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La ou deux ou trois... Le concept rabbinique de Shekhina et Matthieu 18,20
Joseph Sievers
Cet article a paru en anglais dans le recueil édité en l'honneur de Monseigneur John M. Oesterreicher: « Standing before God: Studies on Prayer in Scriptures and in Tradition with Essays » (Ktav, New York 1981). Nous le publions avec l'aimable autorisation des éditeurs, Asher Finkel et Laurence Frizzell.
L'auteur, Joseph Sievers, est Professeur d'Etudes juives et chrétiennes à Seton Hall University, South Orange, New Jersey depuis 1975. Il enseigne aussi l'Histoire Ancienne au Oueensborough Community College de l'Université de New York. Dans une note, il explique qu'il dédie avec joie cet article à Mgr Oesterreicher qui a peut-être fait plus que quiconque pour promouvoir le dialogue. Il ajoute que c'est à Vienne, alors qu'il suivait les cours du Prof. Kurt Schubert sur la Mishna, qu'il eut l'idée d'écrire un tel article. « Je sentis alors, écrit-il, qu'une étude comparée du concept de Présence divine pourrait avoir des implications importantes pour le dialogue judéo-chrétien ».
Les origines du terme Shekhina
La littérature rabbinique exprime ordinairement l'idée de la présence divine par le terme de Shekhina. C'est un mot abstrait féminin dérivé du verbe Shakhan qui signifie « habiter, s'établir, re¬poser, demeurer ». Ce verbe et ses dérivés sont fréquemment employés dans l'Ancien Testament en référence à Dieu et à son sanctuaire Le terme Shekhina, cependant, ne se rencontre jamais dans la Bible hébraïque ni, pour autant que je puisse m'en rendre compte, dans les Rouleaux de la Mer morte. Aussi, lorsque les chercheurs ont voulu trouver l'origine de ce concept, se sont-ils appuyés presque uniquement sur les textes rabbiniques eux-mêmes. Même si cette méthode est légitime, elle n'aboutit qu'à de maigres résultats car le ter¬me ne se trouve pas bien attesté avant la géné¬ration de Rabbi Akiba, au début du deuxième siècle.
Certaines références rabbiniques à la Shekhina peuvent être antérieures à cette date, mais on ne les trouve que dans des textes qui ont subi des modifications jusqu'à une époque bien plus tar¬dive; aussi ne peut-on s'appuyer vraiment sur elles. Nous en avons un exemple dans la prière du Aleinu qui fait allusion à « l'habitation (Shekhina) de sa puissance dans les régions supérieures », prière qui dans sa toute première forme remonte à l'épo¬que du Temple et fait partie maintenant du service quotidien 2. Une autre prière, ajoutée aux Dix huit Bénédictions, et attribuée aux Hassidim ha risho¬nim (« les hommes pieux d'autrefois ») se rencon¬tre dans le Midrash sur les Psaumes qui date du 9e siècle: « (Dieu) miséricordieux, dans ta grande pitié, ramène ta Shekhina à Sion et rétablis le culte du Temple à Jérusalem » 3. Si nous pouvions avec certitude mettre en relation les Hassidim ha rishonim avec les Asidaioi du début du 2" siècle, nous pourrions considérer cette prière comme une référence à la profanation du Temple par Antiochus Epiphane (167 av. J.C.); mais nous n'avons malheu¬reusement que trop peu d'informations sur ce groupe des « hommes pieux d'autrefois » pour être certains de la situation historique ici reflétée; et nous sommes encore moins certains de la formu¬lation originelle de la prière 4.
Les références à la Shekhina sont nombreuses dans le Targum d'Onkelos comme dans les diver¬ses recensions du Targum Palestinien. Bien que les Targumim contiennent des éléments beaucoup plus anciens, ils n'ont pas été rédigés dans leur forme finale avant le 3e siècle, aussi ne sont-ils pas d'une grande aide pour établir l'origine du terme Shekhina 5.
Une recherche sur les origines de ce concept pourrait être faite avec plus de profit en dehors de la littérature rabbinique. Le 2e livre des Mac¬chabées, écrit en grec et achevé avant 63 (av. J.C.), peut nous donner quelques indications: Ra¬contant les événements qui ont précédé 161 (av. J.C.), il cite aussi une prière des prêtres de Jéru¬salem à l'occasion de la purification du « Temple de ton habitation » (naon tes ses skenoseos) 6. Skenosis, nom féminin abstrait, a pour parallèle hébreu le plus proche par le sens et par la forme le mot Shekhina 7. Bien qu'il ne se réfère pas spé¬cialement à ce passage, Goldberg suggère que la désignation du Temple comme « maison de l'habi¬tation divine » a pu avoir été à l'origine du terme Shekhina 8.
