quds. Et cela est resté ainsi.
Comment mettre fin à ce heurt des symboles, des noms, des espérances et des rêves? Comment Yerushalayim (en hébreu) et al-Quds (en arabe) peuvent-elles coexister dans l'harmonie? Comment les deux nations qui donnent de tels noms à la ville qui est leur mère commune peuvent-elles en partager la beauté et la sainteté sans avoir à se battre pour elle?
Je partagerai avec vous un autre méta-midrash qui m'aide à répondre à ces questions bien concrètes. La source en est Berechit (Genèse) Rabbah 56,10). Son auteur essaie d'expliquer l'origine du nom "Yerushalayim". En Genèse 14, il est dit qu'après qu'Abraham ait délivré son neveu Lot qui avait été enlevé, il vint à Jérusalem pour y recevoir la bénédiction du fameux roi et prêtre de cette ville, Melkitzedek. Le nom de la ville était alors Shalem (ce qui donne l'idée d'une intégrité, d'une harmonie). Melkitzedek bénit Abraham au nom de El Elyon, le Dieu Suprême (Abraham n'était pas le seul monothéiste à cette époque, et il put ainsi accepter le pain, le vin, la bénédiction et les dîmes de Melkitzedek). Deux versets plus loin (v. 22), Abraham parle au roi de Sodome et fait référence à Dieu dans un langage semblable: "El Elyon, à qui appartiennent ciel et terre". Abraham et Melkitzedek ont donc un vocabulaire monothéiste commun et ils l'utilisent pour glorifier le nom de Dieu devant les autres, à Jérusalem. Dans le midrash, Dieu immortalise cette rencontre en donnant à la ville un nom qui honore ces deux justes, serviteurs du Tout-puissant. Et comment fait-il cela? En prenant le mot "Shalem" en l'honneur de Melkitzedek, et en mettant devant le "Yeru" en l'honneur d'Abraham. Pourquoi "Yeru"? Il s'agit d'une légère variation de Adonaï "Yireh", le nom qu'Abraham lui-même donne au Mont du Temple, le Moriah, à Jérusalem, à la fin de l'épisode de la Ligature d'Isaac, huit chapitres plus loin. Le texte (en Gn 22) explique que le mot signifie "Dieu sera révélé", manifesté, là. Ainsi "Yeru-Shalem" témoigne d'un monothéisme pluraliste, tel qu'il est vu et sanctionné par Dieu qui tient la première place. De plus, la finale en forme de pluriel de "Yerusahlayim", suggère l'idée que la multiplicité inhérente à la sainteté de la ville va bien au-delà des deux monothéismes pour embrasser la foule nombreuse et variée de tous ceux qui croient en un seul Dieu Suprême.
J'ajouterai ici une petite parenthèse. Au Sud de Jérusalem se trouve la ville où a vécu Abraham, Hébron, "Hevron" en hébreu, nom qui dérive de la même racine que "haver" ("ami"). Le nom arabe de cette ville est El-Khalil, ce qui signifie aussi "l'ami" et qui fait référence à Abraham (ou Ibrahim), l'ami très aimé de Dieu. C'est là que le Patriarche acheta le grotte de Makpelah pour y enterrer sa femme Sarah. Il ne conquit pas ce coin de terre, il ne le revendiqua pas face à Ephron et aux autres Hittites, même si Dieu lui avait promis, à cinq reprises avant Gn 23, que ses descendants hériteraient de cette terre toute entière. Makpelah signifie en hébreu "multiplicité". Ainsi est inscrite, dans les noms des deux lieux les plus saints de la Terre Sainte (Yerusahlayim et Makpelah), l'idée d'une sainteté multiple ou pluraliste. Remarquer cela devrait nous amener à comprendre de manière inclusive notre rôle consécrateur à l'intérieur et autour de ces lieux, si nous voulons être fidèles à ce que nous a légué Abraham, lui qui est notre ancêtre commun, tout comme Jérusalem est notre mère commune.
Arméniens, juifs et Palestiniens: Partager la bénédiction d'Abraham à Jérusalem
Je conclurai par un autre méta-midrash sur les trois communautés de foi abrahamiques qui vivent actuellement côte à côte à Jérusalem: Juifs, chrétiens et musulmans. La Vieille ville est composée de quatre quartiers semblables aux quatre chambres du coeur humain: le juif, l'arménien, le musulman et le chrétien universel (ce dernier englobant l'église du Saint sépulcre). Ma réflexion portera sur les trois premiers de ces quartiers et sur les communautés qui y résident.
Pourquoi ces trois peuples doivent-il partager Jérusalem en vivant dans des espaces séparés, même s'ils sont adjacents? Pourquoi, de toutes les nations chrétiennes, les Arméniens sont-ils les seuls dignes d'avoir un quartier à eux, avec la cathédrale St Jacques comme centre spirituel? La présence des Arméniens à Jérusalem remonte au 4e siècle, peu de temps après qu'ils soient devenus la première nation chrétienne (se convertissant en masse dix ans avant Constantin). Leur propre via dolorosa, au cours de l'histoire, a atteint son apogée à la fin du siècle dernier lorsqu'environ un million et demi d'Arméniens furent massacrés par les Turcs dans un "génocide oublié". L'année dernière, pour la première fois, le gouvernement israélien a été représenté à la cérémonie commémorant les martyrs arméniens, le 24 avril, par le Ministre de l'immigration et de l'absorption, Mr Yaïr Tzaban.
