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Revue SIDIC VII - 1974/2
L'Holocauste (Pag. 04 - 16)

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Un regard chrétien sur I' Holocauste
Marcel Dubois

 

Introduction

« Lizkor velolishkoah », « Se souvenir et ne pas oublier ». C'est le Motto du Yad Vashem, le mémorial des martyrs des camps de la mort, sur le mont Herzl, à Jérusalem. L'Holocauste demeure, en effet, dans la mémoire du peuple juif, comme une blessure à jamais ouverte.
Et cependant, si actuel et si lancinant que soit le souvenir de l'événement dans la conscience d'Israël, il est frappant que, plus de trente ans après la tragédie, nos amis Juifs n'ont pas encore réussi à l'assumer clairement dans leur propre histoire ni même à s'accorder sur sa signification.

Au terme d'un dialogue organisé en 1967, quelques semaines avant la guerre des Six Jours, par la revue Judaism, les interlocuteurs s'accordaient pour reconnaître cette impuissance. En introduisant le débat, Stevens Schwarzschild observait qu'en face de faits nouveaux le langage révèle toujours son inadéquation et ses limites. A cet égard la catastrophe qui a submergé le judaïsme européen et avec lui le peuple d'Israël tout entier, durant le règne du nazisme, non seulement a été mais demeure un fait absolument nouveau: la réalisation d'un mal absolu. Dans le sursaut même qui exige qu'on en parle, l'Holocauste de six millions de Juifs impose le silence.

Avec l'accent déchirant qui est le sien, Elle Wiezel exprimait ce partage de l'âme juive entre l'irrépressible cri de douleur suscité par le paroxysme de la souffrance et ce qu'on pourrait appeler l'apophatisme qu'inspire un mal qui dépasse toute expression par l'excès même de son absurdité. Le livre de George Steiner, qui traite en grande partie de ce problème, en exprime le paradoxe par son titre même: Language and Silence.

L'Holocauste a été et demeure, pour la conscience d'Israël, une pierre d'achoppement. Ce qui a, en effet, littéralement scandalisé nos amis Juifs et qui demeure comme tel inscrit dans leur mémoire, c'est le caractère absolument unique de l'événement, sa singularité sui generis qui défie toute analyse et dont aucun discours ne semble pouvoir rendre compte. Scandale ou mystère selon qu'on le considère ou non dans la lumière de la foi.

Devant cette question posée par l'âme juive, le Chrétien serait mal venu de proposer une réponse. Incapables le plus souvent, de porter nos propres peines et de comprendre nos propres épreuves, petites ou grandes, dans la lumière de la Croix, quel droit aurions-nous de parler à nos frères Juifs de cet abîme de détresse où leur peuple a été plongé? Bien plus, quel titre avons-nous pour rendre raison d'un événement auquel tant de chrétiens sont restés étrangers, soit parce qu'ils l'ignoraient alors qu'ils auraient dû savoir, soit parce qu'ils le considéraient de l'extérieur, en spectateurs lointains ou impuissants?

Et cependant, sur le martyre de millions de Juifs, notre foi n'a-t-elle rien à nous dire? N'a-t-elle rien à découvrir? Comme il a un regard chrétien sur l'histoire d'Israël et sur le destin juif tout entier, il doit y avoir une manière chrétienne de considérer l'Holocauste. Si nous sommes restés étrangers à l'horrible actualité del'événement, il nous est possible à présent de prêter attention à la mémoire que le peuple juif en garde. Faute d'avoir compris ou d'avoir compati à la tragédie alors qu'elle se déroulait, il nous appartient désormais de considérer dans la lumière de la foi le caractère absolument unique de l'Holocauste en essayant de discerner l'empreinte dont il a, pour toujours, marqué la conscience juive. Peut-être serons-nous en mesure de découvrir que, comme tous les événements de la longue histoire d'Israël, l'Holocauste est lui aussi un fait unique et exemplaire tout ensemble, l'expérience singulière et tragiquement solitaire du peuple juif étant, une fois de plus, riche de signification universelle.

Singularité et unicité de l'Holocauste

A. L'incompréhension des Chrétiens.


A vrai dire, au fur et à mesure que la tragédie s'éloigne dans le temps, on peut pressentir chez bien des Chrétiens une sorte de malaise et d'agacement devant l'inlassable rappel que les Juifs font des camps de la mort. Refoulement d'une sourde conscience de culpabilité? Refus de rappeler une époque tragique ou souci de préserver le confort précaire d'un monde apparemment en sécurité? Quoi qu'il en soit, ce retour au passé semble parfois les irriter à ce point qu'ils en viendraient à minimiser l'événement ainsi remis en mémoire. Pour un peu on reprocherait aux Juifs d'exagérer et de dramatiser. Et, si l'on accepte les faits, on comprend si peu le scandale qu'ils représentent pour l'âme juive, qu'on est alors tenté d'accuser les Juifs soit de repliement égoïste sur leur propre peine, forme morbide de l'auto-suffisance qu'on leur attribue en d'autres circonstances, soit délectation morose au sens où Claudel, dans un autre contexte, parlait autrefois de la propension de l'âme juive « à tamiser les cendres d'un amour défunt ». Quelle que soit la forme de l'agacement ou quelque soit l'objet du reproche, ils manifestent l'un et l'autre la difficulté qu'ont les non-Juifs, ceux qui n'ont connu l'Holocauste que de l'extérieur, de loin ou après l'événement, de comprendre la tragique singularité de l'événement, et, par conséquent, le traumatisme spirituel dont le peuple juif tout entier est resté marqué.

Il importe donc de bien entendre ce que nos frères Juifs veulent dire lorsqu'ils parlent du caractère absolument unique de l'Holocauste. Celui-ci apparaît, en effet, à deux niveaux, distincts mais intimement liés, qui ne peuvent être perçus que par qui essaie de compatir en vérité à l'âme juive et d'en percevoir de l'intérieur les sentiments. L'Holocauste est un événement unique d'abord dans le destin juif lui-même parce qu'il y surgit comme une tragédie dont Israël n'a pas d'autre exemple dans toute son histoire et qui dès lors dépasse toute possibilité de comparaison et de mesure. A un autre registre, l'Holocauste est un événement unique parce qu'il s'inscrit sur le fond d'une singularité plus décisive: celle de l'élection d'Israël.