Le 2e livre des Macchabées semble confirmer cette hypothèse en nous présentant une première étape du processus qui a conduit d'une simple « habitation » à une « présence de Dieu » ou à « Dieu » (présent dans le Temple). Il n'est plus possible de déterminer à quel moment s'est achevé ce processus, mais la date la plus plausible serait un peu avant la destruction du Second Temple
(70 av. J.C.)9. Le sens du mot Shekhina, cependant, ne s'est pas borné, comme nous allons le voir, à celui de la présence divine dans le sanctuaire.
Shekhina et Thora
Le mot Shekhina en est venu à désigner dans la littérature rabbinique tous les modes de la pré¬sence divine, dans le présent, dans le passé et dans l'avenir eschatologique; autrement dit, il est devenu synonyme de Dieu chaque fois qu'est évo¬quée sa proximité; ce qui n'exclut pas la dis¬tinction, et même la tension qui existe entre les différentes formes de la présence divine 14. Nous nous en tiendrons ici aux circonstances qui, selon les rabbins, rendent possible la présence de la Shekhina parmi 2 ou même 3 personnes.
Un passage de la Mekhilta, qui est un midrash relativement ancien sur l'Exode ", nous montre le lien qui existe entre la présence de Dieu dans le Temple et sa présence parmi les créatures humai¬nes en dehors du Temple. Il est question du pas¬sage de l'Exode (20,24): « En tout endroit où je donnerai lieu de commémorer mon nom, je vien¬drai à toi te bénir », interprété comme suit:
Là où je me révèle à vous, c'est dans le Temple. De là vient, dit-on, que le Tétra¬gramme ne doit pas être prononcé en dehors du Temple 12. — R. Eliezer b. Jacob dit: Si vous venez chez moi, je viendrai chez vous; mais si vous ne venez pas chez moi, je ne viendrai pas chez vous. C'est au lieu que mon coeur aime que mes pieds me portent. — A propos de ce passage, les sages ont dit: Chaque fois que 10 personnes sont réu¬nies dans une synagogue, la Shekhina est avec elles, comme il est dit: « Dieu se tient dans l'assemblée de Dieu » (Ps. 82). Et com¬ment savons-nous qu'il est aussi avec 3 per¬sonnes formant la Cour d'un tribunal? Il est dit: « Au milieu des juges il juge » (ibid.). Et comment savons-nous qu'il est également avec 2 ? Il est dit: « Ainsi se parlaient-ils l'un à l'autre ceux qui craignaient Dieu » etc... (MI 3,16). Et comment savons-nous qu'il est même avec un seul? Il est dit: « En tout en¬droit où je donnerai lieu de commémorer mon nom, je viendrai à toi te bénir » 13.
Ce midrash présente deux opinions anonymes qui s'opposent: l'une restreint la présence de Dieu au Temple, l'autre affirme qu'elle se trouve aussi en d'autres lieux. Les paroles de R. Eliezer b. Jacob se situent à part et ne nous disent rien du con¬texte historique de ces deux traditions 14. Cela nous indique cependant que le problème, pour le rédacteur, était celui de la présence ou de l'absen¬ce de Dieu, et non pas de savoir si l'on peut pro¬noncer le nom divin. Il faut noter que le texte utilisé pour prouver la présence de la Shekhina avec 10 personnes réunies à la synagogue ou avec 3 personnes formant la Cour d'un tribunal, c'est-à-dire en train de juger, est tiré d'un psaume qui était récité lors du service liturgique du mardi au Temple (m Tamid 7,4). Cette remarque ne nous permet pas de dater l'origine du concept, ni même de considérer comme identique les deux modes de présence, dans le Temple ou en dehors de lui, mais elle donne moins de poids à la thèse de Goldberg selon laquelle il n'y aurait aucune relation entre les deux concepts de Shekhina: présence dans le Temple ou dans la communauté ". La pré¬sence de la Shekhina avec 3 juges ou davantage est un thème fréquent dans la littérature rabbi¬nique. Cette présence est supposée dans les cas relevant du droit civil ou du droit pénal, ainsi qu'au moment où les juges délibèrent pour fixer les dates du calendrier 16.
