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Revue SIDIC XIII - 1980/3
La liberté religieuse (Pag. 26 - 28)

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Les droits de l'homme et la liberté religieuse dans le dialogue judeo–chrétien
Elio Toaff

 

L'homme, la plus noble, la plus parfaite des créatures de Dieu, a été créé par Lui du limon recueilli « au lieu même de son pardon », c'est-à-dire au lieu où serait construit l'autel du Temple de Jérusalem. (Yalkut Shim'oni 20).

Créé à l'image et à la ressemblance de Dieu

Cette affirmation met en évidence l'amour miséricordieux du Créateur et la grande dignité d'Adam, père de l'humanité, dont le corps a été formé de la même matière que l'autel du Seigneur. Et, qui plus est, dans les récits bibliques où Il se manifeste, Dieu apparaît toujours sous forme humaine, conférant à celle-ci une noblesse indiscutable. Dans la Genèse, l'homme apparaît non seulement comme la créature la plus parfaite par le rang qu'elle occupe dans l'ordre de la création, mais il est appelé rien moins que l'image et la ressemblance de Dieu. Pour le Judaïsme, l'homme n'est pas seulement créé à l'image de Dieu, il est considéré comme le microcosme, comme un résumé de l'univers. Cette idée rabbinique me semble plonger ses racines dans l'Ecriturc. Elle trouve son origine dans la place qu'occupe l'homme, dernier venu dans la création et par conséquent appelé à en être la synthèse, et dans l'expression « faisons l'homme », adressée, selon le Nahmanide, à toutes les puissances de l'univers. Dans le langage de la théologie rabbinique, c'est une invitation faite aux Anges à coopérer à la création d'Adam, parce que c'est en lui précisément que ces puissances se résument. Tous ces éléments nous amènent à conclure que cette conception de l'homme n'est pas étrangère à la Bible. Ils viennent confirmer l'idée que nous avons été créés par les Anges ou Elohim, personnifications partielles des vertus et des idées divines.

Grandeur incomparable de l'homme

Dans le Judaïsme, l'homme, image de Dieu et résumé de l'univers, a une noblesse, une grandeur incompatable, et quand nous voyons que, selon ses traditions ou ses textes sacrés, de telles prérogatives ne sont pas reconnues seulement à l'homme juif mais à tous les hommes, quelque païens ou barbares qu'ils soient, nous pouvons nous demander comment une religion, vieille de quatre mille ans, a pu enseigner une telle doctrine, si parfaitement en harmonie avec la conception la plus moderne de l'homme. Un autre titre de noblesse que le Judaïsme décerne à l'homme est de le considérer comme le temple de Dieu sur la terre, parce qu'il rassemble en lui tous les éléments de la création et qu'il présente, pour ainsi dire, les conditions nécessaires pour accueillir et pour protéger l'esprit qui le fait vivre, comme l'âme humaine qui, liée à un certain organisme, ne peut, sans lui, entrer en rapport avec la nature.

Le Talmud est très explicite à ce sujet: « Un seul homme a autant de valeur que l'ensemble de la création ». Puisque l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, toute offense envers l'homme est, par le fait même, une offense envers Dieu. Dans un autre passage, l'homme est décrit comme un microcosme: « Tout ce que le Saint, béni soit-il, a créé dans le Inonde, Il l'a créé dans l'homme ». Cette pensée est développée dans le Talmud jusqu'aux moindres détails, avec l'intention de trouver des correspondances entre la nature et les membres du corps humain. Mais la ressemblance avec le Seigneur vient surtout du fait que l'homme a été doté d'une âme qui lui donne une affinité avec Dieu et une supériorité sur les autres créatures. Les Docteurs du Talmud reconnaissent en l'homme une double nature: « L'âme de l'homme provient du ciel et son corps de la terre », et ils affirment qu'entre corps et âme existe le même rapport qu'entre Dieu et l'univers.

La liberté, essentielle pour l’homme

C'est dans l'esclavage d'Egypte que le peuple juif s'est constitué, ce qui a une signification spirituelle profonde. De fait, il est impossible d'imaginer les effets de la privation de liberté et de l'oppression si on ne les a pas d'abord éprouvés soi-même. On peut dire des Juifs qu'ils furent à l'origine un peuple d'esclaves, un peuple formé d'hommes auxquels on avait nié les droits humains les plus élémentaires. Ce qui revient à dire que, du côté des Egyptiens, s'était effectué un bouleversement du concept de l'homme au sens où l'entendaient les Hébreux, bouleversement qui permettait au plus fort de s'arroger le droit de fouler au pied la dignité du plus faible. En effet, il ne voyait plus en lui l'image de Dieu, à respecter et à vénérer d'autant plus qu'il était plus faible et sans défense, mais seulement un être inférieur, un homme de second ordre.