B. Singularité de l'Holocauste dans le destin juif.

Pour justifier l'agacement qu'ils éprouvent lorsque les Juifs leur semblent insister exagérément sur le caractère unique de l'Holocauste, il arrive que les Chrétiens opposent à la tragédie des camps de la mort d'autres tragédies historiques qui ont elles aussi une atroce saveur de génocide et de guerre raciale. Il n'est guère difficile, hélas, de citer d'autres entreprises de haine et de mort, d'autres visitations du mal absolu, dont, de nos jours encore, des peuples entiers ont eu à souffrir au nom de leur identité ou de leur foi: massacre massif des Arméniens par les Turcs, extermination des Polonais, écrasement du Biafra, voire tragédie du Viet-Nam. Ces faits viennent spontanément à la mémoire dès que l'on ouvre le livre de l'horreur. A quel titre, dès lors, les Juifs seraient-ils en droit de parler du caractère unique de leur expérience?
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Il est impossible de ne pas sentir ce qu'une telle comparaison comporte d'odieux et d'indécent. L'objection qu'elle sert à soutenir n'a toutefois pas échappé à ceux-là mêmes des Juifs qui ont réfléchi sur l'Holocauste. Acculés à y répondre, ils font observer que la mesure statistique n'est certes pas la règle adéquate pour déterminai les dimensions de la souffrance humaine. Ils ajoutent simplement que le processus technique de destruction utilisé par Hitler, son organisation systématique, sa propagande, le caractère absolu de la « solution finale » ont fait de l'Holocauste un événement radicalement différent de n'importe quel autre événement semblable dans l'histoire: la froide logique au service de la haine, le génie de l'ordre au service du néant.

Et pourtant, lorsque les Juifs parlent du caractère unique de l'Holocauste, ce n'est nullement, d'abord, sur le fond d'une comparaison de leur expérience avec d'autres destins et d'autres catastrophes. Il est des cas, certes, où le rapprochement s'impose avec une cruelle évidence. C'est sans doute ce qu'avait perçu, en août 1968, lors des événements de Prague, cet étudiant dont la silhouette a traversé un instant le champ des écrans de télévision. Il brandissait une pancarte sur laquelle étaient simplement écrits ces trois mots: « Prague, Biafra, Israël ». Avec une sorte de génie, ce jeune homme avait perçu que, dans ces trois cas, il s'agissait bien, ici et là, d'un même agresseur, d'une même solitude et en définitive d'un même combat. Une tragédie éclairait l'autre. Le bénéfice d'un tel rapprochement serait justement de montrer en quoi et comment le destin singulier d'Israël permet d'éclairer les autres destins en raison d'une mystérieuse exemplarité. Nous y reviendrons, mais pour qu'une telle lecture soit possible, il importe justement de saisir ce que les Juifs veulent dire lorsqu'ils parlent de l'Holocauste comme d'un événement unique.

Si l'Holocauste provoque dans l'âme juive un tel scandale, c'est en raison de son caractère absolument nouveau, imprévu et imprévisible dans la ligne du destin d'Israël lui-même. C'est en effet par rapport à sa propre histoire que l'événement lui paraît irréductiblement et scandaleusement singulier. Ceci doit attirer d'autant plus notre attention qu'Israël a connu, tout au long de sa route millénaire, d'autres épreuves, d'autres périls et d'autres catastrophes. A commencer par les exils que la Bible nous rapporte jusqu'au long exil qui a suivi la destruction du second Temple, son histoire a été celle d'une existence précaire et toujours menacée: persécutions, ségrégation, pogroms. La destruction du second Temple et la dispersion qui a suivi ont retenti dans la conscience juive comme la marque permanente d'un destin tragique. L'extermination périodique de communautés locales, telle celle des Juifs de Rhénanie, au douzième siècle, succédané sanglant de la croisade, et surtout l'expulsion des Juifs d'Espagne, au quinzième siècle, apparaissent à l'âme juive comme l'incessant retour de la même fatalité: celle de l'incompréhension et de la haine. Le jeûne de Tishabeav est le rappel de cet étrange destin. Et cependant, malgré ce long et permanent apprentissage du martyre, la catastrophe du Judaïsme européen est survenue comme un fait radicalement indû, inouï, inassimilable à aucune des tragédies qui l'avaient précédée. Si la célébration de Tishabeav fait mémoire des épreuves d'un destin tragique elle est en même temps signe de deuil et affirmation de l'espérance: ce jour-là la communauté juive puise dans le souvenir du martyre et de la mort une farouche volonté de survivre et de témoigner encore. Or, il semble qu'en comparaison de ces tragédies du passé, l'événement de l'Holocauste et la mémoire qui en est gardée soient désormais sans recours. A la différence de Tisha-beav le deuil est absolu et l'espérance anéantie. Pour la première fois dans son histoire, en effet, le peuple juif a eu le sentiment d'être totalement abandonné. Abandonné des hommes d'abord: à ce programme monstrueux de brutalité, de bestialité et de cruauté, le plus terrible que les hommes ait jamais inventé, les Chrétiens ont, dans leur ensemble, réagi avec passivité et indifférence. Bien plus, la solidarité juive elle-même semble avoir été brisée. Quand on considère a posteriori, l'inconscience ou l'ignorance du judaïsme américain à l'égard de la tragédie qui se déroulait, on peut dire que jamais, auparavant, tant de Juifs n'avaient été abandonnés par tant de Juifs. Abandonnés des hommes, certes, mais surtout abandonnés de Dieu. Pour l'âme juive, en effet le tourment le plus terrible de l'Holocauste est qu'il introduit dans la tentation de penser que, pour la première fois dans l'histoire d'Israël, l'Alliance même de Dieu avec son Peuple a été brisée.