La Mekhilta ne fixe aucune autre condition à cette présence de la Shekhina avec 1 ou 2 per¬sonnes que d'avoir la crainte de Dieu et de se rap¬peler son nom. Elle diffère en cela de la plupart des autres traditions qui considèrent comme une condition essentielle de se consacrer à l'étude de la Thora. Plusieurs sentences du traité Abot de la Mishna viennent illustrer cela. On y rencontre les deux seules mentions du terme Shekhina qu'on puisse trouver dans toute la Mishna ". La pre¬mière sentence, la plus connue, est attribuée à Rabbi Hananiah ben Teradyon:
Si 2 personnes s'asseyent ensemble et qu'el¬les ne s'entretiennent pas de la Thora, il s'agit alors d'une réunion de « méprisants » 18; mais si 2 personnes s'asseyent ensemble et qu'elles s'entretiennent de la Thora, alors la Shekhina est au milieu d'elles, comme il est dit: « Ainsi s'entretenaient ceux qui craignent le Seigneur; et le Seigneur prêta l'oreille et entendit; et un livre aide-mémoire fut écrit devant lui en faveur de ceux qui le craignent et qui cherchent refuge en son nom » (MI 3,16) 19.
Rabbi Hananiah ben Teradyon fut un contemporain de Rabbi Akiba. D'après le Talmud, il mourut mar¬tyr durant la persécution d'Hadrien (vers 135 ap. J.C.). Son extraordinaire insistance sur l'étude et l'observance de la Thora a été illustrée par le récit de sa mort: On raconte qu'il fut brûlé vif, enroulé dans un rouleau de la Thora 2". Les paroles que nous avons rapportées ci-dessus conviennent bien à un tel homme, en un temps de persécutions. Dans leur forme actuelle, avec leur référence à la Thora, elles peuvent être originalement celles de Hananiah. L'idée que la Shekhina est presente avec 2 personnes est cependant une idée dont nous trouvons des traces dès le 1er siècle 21. On ne voit pas clairement la relation qui existe entre cette tradition et le passage de la Mekhilta cité plus haut, mais on peut raisonnablement supposer que la croyance en la présence de la Shekhina dans un groupe d'au moins 10 personnes existait déjà bien auparavant.
Il existe dans les Abot de Rabbi Nathan un récit parallèle à celui de Rabbi Hananiah, attribué à son contemporain, Rabbi Halafta de Séphoris. Ce der¬nier parle de la présence de la Shekhina chaque fois que « 2 ou 3 s'asseyent ensemble sur la place du marché et s'entretiennent de la Thora » ". On cite de même les paroles de Rabbi Siméon bar Yohaï (100-170 apr. J.C.) dans le traité Abot: « Lors¬que 3 personnes mangent à la même table et s'y entretiennent de la Thora, c'est comme s'ils avaient mangé à la table de Dieu » 23. Le même traité cite par la suite diverses paroles sur l'importance de la Thora pour la vie individuelle; on y rapporte cel¬les de Rabbi Halafta de Kfar Hananiah (de la fin du 2e siècle) affirmant que la Shekhina est pré¬sente avec ceux qui s'occupent de la Thora, qu'ils soient 10, 5, 3, 2 ou un seulement 24.
Dans ce contexte, le mot « Thora » ne devrait pas être entendu dans un sens trop restreint, com¬me s'il ne concernait que le Pentateuque ou la Loi écrite et orale au sens strict du terme. Dans la littérature rabbinique, le mot est utilisé dans des sens variés, et il englobe souvent toutes les tra¬ditions vivantes de la Halakha ainsi que leurs ap¬plications dans la vie. Un texte qui traite de la question de la présence de la Shekhina parmi les juges affirme que « même les délibérations à la Cour sont Thora »; et un rabbin a soutenu que même les conversations quotiennes en Terre Sainte étaient Thora 25.
Un commentaire moderne, enfin, explique que les paroles de Rabbi Hananiah ben Teradyon impli¬quent « l'obligation de s'attacher à méditer les pa¬roles de la Thora, les valeurs, les préceptes et les lois qu'elle propose, dans le monde de relations et d'affaires qui nous est quotidien » ".
S'occuper de la Thora, dans la pensée rabbi¬nique, ce n'est pas d'abord une opération intel¬lectuelle, c'est partager la propre activité de Dieu 27; aussi la Thora est-elle considérée comme un moyen de faire l'expérience de Sa proximité, de la Shekhina.
C'est dans le domaine de la vie conjugale que se trouve soulignée de manière particulière la pré¬sence de la Shekhina là où 2 personnes sont réu¬nies. Dieu est considéré comme le troisième par¬tenaire (de l'alliance conjugale). On rapporte les paroles suivantes attribuées à Rabbi Akiba: « Quand un mari et sa femme en sont dignes, la Shekhina demeure avec eux; quand ils n'en sont pas dignes, un feu les consume ». Il ne s'agit pas là d'un sim¬ple jeu de mots ou calembour; ces paroles sem¬blent exprimer l'idée que Dieu peut éventuellement faire sentir sa proximité à un homme et à une fem¬me unis dans le mariage 28.
