D'autres articles de cet numéro | En anglais | En français
Le pionnier - Les premiers pas (Hollande 1955 - 1956)
A. C. Ramselaar
Cet article ne peut être autre chose que le reflet de souvenirs personnels. Ceux-ci sont d'ailleurs incomplets et subjectifs; mais ils n'ont pas perdu la chaleur de la vie. Ils ont donc l'avantage de placer la figure de Kees Rijk — tel était son nom aux Pays-Bas —dans la lumière de son temps. Il est également certain que son travail porte l'empreinte de sa personnalité très originale; d'où sa pureté. Mais sa personne doit surtout son originalité à l'époque surprenante qui provoqua son activité: le renouveau des relations judéo-chrétiennes.
Un réveil rapide
C'est un fait que, pour la plupart des ouvriers de la première heure, le point de départ de leurs liens avec le peuple juif fut leur expérience personnelle au cours des années de l'Holocauste et de la naissance de Eretz Israël. Tel ne fut pas le cas de Kees Rijk. Il est un des rares hommes qui ont compris la grandeur et le tragique du peuple juif uniquement à partir d'une étude sans préjugés de la Bible et de l'histoire juive. Pour le dire plus simplement, il a reconnu dans les grands événements historiques une expérience biblique vivante - juive et chrétienne. Dans les heurs et malheurs de l'histoire juive il a su déceler la nature et la vocation du peuple juif; et dans sa propre expérience chrétienne il a découvert la source juive d'une vie nouvelle inépuisable à laquelle chrétiens et non-chrétiens puisent jusqu'à aujourd'hui. Il ne fait pas de doute que, à travers l'influence de ses professeurs, en particulier celle du futur cardinal Willebrands, le mouvement oecuménique naissant lui a ouvert de nouveaux horizons.
Les débuts de la crise en matière de vie de foi, après la deuxième guerre mondiale, posaient des questions brûlantes sur la viabilité de la vision de foi chrétienne et sur le gouvernement ecclésiastique. Lorsque, en 1955, Rijk devint professeur supérieur de théologie et de sciences bibliques, il se trouva plongé dans les troubles profonds de la société d'après-guerre. Des tempêtes s'annonçaient dans la vie politique et sociale; par conséquent aussi dans la vie ecclésiale. Celui qui vivait à l'intérieurde l'Église voyait peut-être dans l'anémie de l'Église la cause la plus profonde de la confusion. Il était clair en tous cas que la marche de l'histoire ne se déterminait pas à partir d'un cabinet d'étude, mais précisément par la vie, l'évolution du monde dans sa totalité.
Deux problèmes accaparaient les esprits: la place du peuple juif après l'Holocauste: d'une manière ou d'une autre tous les peuples étaient impliqués dans la question; l'opposition entre pays riches et pays pauvres.
Peu d'hommes se rendaient vraiment compte que la seconde guerre mondiale avait provoqué dans le monde un tournant sans précédent. Ceux qui en avaient conscience appartenaient automatiquement au groupe des pionniers. Dans les cercles protestants on pense immédiatement à des noms comme Karl Barth — et aux Pays-Bas encore plus fortement à celui de Miskoffe.
Dans le milieu catholique on entendait la voix de Léon Bloy, celle de Maritain, à travers Pieter van der Meer de Walcheren; mais la grande masse était trop peu motivée pour se passionner. Chez les catholiques le mouvement vint de la base. Ce fut une femme — Sophie (après son baptême Francisca) van Leer — devenue catholique au cours de la révolution dont Kurt Eisner fut le principal acteur (Munich 1918), qui suscita le mouvement des Amici Israel. Ce mouvement fut dissous par Rome en 1928. Quelques personnes seulement reprirent ce fil après la guerre. Les Églises de la Réforme s'y intéressaient surtout à travers le travail de l'Église Réformée des Pays-Bas et le Conseil pour les rapports entre Église et Israël. Les catholiques redécouvrirent Sophie van Leer avec son fidèle et prophétique paladin Martien van Wijnhoven, petit frère de Jésus. Le flambeau fut repris par Miriam Rookmakervan Leer qui, à leur insu, était passé au catholicisme en passant par le protestantisme. C'est elle qui lança le Conseil catholique pour Israël (1951). Elle rencontrait peu d'intérêt et des préjugés tenaces; mais quelque chose se fit. Et bientôt elle trouva Kees Rijk, qui fut pour elle un guide dynamique.