Pour aider à saisir ce caractère unique de l'Holocauste dans l'histoire juive, Elie Wiezel a recours au Midrash. Quelle est, demandent les rabbins, la différence entre Hanoukhah et Purim? Ils répondent que si ces fêtes célèbrent toutes les deux des victoires pour la survie du peuple juif, elles ne sont cependant pas de même na-ture. Hanoukhah rappelle la menace des Grecs qui cherchaient à absorber spirituellement la Judée. Quelques Juifs avaient succombé à cette tentation et par eux s'était introduit le risque d'assimilation. C'est alors que les Macchabées prirent les armes pour combattre et repousser l'hellénisme. Purim est une aventure différente. Haman avait le projet d'exterminer les Juifs, mais ceux-ci, conduits par Mardochée, proclamèrent trois jours de jeûne et de prière. Et le Midrash souligne le paradoxe: pourquoi les Juifs ont-ils opposé, à une menace physique, une résistance spirituelle, et, à une menace spirituelle une résistance physique? La réponse qu'il propose est simple et forte: le peuple juif a contracté une alliance avec Dieu. Les Juifs ont la charge de protéger la Torah, et Lui, en retour, assume la responsabilité de la présence d'Israël dans le monde. Ainsi, quand leur existence spirituelle, la Torah, est en danger, les Juifs recourent à la force pour la défendre; mais quand c'est leur existence qui est menacée, ils rappelent à Dieu les promesses et les devoirs qui dérivent de l'Alliance avec Lui.

On comprend mieux dans cette perspective traditionnelle, la nouveauté déchirante de l'Holocauste. Elle consiste en ceci que l'accord impliqué par l'Alliance ne semble pas avoir été tenu. La détresse était sans recours puisque Dieu même se taisait. Si la conscience juive a éprouvé, devant ce silence, un tel sentiment de déréliction et si l'événement lui a paru tellement incompréhensible, c'est que celui-ci semblait contredire toute son histoire et faire échec à sa vocation même. Ainsi est-ce en définitive par rapport à l'élection qu'Israël a ressenti ce que l'on peut appeler à juste titre la scandaleuse singularité de l'Holocauste.

C. L'Holocauste et l'élection.

Et cependant, si, pour la conscience juive, l'élection contribue paradoxalement à faire de l'Holocauste un signe de contradiction et de scandale, qui ne voit qu'elle apporte, derechef, à l'événement même une autre dimension de singularité à laquelle, même de l'extérieur, la conscience chrétienne devrait être sensible. Cette nouvelle singularité est aussi grandiose et aussi mystérieuse que l'élection même. Elle relève d'une certitude que l'histoire d'Israël, telle que la Bible la propose à notre foi, suffit à établir et à confirmer. Considéré dans cette lumière, l'Holocauste apparaît comme un événement unique parce qu'en raison de l'élection le destin d'Israël est unique. Dès lors, il est permis de dire que l'aptitude à percevoir le caractère singulier de l'Holocauste est proportionnelle au degré de la foi en l'élection. La manière de comprendre celle-ci donne la mesure de la compréhension de celui-là. Si tant de Chrétiens n'ont pas compris la singularité de l'événement, c'est sans doute parce qu'ils ne l'ont pas considéré ou n'ont pas voulu le considérer dans la lumière de l'élection d'Israël.

Mais ici, notre réflexion rebondit car nous sommes renvoyés à la question plus fondamentale qui, au long des siècles, a travaillé la conscience juive: quelle est l'amplitude de l'élection? A qui s'étend-elle? Et comment faut-il entendre en conséquence la singularité du destin d'Israël? On sait que les réponses des grands témoins du judaïsme ont oscillé entre deux tendances extrêmes: celle des mystiques, attentifs à l'identité d'Israël, qui insistaient sur le caractère unique, solitaire et incommunicable de l'expérience juive; celle des philosophe rationalistes plus ouverts à un humanisme de type universel.

Les premiers trouvent dans le Kusari le bréviaire de l'identité juive. Pour Jehuda Halevi, si Israël est le peuple élu cela implique qu'il est le seul peuple dont l'histoire comporte une dimension messianique. Dire que le destin d'Israël est unique, c'est dire qu'il s'agit en vérité d'un destin qualitativement différent. On retrouve la même conviction chez Franz Rosenzweig. Au terme de son itinéraire, il reprochait au christianisme d'avoir, en élargissant l'élection aux dimensions d'une signification universelle, dépouillé Israël de son destin singulier.

En revanche, de Spinoza à Berdiczevsky, bien des penseurs juifs ont vu dans le destin d'Israël,l'expression d'une expérience historique applicable universellement. Telle était, par exemple, dans le débat auquel je faisais allusion plus haut, la question de George Steiner. Si l'Holocauste lui paraît singulier, ce n'est pas en ceci que cet événement du destin juif serait radicalement différent des autres tragédies que l'histoire nous rapporte, c'est parce qu'il permet de les comprendre: l'horreur de l'Holocauste et le choc dont il a marqué la conscience juive permet de mesurer d'un peu plus près, par une sorte d'affinité dans la désespérance, les horreurs du VietNam, d'Indonésie ou du Biafra.

Pour marquer l'opposition entre ces deux approches, on les a souvent définies en termes de particularisme et d'universalisme. Je crains que cette manière de parler ne soit devenue un lieu commun trop facile surtout lorsqu'elle sert à expliquer la différence entre judaïsme et christianisme. Pour ce qui est, en tout cas, du problème qui nous occupe, je me méfierais de ces catégories car elles semblent trop simplistes pour rendre compte de positions profondément complexes. On trouve en effet, dans l'une et l'autre des approches que nous avons rappelées, les deux dimensions, singulière et universelle, dont la tension fait justement problème: une conscience de l'identité juive et de son destin particulier, le souci de marquer la place d'Israël en regard des autres, et en général de l'homme et de l'humanité. La véritable différence entre les deux positions extrêmes est en définitive celle de l'ordre selon lequel on subordonne l'un à l'autre le singulier et l'universel. C'est pourquoi je préfèrerais, pour ma part, les catégories du fermé et de l'ouvert, ou mieux encore, je parlerais plus volontiers d'humanisme messianique et d'humanisme universel, l'un étant le modèle et l'exemplaire de l'autre, la clé de son intelligibilité.