Ce dernier exemple. ainsi que bien d'autres, montre les implications morales d'une présence de la Shekhina: Il faut en être digne; si l'on vit dans le péché, si l'on commet le meurtre, l'adultère, l'idolâtrie ou la calomnie, on cause le départ de la Shekhina 29. « Ceux qui sont doux », au contraire, « permettront que finalement la Shekhina habite sur la terre parmi les hommes » 30.
Le contexte de Mt 18,20
Même si nous ne savons pas clairement dans quelle mesure le concept de Shekhina était répan¬du au ter siècle apr. J.C., les Evangiles de Mat¬thieu et de Jean sont là pour attester qu'il était répandu. On a fait remarquer à bien des reprises qu'on trouve un parallèle très frappant du récit de Hananiah ben Teradyon cité plus haut en Mt 18,20: « Là où 2 ou 3 sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux », verset qui se trouve inséré dans un chapitre d'instructions données à la commu¬nauté chrétienne primitive.
Dans son contexte actuel, il se situe entre les enseignements sur la réconciliation (y. 15-17) et sur le pardon (v. 21-22). Il est précédé de la pro¬messe que la prière faite par 2 personnes unissant leurs voix sera exaucée (v. 19) et par le pouvoir donné aux disciples de lier et de délier (y. 18). Les versets 19-20 sont nettement situés hors de leur contexte par les formules d'introduction des ver¬sets 19 et 21, ainsi que par leur forme et leur con¬tenu. Ils constituent deux « logia » originellement indépendants, même si le y. 20 se trouve lié, au niveau rédactionnel, au v. 19 par la conjonction « car » (gar) 31
Plusieurs études approfondies sur Mt 18 en général 32, et sur 18,20 en particulier 33, ont été faites ces derniers temps; aussi plutôt que de me lancer dans une exégèse complète, je traiterai ici seule¬ment la question suivante: Comment les textes rab¬biniques et Mt 18,20 peuvent-ils s'éclairer mutuel¬lement? On a bien peu fait jusqu'ici pour tenter de déterminer la nature de ce rapport mutuel. Cela peut être expliqué, entre autres, par le fait qu'il est difficile de mettre en relation un passage d'Evan¬gile datant du 1er siècle avec des textes rabbini¬ques dont la rédaction est postérieure de plus d'un siècle. Sandmel met justement en garde contre la « parallélomanie » 34. On peut cependant tenter, àvec prudence, de comparer certains textes paral¬lèles.
Si l'on regarde superficiellement, les différen¬ces sont évidentes: Mt a « mon nom » au lieu de « paroles de la Thora », et il parle de Jésus au lieu de la Shekhina. Ces divergences se comprennent mieux cependant si l'on reconnaît que l'on a affaire ici à un « parallèle aux formes fixes » 35. Les Evan¬giles attribuent presque continuellement à Jésus ce que les textes rabbiniques disent de Dieu et de la Thora. Si, de plus, nous considérons les passages en question comme des énoncés théologiques pré¬cis et non comme des préceptes moraux généraux, le parallélisme prend encore davantage d'intérêt.
Le parallélisme étant aussi étroit, il est pro¬bable qu'il existe entre eux une certaine parenté littéraire. On ne peut conclure a priori que certains rabbins aient connu l'Evangile de Matthieu ou des traditions chrétiennes similaires et qu'ils en aient recueilli certains éléments pour leur propre usage. Il n'est cependant guère vraisemblable que le dé¬veloppement théologique d'un concept aussi im¬portant que celui de Shekhina ait été une réponse directe au christianisme; aussi la plupart des cher¬cheurs sont-ils prêts à admettre que Mt 18,20 est basé sur une tradition juive, et non pas l'inverse".
Analyse de Mt 18,20
Deux ou trois: Le quorum exigé pour une forme particulière de présence peut avoir été laissé sim¬plement dans le vague ou être un écho des « 2 ou 3 témoins » mentionnés au v. 16b. Il y a cependant d'autres possibiliés: Cette formulation peut avoir été influencée par l'idée de la présence de la Shekhina parmi 3 juges. Cette hypothèse ne peut être prouvée, mais comme les versets qui précèdent décrivent la manière dont l'Eglise doit agir si « l'un de ses membres vient à pécher », on ne peut l'abandonner trop facilement. En fait, un certain lien avec le Ps. 82 et son interprétation rabbinique devient même davantage plausible quand on consi¬dère le parallèle apocryphe suivant: « Là où se trouvent 3 dieux, ils sont dieux » 37. On ne voit cependant pas clairement s'il existe une relation directe entre les « 2 ou 3 » de Mt 18,20 et les « 2 ou 3 » des Abot de R. Nathan B cités plus haut.
