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Revue SIDIC VI - 1973/1
Liturgie juive, liturgie chrétienne (Pag. 4 - 25)

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Liturgie juive - liturgie chrétienne
Sofia Cavalletti

 

Si nous considérons que le culte synagogal consiste essentiellement dans l'annonce de la parole de Dieu, et que dans le culte chrétien, la première partie de la messe s'appelle « liturgie de la parole », le lien idéologique qui unit entre elles l'église et la synagogue est manifeste, en tenant compte également du fait que dans l'une le salut est espéré pour l'avenir et que dans l'autre il est annoncé en acte.

Jésus et la synagogue

On sait que la synagogue est une institution qui remonte au temps de l'exil; privés du temple et donc de la possibilité d'offrir à Dieu le culte sanglant, les juifs cherchent à suppléer à un manque aussi important avec les moyens dont ils disposent. Le Seigneur avait lié sa présence au temple d'une façon particulière et, après sa destruction par les Babyloniens le Seigneur lui-même était d'une certaine manière en exil. Cependant il parlait par sa loi et le seul moyen pour les Hébreux exilés de rester en communication avec leur Dieu était de méditer sans cesse sa parole qui assurait sa présence au milieu d'eux. Mais la synagogue ne doit pas seulement son origine à des circonstances historiques con-tingentes; en effet, quand ces causes disparaissent, avec le retour dans la terre des pères et la reconstruction du temple, non seulement la synagogue ne meurt pas, mais elle se répand, montrant ainsi une vitalité plus grande que jamais. En fait ses racines sont fondées sur une réelle exigence religieuse, que nous voyons s'approfondir et se répandre toujours plus, à mesure que le temps passe: une pénétration plus profonde de la religion dans la vie quotidienne, et une participation plus active et plus vivante même de la part des classes non sacerdotales.

Au temps où Jésus vit, en Palestine, son existence terrestre, la synagogue est peut-être l'institution dans laquelle Israël exprime le meilleur de sa spiritualité. Et c'est la synagogue que Jésus lui-même — et les apôtres après lui —choisit fréquemment pour son enseignement.

« Jésus s'en allait enseigner dans les synagogues » dit Mathieu (4,23); sa présence est signalée à plusieurs reprises dans les synagogues de Capharnaüm, de Nazareth, etc. (Mt. 12,9; 13,54; Mc. 1,21 etc.), et lui-même, résumant pour ainsi dire devant le sanhédrin l'oeuvre qu'il avait accomplie durant sa vie publique, déclare: « J'ai parlé ouvertement à tous, j'ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le temple » (Jn. 18,20).

Le culte synagogal

Ce n'est pas sans motifs que Jésus a inséré sa parole précisément dans le culte synagogal, et, à notre avis, il faut chercher ces motifs dans l'esprit de ce culte. Il était tout entier centré sur la parole de Dieu, que l'on proclamait solennellement au peuple et à laquelle le peuple répondait par la prière.

Le pivot central de cette liturgie était constitué par cette partie de l'Ancien Testament qui pour les juifs est d'une façon particulière « Loi (Torah), c'est-à-dire enseignement de Dieu: le Pentateuque. Mais très vite — et certainement déjà à l'époque de Jésus — on ajouta à cette première lecture une seconde lecture tirée des livres des prophètes. Les plus anciens documents concernant la structure des lectures synagogales remontent à des témoignages un peu postérieurs à Jésus, et étant donné l'esprit conservateur des traditions religieuses en général, nous pouvons penser qu'ils reflètent plus ou moins la pratique de l'époque même du Christ. Le passage prophétique se présente parfois comme l'explication du passage de la loi, ou alors il apporte quelque souvenir historique en rapport avec la fête du jour; parfois c'est un commentaire de caractère homilétique ou spirituel, puis enfin on trouve les lectures prophétiques à caractère messianique, c'est-à-dire celles qui s'ouvrent à la vision de l'avenir et du libérateur qui viendra « en ce jour là » apporter bonheur, salut et effusion de l'esprit de Dieu sur son peuple.