Un écrivain juif du siècle dernier, Samson Raphael Hirsch, avait forgé une expression, qui par sa composition même, exprimait la tension entre ces deux tendances. Il parlait de Y isroelmensch, l'homme-Israël. La signification ultime de la singularité du destin d'Israël est dans le lien vivant entre les deux pôles de ce néologisme: la vocation juive, dans la ligne de l'élection d'Israël consiste à être Israël en vue d'être fidèle à l'homme et à être pleinement homme en vue d'être fidèle à Israël. Les deux dimensions ne semblent plus contradictoires, mais leur relation mutuelle manifeste l'amplitude de la vocation d'Israël au nom même de son élection. Particularisme, certes, mais en vue d'une extension universelle. Singularité en vue d'une exemplarité. Ceci, qui est vrai du destin juif dans son ensemble reçoit une application toute particulière dans le cas de l'Holocauste.

Celui-ci est un événement unique, mais considéré dans la lumière d'une histoire marquée par l'élection, il devient riche d'une signification exemplaire. Un regard chrétien sur l'Holocauste consiste à y être attentif.

Singularité et exemplarité de l'Holocauste

A. Mémoire et histoire dans la conscience juive.


Pour introduire à la présente réflexion, je rappelais en commençant le Motto du Yad Vashem: « Se souvenir et ne pas oublier ». Invitation est faite aux générations à venir de garder l'Holocauste présent à la mémoire. Or, lire l'événement de l'Holocauste dans la perspective de l'élection c'est faire appel à un acte de la mémoire autrement essentiel et autrement profond que le simple souvenir d'un fait passé. Ce serait, en effet, un contresens majeur que de voir dans cette volonté de souvenir un repliement égoïste et amer sur sa propre peine, un retour morbide sur le passé avec le sombre désir de garder la blessure ouverte ou d'entretenir les braises du ressentiment voire de la vengeance. En invitant ainsi au souvenir, la conscience juive fait appel à la dimension de son âme par laquelle on pourrait certainement caractériser son attitude spirituelle: la mémoire. Ce peuple qu'on a appelé avec raison celui des « bâtisseurs du temps », pourrait être désigné tout aussi bien comme le « peuple de la mémoire ».

Mais il s'agit ici de tout autre chose que de la simple faculté de conserver et de rapporter les événements du passé. A un registre plus profond que ce pouvoir de réminiscence psychologique ou historique, il y a en effet ce qu'on pourrait appeler la mémoire ontologique dont on retrouve la perception dans la mémoire augustinienne ou la durée bergsonienne. C'est à ce niveau que se situe la conscience qu'Israël a de lui-même, source permanente de son identité et de son développement.

A chaque étape de son itinéraire à travers le temps, à chaque page de la Bible, on lit cet appel à la mémoire: « Ecoute Israël! ». « Souviens-toi, Israël! ». Tous les hauts-faits de Dieu étaient ainsi confiés à la mémoire de son peuple. Or, pour la langue de la Bible, Zakhar, se rappeller, ce n'est pas conserver ou reproduire une image, c'est faire surgir, re-présenter, rendre présente, une réalité cachée, toujours à l'oeuvre, toujours actuelle. Le psaume 111 nous montre Dieu lui-même attentif à laisser les traces de son oeuvre dans la mémoire d'Israël: « Il laisse un mémorial de ses merveilles ». Ceci se vérifie de manière toute particulière dans la commémoraison de la Pâque et de l'Alliance. C'est ce qui donne au Seder de Pesah cette valeur absolument originale et essentielle, qui fait du peuple juif le « peuple de la mémoire ».

« En toute et toute génération, c'est une dette pour l'homme de se considérer comme si lui-même était sorti d'Egypte ». Cette phrase que les Juifs relisent chaque année, au cours de la Haggadah, donne à la nuit de Pâque une signification actuelle et permanente. Pour la conscience du juif attentif — et qui ne l'est pas, cette nuit là? — ce rappel donne à la liturgie du Seder une valeur à la fois symbolique et réaliste. Pesah n'est pas seulement le souvenir ou la figure de l'événement d'un passé grandiose mais lointain, c'est la re-présentation, c'est-à-dire la manifestation présente et existentielle, d'un haut-fait divin dont l'actualité demeure contemporaine. Dieu fait appel à la mémoire de son peuple: à travers le rite du repas pascal et la lecture de la Haggadah, chaque fils d'Israël est dans la situation de rejoindre effectivement l'événement décisif de l'histoire d'Israël, non comme passé mais comme présent. Tout juif est invité à faire sienne l'aventure de ses pères que Dieu a fait sortir d'Egypte. Il est proposé à chacun de vivre cette histoire personnellement et au présent.

Il serait intéressant de montrer comment cette invitation, qui est au coeur de la liturgie de Pesah, nous révèle, à nous chrétiens, la structure de toute rencontre avec Dieu tant comme acte d'entrée dans la Présence que comme modèle de ce qu'on pourrait appeler l'attitude sacramentelle. Mais ce qui importe pour notre présent propos c'est d'observer qu'elle fonde la conscience juive, lui proposant la source inépuisable de son identité et de sa permanence à travers le temps. Lors du « passage » de l'Exode, Dieu a fait alliance avec Israël. Il l'a libéré de la servitude pour lui faire don de sa Loi et l'introduire dans un destin particulier. Pour retrouver l'élan inépuisable de cette vocation originelle, Israël fait mémoire, tout au long du temps, de l'événement par lequel cette vocation lui a été manifestée. La commémoration historique est le lieu et le signe d'une mémoire plus profonde. En se souvenant de cet événement passé, Israël le rejoint tel qu'il est regardé par Dieu dans le présent de son éternité. Il prend conscience de son identité telle qu'elle est apparue dans la révélation du choix de Dieu. Ainsi, chaque fils d'Israël qui célèbre le Seder est-il tout ensemble contemporain de ses pères, la nuit où Dieu les a délivrés, et rendu présent à l'amour de Dieu pour son Peuple, en son jaillissement qui demeure. Il est clair qu'un tel souvenir est, pour le peuple juif,la source d'un inlassable renouvellement et le moyen de découvrir et de réaliser son identité, car il présente, en sa valeur toujours permanente et éternelle, ce qui était mystérieusement inclus dans l'événement originel.