Un des contacts les plus fructueux eut lieu grâce au rabbin juif Jacob Soetendorp, qui sera bientôt un orateur très apprécié de la radio et de la télévision. A la même époque venait sur le devant de la scène Henri Praag, inventeur de grands projets. Il était le président de la Anne-Frankhuis (Maison Anne Frank). Il y fonda la Leerhuis (Maison Leer); et ainsi naquit un dialogue entre juifs et chrétiens. Kees Rijk se trouvait en première ligne. Sa personne suscitait partout la confiance. A partir de là nous pouvons dégager quelques lignes de force qui caractérisent le travail de Rijk. C'est grâce à lui que l'oeuvre entreprise atteint un haut niveau de persuasion et qu'elle fut empreinte d'un esprit de bienveillance très marquée pour Israël. Celui qui voudrait mesurer ce travail par l'ampleur de l'organisation et le nombre de participants méconnaîtrait la réalité. La foi et l'amour ne se mesurent pas. Et quand on songe que tout cela était une activité à côté du travail professionnel, accomplie sans moyens financiers, alors se manifeste une authenticité qui est la marque de l'esprit, esprit auquel on ne résiste pas. C'est que les temps, c'est-à-dire les coeurs de beaucoup, étaient mûrs pour cette oeuvre. Trois lignes de force s'en dégagent.
Dialogue et relations publiques
D'ordinaire c'est l'avenir qui révèle la valeur du travail d'un homme. Les relations judéo-chrétiennes n'ont rien de la construction d'une tour, dont il faut d'abord dresser les plans et calculer les dépenses. Même le mot « dialogue » ne rend pas adéquatement la relation générale entre judaïsme et chrétienté. Toute conversation vraie entre des juifs et des chrétiens est beaucoup plus qu'un dialogue; et ce qui n'existe jamais, c'est un dialogue entre le peuple juif concret et vivant et la chrétienté. Pourtant les contacts entre juifs et chrétiens aux Pays-Bas ont pris une forme qui leur est propre; sa dénomination pourrait être Leerhuis. Mais peu importe qu'elle n'ait pas de nom en tant qu'organisation; en des endroits innombrables, surtout dans les agglomérations des grandes villes du delta, des groupes de rencontres ont surgi. Leur enthousiasme ne le cédait en rien au dynamisme du jeune mouvement oecuménique. La plupart du temps, ces groupes s'y sentaient apparentés. Kees Rijk était bien connu d'eux. Tous l'avaient entendu comme conférencier ou avaient lu l'un ou l'autre de ses écrits. Ces groupes pointaient tous vers Jérusalem; et Rijk a fait tout ce qu'il pouvait pour renforcer leurs contacts avec cette cité, organisant et accompagnant des voyages d'études. Ces contacts ont largement contribué à faire acquérir à la ville d'Amsterdam sa réputation de Jérusalem de l'Ouest. Que ceci soit devenu possible malgré la décimation et donc la diminution de la communauté juive démontre la force d'âme de part et d'autre. La célébration du souvenir de Rijk après sa mort en est un signe non équivoque. Et cette force a été à peine entamée par le changement de climat survenu dans l'opinion publique,également aux Pays-Bas, en raison du mouvement palestinien pour l'indépendance et son évolution.
Il n'est pas nécessaire d'avoir une culture historique étendue pour constater combien il est difficile de déraciner des préjugés séculaires, surtout quand il s'agit de questions vitales et profondes touchant l'homme et le monde. Il faut alors compter des siècles. Mais la responsabilité n'en est que plus grande et il faut y travailler de toutes ses forces. Théologiens et spécialistes du judaïsme, historiens, psychologues et sociologues ont pris l'initiative d'une étude renouvelée des traditions juive et chrétienne, surtout pendant la période intertestamentaire, lorsque la cassure entre juifs et chrétiens devint manifeste. Aux Pays-Bas, au début des années 60, on prit l'initiative d'une série de commentaires sur les livres principaux de la Bible. Les chefs de file étaient Soetendorp et van Praag, van Goudoever et Kees Rijk. Ce dernier avait pour ce genre d'exercice un don particulier, grâce à sa plume alerte, sa connaissance des langues et son aptitude à écrire clairement.