La libération de la servitude et l'exode ont permis aux Hébreux d'accueillir la Loi divine au Sinaï en hommes libres, maîtres de leur propre destinée et désormais instruits des conséquences néfastes qu'entraînent, pour la société, l'oppression et la privation des droits fondamentaux de l'homme. Et depuis l'époque mosaïque jusqu'à la fin de celle du Talmud, on constate, dans le Judaïsme, un effort considérable pour faire porter tous leurs fruits aux commandements et aux recommandations morales contenus dans la Bible, afin de d'enrichir l'éthique juive et la morale de toute l'humanité.

Dans la Loi biblique, on ne trouve nulle part une définition juridique de la liberté personnelle puisque, dans la Bible, on ne raisonne pas sur des principes mais seulement sur des cas personnels; et l'on ne parle de liberté que quand celle-ci est menacée ou déjà perdue, ce qui suppose, de manière évidente et indiscutable, que l'homme est libre par sa nature même. En effet, s'il est vrai que tous les hommes sont enfants du même père, s'ils sont tous créés à l'image de Dieu, il serait injuste et contradictoire de ne pas les considérer tous comme égaux, de ne pas leur reconnaître à tous la même dignité et les mêmes droits. Donc, pour le Judaïsme il n'y a pas d'hommes de seconde classe, d'hommes moins hommes, et il n'existe pas de races supérieures ou inférieures, ni de maîtres ou de serviteurs par droit de naissance ou d'origine.

De cette liberté fondamentale de l'homme découlent, selon le Talmud, certains droits humains imprescriptibles comme, par exemple, le droit à la vie.

Cela signifie qu'on doit non seulement assurer la sécurité de la vie, mais aussi garantir contre tout ce qui la menace: garantie et sécurité contre toute atteinte à la vie, fût-elle encore embryonnaire et cachée. Garantie pour tous du minimum vital et d'une distribution plus équitable de la richesse. Le droit de la personne inclut aussi la sauvegarde de son honneur et de sa renommée contre toute calomnie, et il condamne toute atteinte à l'amour-propre comme comparable à l'effusion du sang. Sont donc prohibés également le mensonge, pour les conséquences qu'il peut entraîner, et aussi la haine, parce que haïr son prochain, c'est en quelque sorte haïr son

Créateur. Il est interdit encore de se venger et de garder rancune.

La liberté d'opinion

Au-delà de cette liberté physique, il en est une autre: c'est la liberté de pensée, de conscience ou de religion, grâce à laquelle un citoyen ne peut être persécuté ou poursuivi à cause de ses idées, de ses opinions personnelles ou de croyances religieuses différentes de celles de la majorité ambiante.

Au cours de la longue histoire du peuple juif, on ne trouve aucun exemple d'individus ou de groupes qui aient été légitimement condamnés pour leurs idées ou pour leurs opinions. C'est au temps des prophètes que nous pouvons trouver, je crois, l'exemple le plus clair de cette liberté d'expression et d'opinion dont jouissait le peuple juif. Au moment où la nation se trouvait dans le plus grand danger et où le peuple était engagé dans un violent combat pour la liberté, Jérémie n'hésita pas à faire, dans la cour du Temple, des discours menaçants, et à jeter l'anathème sur le roi. Il alla même jusqu'à inciter les combattants à déserter.

Et comment ne pas parler, à l'époque du Talmud, du célèbre Rabbin Elisha ben Abuya, compagnon du rabbin Akiba et disciple du grand rabbin Meir, qui, égaré par des doctrines philosophiques étrangères au Judaïsme, fut considéré comme héritique? Il n'eut à subir ni persécutions ni discrimination. Malgré son attitude parfois provocante et même méprisante à l'égard du Judaïsme officiel, il ne fut ni banni, ni rejeté, mais tous le traitèrent toujours avec le plus grand respect; ce qui prouve une grande tolérance, une grande liberté de pensée et une exceptionnelle largeur de vues. S'il n'en était pas ainsi, on ne trouverait pas dans le Talmud toutes ces citations et maximes qui lui ont été attribuées, ce qui est une preuve certaine d'impartialité et d'estime, au moins pour les aspects de sa doctrine susceptibles de s'harmoniser avec la doctrine générale du Judaïsme.

Laisse aller mon peuple...