C'est à ce niveau, celui où s'identifient la mémoire et l'identité juive, qu'il faut entendre l'invitation du Yad Vashem: « Lizkor velolishkoah »: chaque événement nouveau, chaque étape nouvelle de l'histoire d'Israël, chaque expérience du destin juif, s'inscrit dans le déroulement de cette conscience originelle. Tout au long de la durée, les faits sont inépuisablement susceptibles d'être compris dans la lumière que cette conscience apporte et d'être intégrés de façon vivante dans cette réalité profonde et indéfinissable qu'est l'expérience juive. Dans son livre sur la présence de Dieu dans l'histoire (God's Presence in History), Emil Fackneim propose une distinction qui me semble rejoindre en la confirmant, la présente intuition. Il invite à discerner, dans l'histoire d'Israël, les expériences-racines (root-experiences) et les événements faisant.. époque (epoch-making events), ceux-ci se trouvant pour ainsi dire toujours confrontés à ceux-là. Les expériences-racines sont celles par lesquelles Dieu s'est révélé à Israël et l'a constitué comme peuple, comme son Peuple: la traversée de la mer Rouge, le don de la Torah. A la différence de ces claires manifestations de la Présence divine qui intervient pour sauver ou pour donner ses ordres, les expériences faisant-époque ne créent pas une foi nouvelle. Elles apparaissent comme des mises en demeure faites à la foi à travers des situations nouvelles.

Mais qu'en est-il si l'événement semble venir radicalement annuler l'expérience originelle? C'est ici qu'intervient tout à coup l'Holocauste de manière tragique comme un scandale qui pose à la conscience juive, et à toute conscience croyante, une question dont l'issue est singulièrement grave. L'obscurité est telle qu'aucune lumière ne semble pouvoir la traverser. Comme l'écrit E. Fackenheim: « Si le recours présent au Dieu de l'histoire est totalement perdu, alors le Dieu de l'histoire est lui-même perdu ». Est-il vraiment possible d'entendre encore dans la clameur qui monte des chambres à gaz d'Auschwitz un écho de la voix du Sinaï? L'Holocauste

B. Du Silence de Dieu à la Sanctification du Nom.

Ainsi confronté, au nom même de sa foi et de sa mémoire, à ce que Martin Buber appelait justement « l'éclipse de Dieu », le peuple juif a fait l'expérience d'un terrible dilemme. Richard Rubenstein résumait celui-ci dans une formule dont le pessimisme a l'accent du désespoir: « Un Dieu cruel ou pas de Dieu! ». Mais ici encore le caractère unique de cette épreuve théologale donne à l'expérience du peuple juif une valeur d'exemple pour toute expérience humaine.

L'Holocauste a posé à la conscience juive, d'une manière paradigmatique, le problème toujours renouvelé du mal et de l'injustice dont l'incessante présence dans le monde semble faire échec à l'existence d'un Dieu bon. Sur cette pierre de scandale beaucoup de Juifs ont buté. Certains ont succombé au vertige. Ainsi au dilemme dont je rappelais plus haut les termes, Richard Rubenstein répond froidement que: « Le paganisme juif est l'option religieuse la plus viable offerte aux Juifs de notre temps ». A ses yeux, l'incommensurable monstruosité des crimes nazis détruit décidément toute possibilité de croire à la présence et à l'action de Dieu dans l'histoire. Dès lors, paradoxalement, si l'aventure tragique dans laquelle six millions de Juifs ont été massacrés a une signification exemplaire, c'est celle de la radicale absurdité de l'univers et de l'existence humaine. Si Israël est témoin d'une certitude, c'est justement celle qu'il n'y a pas de Dieu. Le destin juif vient lui aussi confirmer la philosophie de Sartre et de Camus car l'Holocauste est la définitive manifestation de l'absurde.

Et cependant, tout autre a été la réponse de ces Juifs qui, au creux même de la détresse et de la nuit, alors qu'il n'y avait apparemment plus de recours, ont désespérement tourné vers Dieu leur espérance. Non qu'ils aient esquivé lea acculé la conscience juive au vertige de cette terrible question: le silence de Dieu n'a-t-il pas fait échec pour toujours à la mémoire de sa Parole?

vertige de la contradiction, mais « du fond de l'abîme » ils trouvaient dans leur foi la force pour crier à Dieu leur scandale et leur désarroi. L'apparente absurdité de l'existence, la victoire insolente de l'injustice et du mal, l'âme juive l'avait, en effet, depuis longtemps dénoncée et affrontée avec lucidité. De l'histoire d'Abraham dans la Genèse aux interpellations des prophètes et des psaumes, la Bible est pleine de cette audacieuse contestation. Israël s'adresse à Dieu pour lui demander des comptes au nom de ses promesses passées, de sa miséricorde ou de sa justice. Le livre de Job demeure à jamais le bréviaire de cette protestation de l'homme contre l'incompréhensible injustice et contre la méchanceté des hommes. Et il est frappant que loin d'en être offensé Dieu même loue son serviteur Job pour cette impitoyable loyauté ( Jb 42,7). Ainsi c'est la détresse même qui devient, au nom de la foi, un titre pour interpeller le Tout-Puissant.

C'est du même réalisme et de la même audace que témoignaient les Hassidim qui, tel le Rav Levi Isaac de Berditchev trouvaient dans la misère et la souffrance de leur peuple, le titre qui les autorisait à entrer en contestation avec Dieu. Le cri de l'âme juive est d'autant plus véhément que sa confiance est plus profonde.

On comprend dès lors que le terrible signe de contradiction posé par l'Holocauste ait été pour les Juifs fidèles l'occasion d'un héroïque acte de foi. Ceux qui, au plus profond de la déréliction, dans la misère et les larmes, n'ont pas cessé de prier Dieu, ceux qui, tel le héros du « Dernier des Justes », sont entrés dans les chambres à gaz en récitant le « Shema Israël », ceux qui ont fait de leur mort un dernier acte d'abandon, ceux-là étaient en vérité les héritiers de la sagesse juive. Le bruit et la fureur dont ils étaient entourés, les injures et les vociférations de leurs bourreaux n'ont pas couvert pour eux la Voix du Tout-Puissant. Shema Israël, ils sont jusqu'au-bout demeurés à l'écoute. Tout au contraire d'une capitulation passive leur silence a été la forme extrême du Qiddush hashem,, la sanctification du Nom. Ils ont accompli dans la mort la vocation du peuple juif qui est d'être le témoin de Dieu à travers le temps. C'est avec raison qu'Israël les appelle des martyrs.