La lecture prophétique ne mettait donc pas un point final à la lecture précédente, mais la projetait vers l'avenir, vers l'attente d'un avènement qui devait encore être réalisé, vers la venue d'une personne attendue. On peut dire que, dans ces cas là, la liturgie synagogale apparaissait comme quelque chose d'incomplet en soi, comme un culte tout entier tendu vers quelque chose qui attendait encore son accomplissement. Et quand les lectures étaient terminées, tandis qu'on louait Dieu qui a communiqué sa parole aux hommes, on l'invoquait pour que cet accomplissement se réalise bientôt, avec les paroles d'uneprière de caractère essentiellement eschatologique:

« Que soit magnifié et sanctifié son grand Nom, dans le monde qu'il a créé selon sa volonté. Que son règne vienne pendant votre vie, et pour la durée de vos jours et durant la vie de toute la maison d'Israël maintenant et dans le temps qui vient ».

C'est la prière appelée Kaddish — dont les ressemblances avec le « Notre Père » sont évidentes — qui au long des siècles, et probablement déjà au temps de Jésus, est le sceau de la lecture synagogale. La lecture des promesses de Dieu réveillait le désir de les voir se réaliser bientôt, et le Kaddish était la réponse la plus naturelle qui soit aux paroles des Ecritures.

Culte synagogal et prédication de Jésus

Il nous semble que dans ce culte qui ouvrait largement les portes vers l'avenir, et dans ces hommes qui y participaient, Jésus trouvait l'ambiance matérielle et morale la plus adaptée à l'annonce de sa parole. Le culte synagogal réveillait les âmes à l'espérance; et à cette espérance Jésus répondait en montrant qu'elle s'accomplissait dans sa personne.

De nombreux épisodes de la vie de Jésus ne se comprennent guère que s'ils sont vus dans cette lumière (1). Prenons par exemple la multiplication des pains racontée dans Jean (6,lss); le discours de Jésus, dit du « pain de vie », (Jn 6,22ss) sert d'explication et de commentaire à ce miracle; entre le miracle survenu dans un lieu imprécis des 'rives du lac de Tibériade et le discours tenu dans la synagogue de Capharnaüm, l'évangéliste fait intervenir le récit de la marche prodigieuse de Jésus sur les eaux, pendant que la barque des apôtres était battue par la tempête; ce second prodige serait arrivé pendant que Jésus, après avoir quitté le lieu de la multiplication des pains, se dirigeait vers Capharnaüm. Dans ce contexte l'évangéliste précise « que la Pâque, fête des juifs, était proche », et il complète le cadre printanier en indiquant « qu'il y avait beaucoup d'herbe à cet endroit », à l'endroit où Jésus fait asseoir la foule pour laquelle il va multiplier les pains. Les détails fournis par l'évangéliste ne sont pas un luxe, mais ils nous servent à situer les événements du récit dans leur contexte exact, c'est-à-dire sur la toile de fond de la solennelle liturgie pascale. Nous savons que le point central de cette fête était le mémorial de l'exode, et à cette occasion la synagogue lisait solennellement le Cantique de la mer rouge (Ex, 15,1ss), qui suit dans le récit de l'exode la narration du prodigieux passage de la mer par le peuple, et qui célèbre la puissance du Seigneur manifestée dans cet épisode. Qu'auront éprouvé les apôtres, en écoutant cette lecture, après avoir été témoins du pouvoir extraordinaire de Jésus sur les eaux? Et le peuple, qui connaissait certainement le miracle? Ces hommes avaient entendu, ou allaient entendre, à la synagogue, rappeler comment « le Seigneur avait fait, grâce à un puissant vent du sud, reculer la mer toute la nuit, la mettant à sec, et (comment) les eaux s'étaient divisées » (Ex. 14,21) — à ces mêmes hommes il est annoncé que « pendant que soufflait un grand vent » sur le lac de Tibériade, Jésus avait marché à pied sec, comme si s'était ouvert pour lui un chemin miraculeux sur le lac. Les prophètes, en référence à l'exode de 1'Egypte, avaient dit qu' « en ce jour là », c'est-à-dire au temps messianique, un nouveau chemin devait s'ouvrir sur les eaux. N'y avait-il pas un rapport entre les paroles des prophètes et le miracle survenu sur les eaux" du lac? Qui était donc cet « homme » qui avait accompli un tel prodige? Par la voie ouverte au milieu des eaux de la mer rouge était passé le peuple d'Israël; sur les eaux du lac de Tibériade était passé Celui qui récapitule et assume en lui tout le peuple de Dieu: le Messie tant attendu et invoqué.