Sont réunis (eisin... sungmenoi): Il a été souvent suggéré, dernièrement encore par Engle¬zakis ", que Mt 18,20 n'a en vue que les assemblées liturgiques; mais cela va à l'encontre de l'évidence:
— Dans le N.T. le verbe sunagein est rarement utilisé pour des assemblées liturgiques. En Mt, où on le rencontre le plus fréquemment (24 fois), il n'a jamais un tel sens.
— Le v. 20 parle de façon plus générale que le v. 19 et ne précise pas une situation particulière.
— Le v. 19 lui-même ne se limite pas à la prière liturgique.
— Les v. 15 à 18 traitent de questions discipli¬naires et non liturgiques.
— 1 Co 5,4, qui ressemble sous certains aspects à Mt 18,20, parle d'une assemblée pour une affaire disciplinaire, non pour une célébration liturgique (voir Col 3,17).
— Abot 3,2 et les autres textes rabbiniques similaires ne présupposent aucun cadre liturgique ni aucune assemblée formelle ".
En mon nom, (eis to emon onoma): Il a souvent été indiqué que cette expression traduit l'hébreu/ araméen lishmi", ce qui peut être rendu par « pour moi », « pour l'amour de moi ». On pourrait mettre en parallèle les paroles attribuées à Rabbi Yohanan le Faiseur de sandales (milieu du 2e siècle): « Toute assemblée qui se fait au nom du ciel (leshem shamayim) tiendra à la fin; mais celle qui ne se fait pas au nom du ciel, à la fin ne tiendra pas »
(m Abot 4,11; cf. 5,17). Le mot « ciel », comme c'est souvent le cas dans les textes rabbiniques et dans ceux du N.T., est ici synonyme de « Dieu ». Notons aussi que cette expression « nom de Dieu » se re¬trouve dans plusieurs textes de la Bible que les rabbins ont mis en lien avec la Shekhina. Le texte de MI 3,16, sur lequel on s'appuie pour affirmer la présence de la Shekhina entre 2 personnes, men¬tionne ceux qui « pensent à son nom » (cf. Ex. 20,24).
On ne sait pas clairement si la tradition juive qui sous-tend Mt 18,20 fait référence à la Thora ou à Dieu. Dans plusieurs passages des Evangiles synoptiques, Jésus prend la place de la Thora '. Ce fait cependant doit être mis en conjonction avec Mt 5,17: « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes. Je ne suis pas venu pour les abolir mais pour les accomplir ».
« Là je suis »: Cette déclaration est la rupture la plus radicale avec la tradition juive. Certains auteurs y voient comme une antithèse polémique au concept rabbinique de la présence de Dieu ". Il semble cependant que la source de Mt n'envi¬sage pas un remplacement, mais qu'elle cherche à exprimer le concept que la Shekhina s'est ma¬nifestée en Jésus. Cette impression est renforcée par le contexte qui est orienté vers la prière et le pardon beaucoup plus que vers la polémique.
Il ne peut évidemment pas être prouvé que la tradition juive sous-jacente usait à cette époque du terme Shekhina. Cela est cependant plus que probable. Nous avons affaire ici à une idée de la présence dont nous pouvons facilement trouver trace dans des notions vétéro-testamentaires (cf. Ex 20,24); mais le v. 20 a la forme des formules rabbiniques qui utilisent dans ce contexte le terme de Shekhina. On peut probablement trouver une allusion à ce même concept dans le prologue de l'Evangile de Jean (1,14) et peut-être aussi dans Ap 21,3 ".
«Au milieu d'eux »: Ni les textes rabbiniques ni le N.T. ne présupposent une présence visible. Dans les premiers, cependant, on imagine parfois la Shekhina se tenant ou planant au-dessus d'un groupe 44. Trilling compare cette présence de Jésus « au milieu d'eux » à celle de la Shekhina dans le Temple. Il met l'accent sur sa nature statique et ses connotations culturelles 45. Goldberg a montré cependant que même si elle est parfois liée à un lieu, au Temple par exemple, elle est associée en d'autres cas à des personnes ou à des événements, sans aucune préoccupation de lieu.
Outre les similarités de vocabulaire, le y. 20 ressemble aussi beaucoup au texte de m Abot 3;2b par sa structure. Alors que Mt 18,20 comprend une suite de phrases au conditionnel (ean + subjonctif aoriste est employé 9 fois), le v. 20 est au présent de l'indicatif. Contrairement aux v. 15-19, ce verset ne s'adresse pas à un auditoire spécifique mais il se présente comme un énoncé général, avec une proposition subordonnée à la 3e personne. Il ne s'agit apparemment pas d'un développement rédac¬tionnel, mais nous avons là une autre indication du fait que le v. 20 dépend, au moins en partie, d'une source différente 47.