Collaboration internationale
Ces initiatives firent comprendre que seule une action engagée au niveau international serait à même de susciter un intérêt général et une collaboration avec le peuple juif. Elle s'avérait d'autant plus nécessaire que, dans la tradition réformée comme dans la tradition catholique, les conceptions étaient fort divergentes au sujet du statut du peuple juif. Pour une activité vers l'extérieur, l'ordre à l'intérieur de la maison est indispensable. Ainsi naquit l'idée de nouer des contacts entre les centres de dialogue judéo-chrétiens à travers le monde. Ces contacts ont conduit à deux rencontres internationales: Apeldoorn (Pays-Bas 1958 et 1959) et Strasbourg (France 1967). Par là on jetait en quelque sorte les bases de la Déclaration du concile Vatican II sur les juifs. Le Service d'Information et de Documentation Judéo-chrétienne (Sidic) dont Rijk fut Directeur, en fut une conséquence. Ce service devint l'oeuvre de sa vie. Grâce à toutes ces initiatives, des contacts furent établis avec les grandes organisations juives internationales: le Jewish Congress, le B'nai B'rith et l'American Jewish Worldcongress. Ce qui se développe à partir de là est encore tellement actuel qu'il est impossible d'en donner un aperçu historique.
Les contacts avec le mouvement oecuménique se sont développés plus lentement. Peut-être était-ce la conséquence de la prudence et de la réticence britannique dans les milieux chrétiens traditionnels. Car la première grande initiative datait déjà des rencontres d'Oxford (1946), des 10 points de Seelisberg (1947), des grandes initiatives de William Simpson et de Jules Isaac, qui ont conduit à ce qui est devenu maintenant le International Council of Christians and Jews (ICCJ). Ici non plus, la force ne consistait pas en un talent d'organisation efficace, mais en une vision croissante de ce qu'était le peuple juif. Le dynamisme intérieur de ces organisations, au niveau soit national soit même régional, n'avait pas l'envergure nécessaire pour entrer en contact avec le peuple juif, voire même avec les instances du Conseil mondial des Églises et les organisations catholiques internationales. C'est dans ces contacts précisément qu'on découvre le regard prophétique de Rijk. Pour lui le succès ne se situait pas dans des démarches spectaculaires, mais c'était un travail dans les coulisses. Sa modestie et son amitié personnelle avec des juifs à travers le monde entier ont exercé une influence dont on ne s'est rendu compte que par le choc provoqué par sa mort prématurée.
Développernent des idées
Nulle part ces idées n'ont été programmées. Ce qui les amenait, c'était la logique des faits: le déroulement des événements en Israël et au Moyen-Orient, la dimension mondiale de la politique. A cause de cette approche, l'inspiration oecuménique devait prendre le pas sur les problèmes théologiques; le dialogue devint surtout recherche d'une nouvelle société; mouvement de la périphérie vers le centre. Le rapport Église-Synagogue ne correspondait plus à la réalité juive et chrétienne, ni aux questions qui en découlaient.
Sans l'avoir voulu, la manière d'aborder les problèmes par les chrétiens, surtout par ceux de la base, démontrait que dans les rapports judéo-chrétiens, ce qui était en cause, ce n'était pas seulement la question d'un mystère insondable, mais aussi la réalité quotidienne, sans doute difficile à déchiffrer, mais inéluctable.
La menace d'une destruction totale a fait que le sens de l'existence humaine dans le monde fait désormais partie des questions concrètes que l'homme se pose sur la vie en société. C'est pourquoi le rapport entre juifs et chrétiens ne touche pas seulement au domaine d'une conception spéculative de la vie; il se trouve au beau milieu de la lutte des peuples pour leur survie. La question n'est pas d'abord celle de la foi personnelle, mais celle de la destinée de toute l'humanité: accomplissement ou anéantissement.
La personne de Kees Rijk était l'incarnation même de ce développement de la pensée. L'égalité de son humeur, que rien ne semblait altérer, ne permettait pas de découvrir le combat intérieur qui se livrait en lui. Par sa pensée et par les questions qu'il se posait, il était au-delà de ce qu'il pouvait réaliser par son travail. Kees Rijk a été un précurseur; son travail nous oriente vers une étude qui doit se renouveler sans cesse. L'évolution du judaïsme jette en effet une lumière indispensable sur la société humaine et sur toute recherche dans ce domaine.