D'autres articles de cet numéro | En anglais | En français
La Terre d'Israël dans la Liturgie juive
Sr. M. Despina
Toutes les grandes religions ont des points d'insertion géographique privilégiés, des lieux où les fidèles viennent se retremper dans leur foi en un contact plus intime avec ses sources: Lhassa ou la Mecque, Rome et Jérusalem, les sanctuaires bahaïstes de Haïfa et d'Akko, etc. Cependant, aucune religion n'est aussi étroitement reliée à un espace géographique que le judaïsme. En effet, le fondement même du judaïsme est constitué par une Alliance entre Dieu et son peuple dont la possession de la Terre Promise est un gage: Un Dieu, Un Peuple, Une Terre. La possession de la Terre Promise est, avec celle de la Torah, le signe visible de la réalité de l'Alliance entre Dieu et son peuple. Mais comment cela peut-il être vrai, alors que depuis tant d'années le gros du peuple a survécu en tant que peuple loin de sa terre? C'est que, justement, il n'a jamais cessé de la posséder en espérance.
Lex credendi, lex orandi: un élément aussi essentiel au judaïsme a forcément tenu une place importante dans la liturgie juive qui, elle, à son tour, a puissamment contribué à garder vive l'espérance du retour du peuple juif sur sa Terre.
Le but de cet article est d'essayer de montrer comment le lien existant entre le peuple juif et sa Terre s'exprime dans la liturgie. C'est un peu partout qu'on trouve des allusions au pays d'Israël dans la liturgie. Mentionnons d'abord la lecture liturgique de la Torah: c'est chaque année qu'elle est solennellement lue en entier à la Synagogue, et chaque fidèle est tenu de relire chaque péricope en particulier, une fois en hébreu et une fois en Araméen. C'est donc chaque année que nos frères juifs pratiquants entendent puis relisent la parole que le Seigneur a adressée à Abraham: « Je te donnerai à toi et à ta descendance après toi, le pays où tu séjournes en étranger, tout le pays de Canaan, en possession perpétuelle, et je serai leur Dieu » (Gn. 17,8 ss.). Chaque année aussi ils écoutent et relisent la Parole de Dieu adressée à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob; je vous le donnerai en possession: Je suis YHWH » (Ex. 6,8) ainsi que tous les autres textes qu'on ne peut citer ici et qui disent à peu près la même chose.
La terre de Canaan, la terre de la Promesse, est devenue la Terre d'Israël, Eretz-Israël, La Terre tout court (ha-aretz), le seul pays au monde qui appartienne de droit à Israël, le seul où il puisse être pleinement lui-même.
On peut répondre à ceci que, dès avant la destruction du Temple par Titus, la majorité du peuple juif se trouvait hors de sa terre, dispersée dans tout le monde civilisé, et que bien des juifs des temps modernes ne descendent nullement de l'ancien peuple élu, mais de prosélytes. C'est vrai, mais il n'en est pas moins vrai que la dispersion du peuple juif loin de sa terre, au milieu des autres nations de la terre, a toujours été considérée comme un état violent et anormal, comme un châtiment que Dieu inflige temporairement à son peuple. Au jour où la Synagogue commémore l'anniversaire de la destruction des deux Temples et le début de l'Exil, on y lit le texte de Dt. 4,25-38 où il est dit que l'Exil est un châtiment mais que le Seigneur, fidèle à son Alliance et à son amour, ramènera le peuple repentant dans son pays. La Tephillah, ou prière centrale de l'office de Mussaf (*) des trois grandes fêtes de pèlerinage — la Pâque, la Pentecôte et la Fête des Tabernacles — contient le texte suivant:
C'est parce que nous avons péché que nous avons été exilés de notre pays et que nous sommes loin de notre terre et que nous ne pouvons plus monter en pèlerinage, pour nous prosterner devant toi en te rendant nos devoirs dans la maison que tu t'es choisie, dans la Maison grande et sainte où l'on invoquait ton Nom, à cause de la main qui s'est abattue sur ton sanctuaire. O Seigneur notre Dieu, et Dieu de nos pères, Roi très miséricordieux, daigne revenir vers nous et nous faire miséricorde et aie pitié de ton temple, dans ta grande miséricorde, et reconstruis-le rapidement et rends-le glorieux. Notre Père, notre Roi, fais venir la gloire de ton Règne sur nous bientôt, apparais et fais voir ta puissance sur nous en présence de tous les êtres vivants. Rapproche nos dispersés d'entre les nations et rassemble nos (frères) épars dans tous les coins du monde. Et ramène-nous joyeux à Sion, ta ville, à Jérusalem, ton sanctuaire, avec une allégresse sans fin; là nous offrirons, devant ta face, les sacrifices que nous te devons; les sacrifices quotidiens selon leurs rites et les supplémentaires selon leur ordonnance...
Ce même thème se retrouve dans la plupart des prières synagogales. Le rassemblement des exilés sur la Terre de la Promesse constitue le premier acte de l'ère eschatologique. Alors Israël, rassemblé en Terre Sainte autour de l'autel du Temple reconstruit, remplira, dans la joie et la paix du royaume messianique, son rôle privilégié de « peuple saint, royaume de prêtres » (Ex. 19,6).
Impossible de citer ici les nombreux textes liturgiques où il est question de la Terre, ha-aretz: psaumes, lectures bibliques, prières ou hymnes (piyutim). En voici cependant deux passages tirés de la prière quotidienne du matin. Le premier se trouve juste devant le Shema Israël (Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est Un (Dt. 6,4 ss.):
C'est d'un grand amour que tu nous a aimés, Seigneur, ... notre Père, notre Roi... Ramène-nous en paix des quatre extrémités du monde et conduis-nous la tête haute (cf. Lév. 26,13) dans notre pays. Car tu es un Dieu qui opère le salut et c'est nous que tu as élus de toute nation et langue, afin que nous te rendions grâces et que nous confessions avec amour ton unité. Sois loué, Seigneur, qui a choisi ton peuple Israël, avec amour.