Si, comme le suggèrent nos recherches, une formule juive sous-tend Mt 18,20, le concept d'une présence de Dieu avec 2 ou 3 personnes doit avoir existé au moins un certain temps avant la rédac¬tion de l'Evangile de Matthieu. Si, de plus, nous pouvons fixer un terminus post quem à la tradition juive, cela vaut aussi pour Mt 18,20. A cet égard, cependant, nos sources ne donnent aucune date précise et nous ne pouvons qu'établir une liste de possibilités.
Il est possible, d'une part, que le concept d'une présence de la Shekhina avec 10 personnes au moins ait déjà existé pendant la période du Second Temple, même si nous n'en avons aucune preuve ". En ce cas, nous n'avons aucun moyen de dater l'origine de Mt 18,20. Il existe cependant un réel accord sur le fait que, dans sa formulation actuelle, le verset présuppose l'événement de Pâques".
On a fréquemment suggéré, d'autre part, que la compréhension plus large du mot Shekhina pour¬rait être expliquée de manière plus plausible en y voyant une réponse à la crise qui a suivi la des¬truction du Temple: la Shekhina ne demeurait plus dans le Temple mais on pouvait encore, à certaines conditions, expérimenter sa présence, même si l'on n'était que 2 ou 3 personnes ". S'il en était ainsi, Mt 18,20 attesterait un lien ininterrompu entre la source de Mt et le judaïsme rabbinique tel qu'il s'est développé à Jamnia (Yavneh) après la des¬truction du Temple. En ce cas, il serait aussi le reflet d'une expérience profonde et ininterrompue de la présence du Seigneur dans la communauté chrétienne51.
Conclusion
Le thème de la présence de Dieu parmi les humains se retrouve dans bon nombre de traditions rabbiniques aussi bien que dans le N.T. en général et dans l'Evangile de Matthieu en particulier. Aucu¬ne des deux traditions ne conteste que Dieu puisse être présent aussi avec une seule personne, mais toutes deux attachent un sens particulier à sa présence dans un groupe, si petit soit-il. L'origine du terme Shekhina est à mettre en relation avec le Temple. Le fait qu'on l'ait appliqué à d'autres si¬tuations a, pour une part, une origine liturgique (Ps 82). Très vite après la destruction du Temple, on se rendit compte que la Shekhina n'était pas liée à un lieu particulier, qu'on pouvait la rencon¬trer partout, et pas seulement dans un contexte liturgique, si certaines conditions étaient remplies. Il semble que ce soit dans ce sens que la source de Mt l'ait adopté. Même si la prière en commun est le moment privilégié pour faire l'expérience à « 2 ou 3 » de la présence de Jésus, l'unique con¬dition est d'être « réunis en son nom ».
Les rabbins donnent à la présence de Dieu le nom de Shekhina, circonlocution qui affirme sa proximité sans nier pour autant son altérité. Le chrétien reconnaît cette présence en (et par) Jésus. Peut-on comparer ces deux expressions sans passer pour un blasphémateur aux yeux des juifs et un « minimisateur » aux yeux des chrétiens? Juifs et chrétiens peuvent-ils se rencontrer « pour l'amour du ciel », au nom de Dieu, et en sa pré¬sence?
Du côté chrétien, les Orientations et Sugges¬tions du Vatican pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate encourage « une rencon¬tre commune devant Dieu... dans les circonstances où cela sera possible et mutuellement souhaita¬ble » ". Martin Buber, de son côté, affirme que « là où 2 ou 3 sont vraiment ensemble, ils le sont au nom de Dieu » 53. Finalement, particulièrement pour les juifs, la question n'est pas seulement théolo¬gique, elle est aussi historique. Comment 19 siècles de séparation, de conflits, de persécutions et d'in¬différence pourront-ils être surmontés? Juifs et chrétiens pourront-ils de nouveau être vraiment réunis?
1. E.g. Ex 25, 8,9; 29,45; Nm 5,3; Ps 74,2. Pour ce qui est du thème partout présent dans la Bible de la Présence de Dieu, voir S. Terrien, The Elusive Presence. Toward a new Biblical Theology (New York, Harper and Row, 1978).
2. J. Heinemann, Prayer in the Talmud (Berlin/ New York, De Gruyter, 1977) p. 273, considère que la référence à la Shekhina fait partie du fond le plus ancien de la prière. Cela est possible, mais ses arguments ne sont pas convaincants.