Quant à la liberté religieuse, je crois que nous pouvons trouver, dans le Pentateuque même, de précieux éléments pour fonder notre jugement. Le peuple juif, esclave en Egypte, n'est pas en mesure de dépasser les intuitions religieuses qui furent celles des Patriarches. Au prix de sacrifices immenses, il réussit à conserver l'intégrité de son monothéisme, même lorsqu'il dut vivre en contact avec la civilisation égyptienne et dans un monde au Panthéon si varié et si fascinant qu'il aurait pu aisément, comme il l'avait fait pour d'autres peuples vaincus, attirer aussi le petit peuple juif et causer ainsi sa disparition. Les paroles que Dieu met dans la bouche de Moïse devant Pharaon sont significatives: « Laisse aller mon peuple afin qu'il puisse me rendre un culte ». Dans l'esclavage, la première liberté à être étouffée est la liberté religieuse, parce qu'il est bien connu que la religion remplit envers l'individu un rôle de libération. Moïse se prépare à recevoir de Dieu la Loi du Sinaï et il se rend compte que seul un peuple libre peut être en mesure de l'observer: il faut donc que Pharaon renonce à dominer ce peuple et qu'il le laisse quitter le pays.

La rencontre des deux civilisations, hébraïque et grecque, qui aurait pu avoir des effets bénéfiques sur les deux peuples, se transforma en affrontement lorsqu'Antiochus Epiphane crut pouvoir renforcer la domination de la Grèce sur la Palestine, abolissant le culte juif et introduisant dans le Temple de Jérusalem la statue de Jupiter. La population juive, qui avait pourtant été fascinée par la civilisation des conquérants et qui s'était adaptée à la domination étrangère, spécialement en ses éléments hellénisants, se révolta ouvertement quand elle fut privée de la liberté d'observer ses pratiques religieuses. Les Maccabées furent à l'origine de cette guerre de libération qui eut raison des puissantes armées syromacédoniennes pourtant considérées comme invincibles. Peut-être est-ce la première grande entreprise de l'histoire au cours de laquelle un peuple entier a lutté pour reconquérir sa liberté religieuse. Et les Juifs, de génération en génération, se sont transmis le souvenir de cette entreprise comme celui, non d'une campagne héroïque et glorieuse, mais de la révolte d'un peuple pour reconquérir l'une des libertés les plus précieuses, la liberté religieuse, qui est aussi un droit imprescriptible de l'homme.

Du reste, il est bien connu que lorsqu'une des libertés dont nous venons de parler est supprimée, la suppression des autres libertés suit inévitablement, tôt ou tard, pour ce peuple. Il n'y a qu'une liberté et c'est une valeur absolue et indivisible, même si elle se présente, parfois, sous des noms et avec des acceptions différentes. Elle est un idéal en soi et pour soi, un des aspects etdes corollaires de ce royaume de justice universelle prêché par la Bible, dans lequel les individus et les peuples ont le droit inaliénable de se régir eux-mêmes.

Nous assistons, hélas, même de nos jours, dans trop de pays du monde, à la négation de ces principes et de ces libertés fondamentales de l'homme. On dirait que ce concept de l'homme, créé à l'image de Dieu, a été oublié et que à la loi de l'amour et de la justice s'est substituée une sorte de loi de la jungle selon laquelle seules la violence, l'insolence et la vexation semblent être de règle. Qui pense, aujourd'hui, qu'étant conscients de notre ressemblance avec Dieu, nous devrions la perfectionner en prenant pour modèles ces traits divins que le Seigneur lui-même nous a manifestés, afin que l'empreinte divine puisse se reconnaître dans tout notre comportement?

Juifs et chrétiens ont à lutter ensemble pour la liberté

Voilà pourquoi une réunion comme celle d'aujourd'hui est tellement utile. Elle nous offre le moyen, à la lumière de la triste situation actuelle, de nous opposer à toutes les différences de classe et de lutter pour l'égalité de tous les hommes en tant que créés à l'image de Dieu. Le grand théologien de Livourne, Elie Benamozegh, a écrit: « L'homme a été créé à l'image de Dieu; il est le roi de la création; tout doit lui obéir afin qu'il puisse tout ennoblir, tout spiritualiser et, en marquant tout de son sceau, graver partout la trace de cette image divine qu'il porte en lui-même... Il faut dire aussi que ces doctrines sont, comme toutes les merveilles du monde, comme la terre et le ciel; à force de nous entourer, de frapper continuellement nos sens et notre intelligence, elles finissent par devenir tellement familières que nous ne nous en apercevons plus».

Ce ne serait pas si mal si les hommes vivaient selon cette doctrine et la mettaient en pratique. Malheureusement, le monde n'a guère changé depuis l'Antiquité; les hommes sont toujuors victimes de l'intolérance politique, raciale et religieuse, et l'image de Dieu ne cesse pas d'être foulée aux pieds et défigurée.



Cette allocution a été prononcée le 13 mars, 1980, au Centre Pro Unione, à Rome, au cours d'une Table ronde organisée à la fois par ce Centre et par le SIDIC sur « Les droits de l'homme et la liberté religieuse dans le dialogue judéo-chrétien». Mgr. Franco Biffi, recteur de l'Université du Latran, présentait le point de vue chrétien, et le Professeur Alberta Soggin, de l'Ecole Vaudoise de théologie, en était l'animateur.

 

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