Si le souvenir de l'Holocauste reste présent à l'âme juive comme une obsédante mise en demeure, cette victoire de la foi sur l'absurdité du mal propose désormais un recours pour l'affronter. Elle est en effet intégrée pour toujours à la mémoire d'Israël. Elle est un moment dans sa conscience, elle fait partie de sa durée, elle a confirmé son destin. Aussi est-elle devenue à son tour une source pour la foi et l'espérance juives. C'est ce qu'exprimait Richard H. Popkin lorsqu'il disait: « Beaucoup d'entre nous ont été ramenés à un judaïsme vivant ou à vivre dans l'histoire juive par le souvenir de l'Holocauste. Nous pouvons découvrir notre avenir selon les termes par lesquels nous nous souvenons de notre passé ». Ainsi, par le témoignage des martyrs, l'Holocauste a-t-il changé de signe. L'oeuvre de néant et de mort est devenue source de vie. La tentation du désespoir est transfigurée en invitation à l'espérance. L'histoire continue dans la fidélité à la même mémoire. L'âme juive a d'ailleurs trouvé le symbole à la fois simple et grandiose capable d'exprimer cette certitude. Pour honorer la mémoire des martyrs, mais surtout la garder vivante on a planté en Israël des forêts qui portent leurs noms. Par cette affirmation de la victoire de la vie, les Juifs de notre temps ont pris le relai du témoignage de la foi de leurs pères.

Emil Fackenheim va jusqu'à dire que l'Holocauste a révélé à la conscience juive, sous la forme d'une tragique mise en demeure, un nouveau commandement: celui de survivre. La manièredont il en traduit la triple exigence me paraît résumer la condition nouvelle de l'existence juive après l'Holocauste: survivre comme juif, sinon le peuple juif va périr; se souvenir des martyrs, sinon leur mémoire va finir; ne pas renier Dieu ni désespérer de Lui, quelle que soit la contestation ou la révolte, sinon le judaïsme va finir. Mais justement, comme Elie Wiezel l'a exprimé à maintes reprises avec l'accent bouleversant qui est le sien: pour transcender l'épreuve de l'Holocauste, il est demandé à l'âme juive de donner un sens à un événement qui dépasse toute compréhension, il lui faut trouver une issue vers Dieu dans le marasme d'une détresse sans recours et sans nom. Cette victoire sur l'absurdité d'un mal dépourvu de finalité est tout autre chose qu'un héroïsme désespéré à la manière de Camus pour qui l'homme doit créer coûte que coûte le bonheur par la révolte contre un monde malheureux et vide de sens. La victoire est ici non celle de la révolte mais celle de l'espérance. Et cette espérance « aph al pi khen » dont Elie Wiezel s'est fait le chantre n'est pas tant un pari sur l'avenir qu'un acte de foi dans le Dieu d'Israël. A cet égard, aucun succès du peuple juif, ni la réussite du judaïsme américain, ni même l'existence de l'Etat d'Israël n'a de commune mesure avec l'incommensurable sacrifice qu'a été l'Holocauste. La réponse au scandale des camps de la mort est au delà; la victoire du peuple juif sur l'Holocauste s'accomplit ultimement dans la fidélité à sa vocation: la sanctification du Nom.

Après l'effroyable tempête déchaînée sur le peuple juif par la rage hitlérienne, certains avaient pu croire, et parmi eux les Juifs, qu'Israël était un arbre déraciné. La réponse de l'espérance est qu"Israël est indéracinable parce qu'il plonge ses racines dans l'avenir. Mais le Maharal de Prague donnait déjà la réponse la plus authentique de l'âme juive, celle qui venant du fond des âges est portée par sa mémoire: Israël est un arbre renversé dont les racines sont dans le ciel.

C. L'Holocauste et la Croix.

Les sages de la tradition hassidique trouvaient dans le chapitre initial de la Genèse le fondement de cette affirmation triomphante de la vie: « Dieu vit tout ce qu'Il avait fait: cela était très bon » (Gen 1,31). Commentant ce texte, les rabbins du Talmud n'hésitaient pas à faire ce jeu de mots étonnant: « tov meod (très bon) peut être prononcé: tov mot: la mort est bonne ». Ils déclaraient ainsi leur certitude que la mort est bonne parce que tout ce qui est dans le monde a sa mesure dans le Dieu de vie.

Un chrétien ne peut pas ne pas entendre dans une telle affirmation l'harmonique de la parole de Jésus: le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob n'est pas le Dieu des morts mais des vivants (Mt 22, 32). Bien plus, comment ne pas évoquer ici la déclaration dont la liturgie du Vendredi-Saint trouve les termes dans Saint Paul et qu'elle met sur les lèvres de Jésus: « ero mors tua, o mors ». « Je serai ta mort, ô mort! ».

On voudrait dire ces choses de telle sorte que les mots ne blessent aucun coeur et surtout qu'ils ne trahissent pas le silence dont ils émanent. Comparer l'Holocauste à la Croix! Cette croix brandie par les meurtriers des pogroms et qui est pour tant de Juifs le symbole de l'intolérance, de l'oppression ou de la haine! Trouver dans l'espérance juive en la victoire de la vie une certitude qui évoque celle de la victoire du Christ sur la mort! On ne voudrait toucher ces choses qu'avec des doigts d'ange, exprimer sans en souiller ni en troubler l'ineffable secret, le mystère enfermé dans ce rapprochement. Que mes amis Juifs me pardonnent si je leur semble ici annexer à la Passion du Christ un océan de peine dont, seuls, ils ont connu l'abîme. Et cependant, m'adressant en chrétien à mes frères chrétiens, je ne puis pas ne pas leur partager ma conviction pour les inviter à l'attention et essayer avec eux de comprendre un peu mieux ce qui est intelligible à nos coeurs d'homme: l'intelligibilité transcendante de l'Holocauste ne peut être donnée que par une lumière qui vient d'en haut et qui, pour nous chrétiens, passe par le mystère du Golgotha.