3. Midrash Tehillim 17, éd. S. Buber (Vilna, Rome, 1891) p. 127. Trad. angl. W.G. Braude, The Midrash on Psalms (New Haven, Yale, 1959) p. 208. Voir P. Birnbaum, Daily Prayer Book (New York, Hebrew Publishing, 1949) pp. 91-92. En ce qui concerne la Haggadah de Pâque, voir A.M. Goldberg, Unter¬suchungen über die Vorstellung von der Shekhinah in der frühen rabbinischen Literatur (Berlin/New York, De Gruyter, 1969) p. 435.
4. Voir J. Maier, Geschichte der jüdischen Reli¬gion (Berlin/New York, De Gruyter, 1972) p. 134. E. Bickerman, « The Civic Prayer for Jerusalem », HTR 55 (1962) p. 164.
5. A. Diez Macho, Neofiti 1 (Madrid: Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 1970) vol.
2, p. 55* n. 4, admet des additions faites au Neofiti sous l'influence d'Onkelos. Voir aussi A.M. Gold¬berg, « Die spezifische Verwendung des Terminus Shekhina im Targum Onkelos », Judaica 19 (1963) pp. 43-61.
6. 2 M 14,35. Le passage parallèle en 1 M 7,37-38 contient une prière différente. Il est impossible de déterminer laquelle est la plus ancienne. Les deux textes reflètent les intérêts particuliers des auteurs dans leur oeuvre en son entier: 1 M met l'accent sur la défaite des ennemis d'Israël sous les coups des Hasmonéens. 2 M souligne la sainteté du Tem¬ple. Voir Ez 37,25 (LXX).
7. Voir Goldberg, Untersuchungen, p. 439.
8. Untersuchungen, p. 441.
9. Ibid., pp. 440-442.
10. Ibid., pp. 471-530, 457. Voir aussi 1R 8,12-13,27.
11. Peut-être du e siècle, mais B.Z. Wacholder dans « The date of the Mekilta de-Rabbi Ishmael » HUCA 39 (1968) 142, repousse sa datation jusqu'au 8" siècle.
12. Cela fait référence à la Bénédiction sacerdo¬tale (Nm 6,24-26). Le nom divin y était prononcé trois fois au Temple, mais on y a substitué le mot Adonai à la synagogue (m Sotah 7,6).
13. Mekilta de Rabbi Ishmael (Bahodesh, Jethro Chap. 11), éd. et trad. par J.Z. Lauterbach. On trouve un parallèle chrétien à la présence divine avec une seule personne dans l'Evangile apocryphe de Thomas, 30. Voir B. Englezakis, Thomas, Logion 30. NTS 25 (1979) pp. 262-265.
14. Il y a deux Tannaïrn de ce nom. L'un vivait à la fin du 1er siècle, l'autre au milieu du 2e. Voir Goldberg, Untersuchungen, p. 387, mais consulter p. 501.
15. Untersuchungen, p. 500.
16. Ibid., pp. 376-386.
17. M Abot 3,2b (3), 6.
18. C'est le passage tout entier qui est ici en vue: « Heureux l'homme qui médite (ou lit) la Thora jour et nuit » (Ps 1,1-2).
19. M Abot 3,2b (3). Traduction de J. Goldin, The Living Talmud: The Wisdom of the Fathers (New York: New American Library, 1957) pp. 120-121.
20. B Abodah Zarah 18a; et aussi Sifré Deut. 32,4, par. 307.
21. Voir ci-dessous. Consulter C.H. Dodd, New Testament Studies (Manchester: Manchester Univ., 3e éd., 1967) p. 61.
22. de R. Natan B 34, éd. Schechter, p. 74. Trad. angl.: A.J. Saldarini, The Fathers According to Rabbi Nathan (Abot de Rabbi Nathan) Version B.: A Translation and Commentary (SJLA 11, Leiden, Brill, 1975).
23. M Abot 3,3 (6). Sur la nécessité de prier en commun quand trois hommes mangent ensemble, voir m Ber 7,1. Les deux passages soulignent le caractère sacré de tout repas.
24. M Abot 3,6 (9)
25. B Ber 6a; Lev Rab 34,7 (Midrash récent, peut-être des 7e-9' siècles). Voir S. Schechter, Aspects of Rabbinic Theology (nouv. éd. New York, Scho¬cken 1961) pp. 125-126, 134-137.
26. L.M. Bunim, Ethics from Sinai (2e éd.; New York, Feldheim, 1964) 1.235.
27. L. Finkelstein, in Schechter, Aspects, p. XX.
28. B Sotah 17a. « Mari » (consonnes en hébreu: alef, yod, shin) et « Femme » (alef, shin, hé) moins « Dieu » (yod, hé) égale « Feu » (alef, shin). Urbach, Sages, p. 43. Et au contraire Goldberg, Unter¬suchungen, p. 419.