Le second texte est la dixième des 18 bénédictions qui constituent le coeur de tous les offices synagogaux:
Fais sonner le cor de notre libération; élève la bannière du rassemblement de nos exilés et rassemble-nous des quatre coins du monde. Béni sois-tu, Seigneur qui rassembles les dispersés de ton peuple Israël.
Il ne s'agit pas d'un rassemblement purement spirituel, car la 14e bénédiction continue:
A Jérusalem, ta ville, retourne miséricordieusement et établis ta demeure en elle comme tu l'as dit. Et reconstruis-la bientôt, de notre vivant, d'une construction éternelle. Et installes-y bientôt le trône de David. Sois loué, Seigneur, qui reconstruis Jérusalem.
Cette Jérusalem eschatologique n'est pas une Jérusalem céleste, mais bien la reconstruction de celle de Judée. De très nombreux textes demandent également la construction du Temple et la reprise du culte qui s'y déroulait, mais il s'agit là d'un thème trop vaste et qui soulève des questions trop compliquées pour que nous puissions nous en occuper ici.
Dans la liturgie familiale, la grande Action de Grâces qui suit les repas solennels comporte aussi une prière pour le retour dans la terre d'Israël. Cette prière a sa place dans la cérémonie du repas pascal ou Seder. Il s'agit ici de la seconde bénédiction de l'Action de Grâces (Birkat ha-maton):
Nous te rendons grâce, Seigneur notre Dieu, de ce que tu as donné à nos pères une terre ravissante, bonne et étendue, en héritage, et parce que tu nous as fait sortir, ô Seigneur notre Dieu, de la terre d'Egypte et tu nous as rachetés de la maison de servitude, et pour l'Alliance que tu as scellée dans notre chair et pour la Torah que tu nous a enseignée...
Au début de la cérémonie de la Pâque, le père de famille dit en Araméen (ce qui indique la haute antiquité du texte):
Voici le pain de misère que nos pères ont mangé en Egypte... Cette année nous sommes ici (en exil), l'an prochain nous serons libres.
Et la cérémonie se termine par le souhait: « L'an prochain à Jérusalem! ».
Mais cet amour de la terre ancestrale n'a pas qu'un aspect eschatologique. A travers les siècles,alors que la plupart des juifs se trouvaient en exil, dans des pays au climat souvent très différent de celui de la Palestine, tout le peuple d'Israël a continué à prier pour demander la pluie ou la rosée, non pas au moment où elle était nécessaire en Pologne, en France ou aux U.S.A., mais à l'époque de l'année où elle était habituelle et indispensable en Terre Sainte. Ainsi, la prière officielle, liturgique, pour la pluie commence à la fête des Tabernacles, c'est-à-dire au mois d'octobre, lorsque la récolte annuelle est presque finie en Europe mais les premières pluies peuvent commencer à tomber au pays de Canaan. De même, à partir du premier jour de la Pâque, la Synagogue cesse de demander la pluie — car la saison sèche commence en Israël — mais prie pour demander la rosée. Et la prière que, depuis plus d'un millénaire, tout juif pieux récitait lorsqu'il mangeait des figues, des dattes, des grenades ou du raisin, fruits qui constituaient les principaux produits de la terre d'Israël:
Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, pour l'arbre et pour son fruit, et pour les produits de la terre (d'Israël) et pour l'excellent pays que tu as donné à nos ancêtres, afin de les faire jouir de ses fruits et de les rassasier en abondance. O Seigneur notre Dieu, prends en pitié Israël, ton peuple, Jérusalem, ta ville, Sion, la résidence de ta Gloire, ton autel et ton temple. Rebâtis Jérusalem, ta cité sainte, bientôt et de nos jours; veuille nous y conduire, nous y réjouir; nous y mangerons de ses fruits, nous nous rassasierons de ses excellents produits et nous t'en rendrons grâces.
Cette prière ayant été en grande partie exaucée pour les juifs habitant le pays d'Israël, elle ne figure plus dans les recueils de prières journalières qu'on y imprime à leur usage, mais elle reste dans ceux de la Diaspora.
Il serait facile de citer des dizaines de textes empruntés soit à la liturgie synagogale, soit à la liturgie familiale ou aux prières rituelles récitées en particulier, qui montrent qu'à travers les âges les juifs n'ont jamais oublié leur patrie, qu'ils ont toujours gardé l'espérance d'y retourner un jour, que, de loin, ils ont toujours continué a l'aimer, et cela d'autant plus qu'ils en idéalisaient la beauté et la richesse. Il ne faut donc pas s'étonner si, après des siècles d'absence, un mouvement de masse comme le mouvement sioniste a pu prendre naissance parmi les membres les plus entreprenants du peuple juif. Il fallait que tous ces anciens citadins aient été depuis toujours nourris de la nostalgie de cette terre — au moyen de leur prière quotidienne — pour qu'ils retournent avec tant d'enthousiasme à cette terre — devenue passablement aride, pierreuse, ou au contraire marécageuse — pour la reconquérir mètre par mètre, pour la faire refleurir au prix d'un travail harassant. Pour eux, la reconstruction de l'Etat d'Israël, le retour à Jérusalem est la réponse de Dieu à près de deux mille ans de fidélité, de prière liturgique. Nier le lien qui unit Israël à la Terre Promise, c'est nier l'une des trois données essentielles du judaïsme: Un Dieu, un Peuple de l'Alliance, une Terre, gage de cette Alliance entre Dieu et son peuple.