Vérité indicible que le langage ne peut qu'éveiller dans nos coeurs sans prétendre en dévoiler tout le mystère! Il est infiniment difficile de parler de la souffrance humaine et de la mort. Ceci est vrai en toute occurence même lorsqu'il s'agit de notre propre détresse, car tout essai d'objectivation semble laisser hors de ses prises la réalité vivante que les mots essaient de cerner. Et comment parler de la mort à ceux qui sont sous sa menace ou en subissent actuellement la morsure? Même si l'on croit possible une explication métaphysique du problème du mal, que peuvent valoir les justifications et les raisons pour tous les naufragés de l'existence perdus dans une détresse sans rivages? Comment toucher les plaies de tous ces grands écorchés vifs sans rendre leurs blessures encore plus brûlantes? Même si nous partageons leur scandale, même si notre coeur saigne lui aussi, est-il possible d'en exprimer la compassion à ceux que la souffrance et l'absurdité enferment dans une solitude impénétrable et incommunicable?

Et cependant si nous croyons à la victoire du Christ sur la mort, si le mystère de la Croix veut dire pour notre foi que le Seigneur a vaincu dans sa mort toute mort, alors il n'est aucune peine humaine, aucune présence de la mort, qui ne soit engagée dès à présent dans une métamorphose de Transfiguration: depuis que le Christ les a connus pour nous, l'agonie, la passion et la mort ne sont que le creuset mystérieux d'une résurrection déjà à l'oeuvre. Toute demeure visitée par la mort, qu'il s'agisse de notre corps, de notre coeur, de notre famille, de notre peuple, tout ce qui est pour nous chair et sang, est appelé à devenir le tabernacle secret de la victoire de Celui qui est la vie. Cette certitude devrait aider le chrétien à transfigurer l'univers, à commencer par sa propre vie, en donnant à toute peine ou à toute forme de la mort son ultime et authentique signification.

Il y a de par le monde une masse infinie de souffrance et de misère, un capital immense de détresse et d'agonie, qui risque de tourner à vide, qui risque de tourner à rien, de verser dans le désespoir, si la victoire du Christ ne vient, en la sauvant, donner un sens à toute cette peine. La Croix du Christ apparaît ainsi comme un gigantesque sacrement qui se ramifie à travers le temps dans tous les replis de l'existence humaine. Son application dépend sans doute du regard de notre foi et de l'intercession de notre prière, mais cette certitude nous assure, que bien des êtres seront sauvés par la croix qu'ils auront portée sans le savoir et qui aura été dans leur vie ravagée par la mort, le gage et le sacrement de la résurrection.

Que dire alors des camps de la mort et de la longue peine du peuple juif?

Il est frappant que l'âme juive, dans la spontanéité de ses ressorts les plus profonds, a répondu elle-même à cette question. Sa réponse enveloppe un si étrange pressentiment du mystère de la Croix qu'elle ne peut pas ne pas éveiller notre attention chrétienne. Que la souffrance d'Israël ait, comme son destin même, une valeur exemplaire pour toute souffrance humaine, nous avons reconnu que cette certitude était pour le peuple juif une conséquence du mystère de l'élection. Nous avons observé cette tension entre le particulier et l'universel qui élargit à toute situation d'humanité le destin singulier d'Israël. Ceci invite l'âme juive à donner à toute souffrance et à tout malheur de ce monde une signification puisée de sa propre expérience. C'est en ce sens qu'on pourrait entendre, à condition d'en sauvegarder la dimension transcendante, le propos de George Steiner lorsqu'il déclare que l'Holocauste a renouvelé, de manière décisive, son regard sur les tragédies de notre temps.

Mais la tradition juive va plus loin. Elle reconnaît au destin douloureux d'Israël, en ce qu'il a de singulier et de mystérieux, une valeur pour le salut du monde. A vrai dire une telle conviction va dans le sens de la sagesse juive aussi n'est-elle pas étonnante pour qui connaît le très haut sens de la responsabilité, à la fois humaine et cosmique, qu'implique la fidélité d'Israël à sa vocation. Des prophètes aux hassidim, les sagesd'Israël ont toujours été animés par la conviction que la paix, l'équilibre et l'harmonie du monde dépendaient de leur obéissance à la Torah. La loi a été donnée par le Créateur pour assurer l'accord de l'homme avec lui-même, avec les autres et avec l'univers. Si Israël est fidèle, s'il assure le rôle que Dieu lui a assigné dans la Création, alors le monde est en ordre, les éléments sont à leur place et les hommes sont dans la paix. Mais s'il survient quelque désordre, si l'harmonie se brise et surtout si le monde est cassé, Israël doit se demander quelle est sa part dans cette rupture de l'harmonie divine. Ce malheur est peut-être une conséquence de ses fautes et il est alors urgent de revenir vers Dieu et de se repentir de ses péchés.

Tel est le sens de l'examen de conscience que certains Juifs religieux ont repris devant l'Holocauste: est-ce nous qui avons péché ou avons-nous à souffrir pour le péché du monde? Car le malheur d'Israël peut être aussi la conséquence de la malice des hommes. Il appartient alors à Israël fidèle de souffrir le premier du désordre, d'en porter les blessures dans sa chair et de contribuer, par sa peine, à rétablir l'harmonie et l'unité de l'univers. Les récits hassidiques proposent maints exemples de ces sages qui acceptaient, dans la joie, la souffrance et l'humiliation parce qu'ils avaient la certitude de porter dans leur propre peine, le poids des malheurs du temps. Non qu'ils aient fait de cette souffrance leur programme ou leur idéal: rien ne répugne plus à l'âme juive, car la mort, sous toutes ses formes, est pour elle un scandale. Ils y voyaient plutôt la part qu'Israël doit prendre à la Rédemption du monde: « rachetant le temps parce que les jours sont mauvais » (Eph 5, 15-16); on pourrait, en effet, leur. appliquer à juste titre cette exhortation de l'Apôtre, car ils la réalisaient à la lettre. Mais la souffrance du peuple juif était surtout vécue par eux comme une forme du désir et de l'attente qu'Israël est chargé de porter au nom de la création entière. Elle leur apparaissait comme la part qu'Israël doit prendre à la lente et laborieuse préparation du bonheur et de la paix que le Messie viendra apporter. Le pâtir et la patience n'étaient que l'envers de l'espérance, dans le salut d'Israël et du monde. Pour résumer tous ces témoignages, un seul exemple suffirait, c'est la réponse d'une maman juive à la question de son petit garçon, qu'une expérience trop précoce de la solitude et du mépris avait rendu très tôt attentif à la souffrance de son peuple. Il voulait savoir le pourquoi de tant de peine et sa maman lui disait: « mon enfant, jusqu'à ce que vienne le Messie, c'est le destin de notre peuple de souffrir pour le salut du monde! ».