29. Sifré Deut 23,10, par. 254; Goldberg, Unter¬suchungen, pp. 142-160.
30. Mekilta, Bahodesh Jethro, chap. 9; Lauter¬bach II, p. 273.
31. G. Rosse, Gesù in mezzo: Matteo 18,20 nel¬l'esegesi contemporanea (Rome, Città Nuova, 1972) pp. 114, 137-138. J. Caba, La oraciôn de peticiem. Estudio exegetico sobre los evangelios sinopticos y los escritos joaneos (AnBib 62; Rome, Institut Biblique Presse, 1974) pp.199-200, 213-214.
32. W. Trilling, Hausordnung Gottes. Eine Auslegung von Matthâus 18 (Düssedorf, Patmos, 1960). Id., Das Wahre Israel: Studien zur Theologie des Matthâusevangeliums (München, Kôsel, 3e éd., 1964). W. Pesch, Matthàus der Seelsorger. Das neue Verstandnis der Evangelien dargestellt am Beispiel von Matthàus 18 (Stuttgart, KBW, 1966). W.G. Thompson, Matthiew's Advice to a Divided Com¬munity; Mt 17,22-18,35 (Rome, Institut Biblique, 1970).
33. Outre les travaux de G. Rosse et J. Caba, il existe: J.M. Povilus, La presenza di Gesù tra i suoi nella teologia di oggi (Rome, Città Nuova, 1977) et, mettant l'accent sur l'exégèse patristique, C. Lubich, Jesus in the Midst (New York, New City, 1976); voir aussi B. Englezakis, Thomas, Logion 30, NTS 25 (1979) pp. 262-272.
34. JBL 81 (1962) pp. 1-13.
35. M. Smith, Tannaitic Parallels to the Gospels (Philadelphia SBL 1951).
36. E.g. R. Bultmann, The History of the Synoptic Tradition (New York, Harper and Row, 1963) p. 142.
37. Pap. Oxyrhynch. 2-3.
38. Ibid., p. 264.
39. Rosse, Gesù in mezzo, pp. 132-143.
40. E.g. H. Bietenhard, « Onoma ». TDNT 5 (1967).
41. M. Smith, Tannaitic Parallels, p. 156.
42. W. Grundmann propose cela dans une publi¬cation déplorable (Christentum und Judentum, Leipzig, Wigand, 1940, p. 76). Plus modéré: G. Born¬kamm, « The Authority to Bind and Loose in the Church in Matthew's Gospel: The Problem of Sources in Matthiew's Gospel », Perspective 11 (1970) p. 41.
43. Voir L. Bouyer, « La Shekhinah: Dieu avec nous », Bib Vie ch 20 (1957) p. 19; R.E. Brown, The Gospel According to John I-XII (AB 29; Garden City, New York, Doubleday, 1966) pp. 33-34; J. Abelson, The Immanence of God in Rabbinical Literature (London, Macmillan, 1918) p. 80. Voir au contraire Terrien, Elusive Presence, pp. 419-420. Pour l'accent mis par Matthieu sur la présence divine, voir 1,23; 10,40; 25,40-45; 28,20.
44. Goldberg, Untersuchungen, p. 448.
45. Das Wahre Israel, p. 41.
46. Untersuchungen, pp. 388, 453-454; consulter M. Kadushin, The Rabbinic Mind (3e éd., New York, Bloch, 1972) p. 227, sur un « mysticisme normal ». Voir aussi Rosse, Gesù in mezzo, pp. 135-136.
47. Voir au contraire Rosse p. 146, mais voir aussi p. 131 n. 151.
48. Ainsi Goldberg, Untersuchungen, p. 500.
49. R. Bultmann, History of the Synoptic Tra¬dition, p. 149. Pesch, Matthàus der Seelsorger, p. 37. Caba, °raclât-1, p. 218. Voir cependant Engle¬zakis, NTS 25 (1979) p. 263.
50. Goldberg, Untersuchungen, p. 443. Urbach, Sages, p. 43. A. Marmorstein, The Old Rabbinic Doctrine of God (London, Oxford Univ., 1927)
p. 104.
51. On pourrait comparer ici avec Lc 24,13-35.
52. « Orientations et suggestions pour l'applica¬tion de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate » de la Commission vaticane pour les relations reli¬gieuses avec les juifs. Cf. Revue SIDIC, vol. VIII, N. 1 - 1975.
53. Eclipse of God (New York, Harper and Row, 1952) p. 9.