Nous étions, nous les juifs, la cible qui devait être visée ensuite, et il y a une relation directe entre le massacre des six millions de juifs et le génocide arménien qui l'a précédé. A la veille de sa Guerre-éclair en Pologne,en 1939, Adolph Hitler demandait à ses généraux: "Qui se souvient aujourd'hui des Arméniens?" La communauté mondiale n'avait pratiquement rien fait pour sauver les Arméniens et, pensait-il, les Nazis allaient réussir dans leur projet de génocide des juifs, des Tsiganes et d'autres. La création de l'Etat d'Israël en 1948 fut pour une part une réponse, ou un défi, de la part de juifs déterminés, à la suite de la Shoah, à en finir avec leur situation d'exilés, de victimes, avec leur vulnérabilité.
Les Palestiniens, quant à eux, n'ont pas été victimes d'un génocide, mais la perte de la Palestine en faveur des juifs, compliquée par le fait qu'ils ont été manipulés et, à l'occasion, massacrés par à peu près tous les autres groupes au Moyen Orient (y compris par divers régimes arabes) les a traumatisés, remplis de ressentiment et rendus aussi méfiants quant aux intentions d'autrui que nous le sommes, nous les juifs. Et maintenant ces trois peuples "crucifiés" (les Arméniens chrétiens, les juifs israéliens et les Palestiniens musulmans et chrétiens) se partagent Jérusalem tout en pleurant leurs martyrs et essayant de rester fidèles à leurs traditions religieuses. Outre les profondes blessures dont ils ont souffert dans leur chair, les souffrances morales de l'exil, le fait d'avoir dû se réfugier dans des pays étrangers, ces trois nations sont liées par un autre dénominateur commun. Les similitudes de destin que nous avons signalées ne pourraient-elles être en quelque sorte liées au fait que ces trois communautés ont, de par leur identité, certaines particularités telles que: le sens de constituer un peuple, la fidélité à une tradition religieuse et l'attachement à une terre qu'ils considèrent, chacun, comme sainte? Ces trois dénominateurs communs ainsi que la juxtaposition de ces peuples actuellement à Jérusalem ne pourraient-ils être utiles à une humanité désorientée cherchant un équilibre difficile entre les particularismes culturels et l'universalité? Et plus profondément, ce défi pourrait-il être lié à la vocation messianique de Jérusalem qui invite juifs, chrétiens et musulmans à travailler ensemble, en tant que partenaires, à une oeuvre de consécration qui permettrait la guérison de nos traumatismes et une véritable libération?
Depuis le temps de Melkitzedek jusqu'à nos jours, la sainteté de Jérusalem a été manifestée non seulement par les prières de ceux qui l'aiment, mais aussi dans les institutions politique établies par ceux qui la gouvernent. Le judaïsme et l'Islam, en fait, n'acceptent pas l'idée d'une politique désacralisée, particulièrement en ce qui concerne cette ville. La tâche sacrée qui nous attend est donc d'aider à négocier un arrangement qui soit acceptable par toutes les parties, qui respecte l'attachement spirituel et politique des juifs comme des Palestiniens, et aussi celui des Arméniens et de toute autre personne qui doit se sentir aussi bienvenue en cette ville. Cette "opération à coeur ouvert" est nécessaire pour la guérison des traumatismes et des blessures de ce siècle et pour permettre à nos enfants de jouir de la liberté et de la sécurité au siècle prochain.
Hirsh Goodman écrivait récemment dans The Jerusalem Report (4 novembre 1993, p.56):
Je suppose que, dès le début (des négociations politiques), nous sommes tous d'accord que Jérusalem devienne le symbole de la réconciliation, le lieu où aient lieu tous les pourparlers de paix... Jérusalem ne doit pas devenir une "ville internationale", mais la capitale partagée et unie de deux peuples qui s'efforcent de vivre ensemble. Elle devrait être une ville sans frontières internes, mais une ville dont les parties puissent conserver leurs particularités géographiques et ethniques comme un microcosme de la coexistence israélo-palestinienne.
C'est une énorme responsabilité que nous portons tous. Jusqu'à maintenant le conflit, à Jérusalem et dans ses alentours, a trop souvent manifesté ce qu'il y a de plus mauvais, tant du côté des juifs que des Arabes; mais la ville qui est notre mère commune a la capacité de manifester aussi ce qu'il y a de meilleur en nous. Notre ancêtre commun, Abraham (Ibrahim), a reçu la promesse (Gn 12,3) que par lui "seraient bénies toutes les nations de la terre". Pour que juifs et Arabes puissent réellement partager la bénédiction promise, il leur faut sacrifier leurs loyautés partisanes et exclusives envers Jérusalem. Un tel sacrifice mutuel ne contribuera pas seulement à protéger nos corps et à libérer nos esprits, il portera aussi la guérison et l'espérance jusqu'aux extrémités de la terre. Et nous, les habitants de Jérusalem, nous avons besoin des prières et de l'aide de gens vivant ailleurs dans le monde au moment où nous tentons, par des actes de justice et de compassion, de manifester la sainteté que Dieu a accordée à cette ville et à tous ses enfants.