Mais ici encore c'est dans la Parole de Dieu qu'Israël trouve son ultime référence et la suprême explication de son destin. Chaque fois qu'il a été visité par l'épreuve, le peuple juif a cherché la lumière pour éclairer les ténèbres de l'heure dans le chapitre d'Isaïe qui décrit la passion du Serviteur souffrant:

« Objet de mépris, abandonné des hommes, Homme de douleur, familier de la souffrance, Comme quelqu'un devant qui on se voile la face
...
Ce sont nos souffrances qu'il portait, Et nos douleurs dont il était chargé
...
Par contrainte et jugement, il a été saisi, Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété Qu'il ait été retranché de la terre des vivants? (Isaïe 53, 3.4.8)

Israël reconnaît son visage dans les traits de ce personnage mystérieux, et l'Holocauste a été, jusqu'au paroxysme, la tragique réalisation du destin ainsi annoncé.

Comment le chrétien ne se sentirait-il pas interpellé au plus profond de sa foi dans le Christ crucifié? Le Vendredi-Saint, en effet, l'Eglise, à l'office de la Passion, lit ce chapitre 53 du livre d'Isaïe en l'appliquant à Jésus.

Le Seigneur a voulu l'écraser par la souffrance, S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire
Il aura une postérité, il prolongera ses jours, Et par lui la volonté du Seigneur s'accomplira. (Isaïe 53, 10)

Ainsi le destin d'Israël et le destin de Jésus se rencontrent-ils dans la même figure. Comment ne pas être frappé par la ressemblance de ces deux visages? Ce que le chrétien peut dire, en toute vérité, c'est qu'aux yeux de la foi, Jésus accomplit Israël dans sa destinée de serviteur souffrant et qu'Israël, en toute situation où il connaît la solitude et la détresse, annonce et représente, même s'il ne le sait pas, le mystère de la Passion et de la Croix.

A vrai dire, force nous est ici de reconnaître que, devant ce mystère, la précision nous échappe. C'est que nous touchons à la pointe la plus aiguë et la plus délicate du mystère d'Israël et de l'Eglise. Continuité et rupture. Accomplissement et transposition. La rigueur avec laquelle nous pouvons parler de ces choses dépend du degré d'élaboration de notre théologie des rapports entre ces deux étapes de l'histoire du salut. Mais sur ce point, sans doute, le poète et l'artiste ont plus de ressources pour exprimer ce que nos concepts n'arrivent pas à saisir. Je pense, en particulier, à telle page de Léon Bloy, de Claudel, de Mauriac ou de Raïssa Maritain. J'ai surtout devant les yeux les tableaux de Chagall qui a si souvent marqué par l'évocation de la Croix les toiles où il a peint la souffrance, la misère ou la nostalgie d'Israël. Signe plus expressif encore, le crucifié porte un talith comme s'il était l'incarnation du peuple juif. Synchronisme mystérieux qui réunit, l'une éclairant l'autre, la passion du Christ et celle de son peuple. Si le mot n'avait perdu, dans notre langage quotidien, sa signification théologale, nous pourrions dire que la compassion est ici la condition de la connaissance. Com-pâtir pour co-naître, souffrir avec pour naître avec, pour exister avec celui dont on a, par l'affinité de l'amour, compris la destinée mystérieuse. La figure du Serviteur souffrant apparaît ainsi, au delà des mots, comme le lieu d'un extraordinaire échange: notre vision du destin juif et en particulier notre compréhension de l'Holocauste dépendent de notre compassion; le calvaire du peuple juif dont l'Holocauste a été le sommet peut nous aider à comprendre un peu mieux le mystère de la Croix.

A comprendre aussi la souffrance du monde, et à y compatir. Ici, par leur rencontre même, l'Holocauste et la Croix apportent à notre regard sur la situation présente des hommes et des nations, une lumière singulièrement exigeante. Un de mes collègues, à l'Université Hébraïque, un jeune chercheur qui s'est spécialisé dans l'histoire du shoah, l'Holocauste, dit à qui veut l'entendre combien il a été frappé par l'aveuglement avec lequel le peuple juif a vécu, en Europe, au cours des années 30, totalement inconscient de la catastrophe qui se préparait. Cette découverte est désormais pour lui la source d'uneobsédante inquiétude: l'inconscience de ce microcosme qu'était le monde juif à l'égard de l'Holocauste qui allait le décimer n'est-elle pas le modèle et l'annonce de l'inconscience des hommes de notre temps à l'égard de la catastrophe qui menace à présent le monde entier? Ainsi, une fois encore, le destin juif reçoit-il, dans sa singularité, une valeur-exemplaire! L'expérience juive de l'Holocauste devrait réveiller l'attention de tous les hommes de bonne volonté. Devant la menace d'anéantissement qui plane sur l'humanité, Juifs et Chrétiens sont invités à aiguiser la lucidité du regard de foi. S'ils ont appris à communier dans la compassion, ils ont à présent à communier dans l'espérance. L'espérance, « aph ai pi khen », du peuple qui croit à la victoire de la vie et de la fidélité de Dieu, l'espérance chrétienne qui affirme la certitude de la victoire de la Croix.

 

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