A l'occasion de la Pâque, on lisait en outre dans les Nombres (ch. XI) le récit de la manne, envoyée par Dieu pour nourrir les hébreux dans le désert. Le discours sur le pain de vie — qui occupe une bonne partie du chapitre 6 de Jean — est provoqué par une question que les juifs adressent à Jésus: « Quel miracle fais-tu, pour que nous voyions et croyions en toi? Quelle oeuvre accomplis-tu? Nos pères ont mangé la manne dans le désert, comme il est écrit: « Il leur a donné à manger un pain venu du ciel » (In. 6,31). Le texte évangélique ne fait aucune référence à la liturgie du jour, la supposant évidemment connue pour ceux à qui suffisait l'indication de la proximité de la Pâque; pour nous qui le lisons si longtemps après, nous ne voyons pas bien pourquoi la foule rappelle précisément à cette occasion le miracle de la manne, ni ce qui la pousse à commencer la discussion de cette manière; mais la chose devient claire si l'on pense qu'on venait à peine d'écouter à la synagogue la lecture du passage qui décrivait cet événement. Par leur question ces gens offrent à Jésus l'occasion de montrer comment ce lointain prodige trouvait en lui son accomplissement, car si la manne avait temporairement seulement sauvé les hébreux de la mort, lui était descendu du ciel pour sauver les hommes de la mort éternelle: « Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts... Je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement ».

Jésus donc place son enseignement dans le cadre de la proclamation synagogale de la parole de Dieu et montre dans sa personne l'accomplissement de tout ce que les événements de l'Ancien Testament avaient préparé et annoncé. Le culte synagogal n'était donc pas une occasion quelconque que Jésus pouvait saisir pour enseigner le peuple, c'était vraiment « l'occasion » de son enseignement.

Jean est le seul évangéliste qui rapporte la parabole du Bon Pasteur (10,1ss), parabole que complète celle de la brebis perdue raccontée par Luc (15,1ss). A la fin de celle-ci Jean précise que c'était l'hiver, et que le temps de la fête de la dédicace était arrivé, c'est-à-dire la fête qui commémore la purification du temple par Judas Maccabée, après sa profanation par Antiochus Epiphane. A cette occasion on lisait à la synagogue le passage de la Genèse (Gen. 46,28ss), dans lequel Joseph donne des instructions à ses frères, pour qu'ils expliquent au pharaon que, eux-mêmes et leurs pères, ils ont toujours été des pasteurs depuis leur enfance. Dans le passage de 1 Samuel 17, lu à la même occasion, David qui veut obtenir la permission de combattre Goliath, explique à Saül comment il a déjà donné des preuves de son courage et de sa force: « Ton serviteur faisait paître le troupeau de son père et si un lion ou un ours survenait pour lui ravir une bête du troupeau, je le suivais, je le frappais et je la lui arrachais de la gueule; si l'animal se retournait contre moi, je l'attrapais à la gorge, je le frappais et le tuais. Ton serviteur a frappé même le lion et l'ours ». David est présenté ici comme un pasteur intrépide que le danger n'arrête pas dans sa sollicitude pour le troupeau de son père. Dans la lecture prophétique d'Ezéchiel (34,1ss), prescrite pour la même fête, la figure de David pasteur est présentée sous un éclairage différent, et David est le « pasteur unique à qui le Seigneur confiera la garde de ses brebis, quand il établira avec son peuple « un pacte de paix » Sa relation avec Dieu est assez difficile à établir, parce que le prophète dit dans le même passage que ce sera le Seigneur lui-même qui rassemblera son troupeau « en ce jour là », qui cherchera la brebis perdue, qui ramènera la fugitive, qui soignera la blessée et aidera la malade.

Toute la liturgie de la fête de la dédicace était donc centrée sur le thème du « pasteur », et offrait à Jésus la meilleure des occasions pour se présenter lui-même comme le « bon pasteur », en contraste avec ces pasteurs qui « se paissent eux-mêmes » comme disait Ezéchiel. Le bon pasteur de la parabole qui défend ses brebis contre le loup et « qui donne sa vie pour ses brebis », renouvelle les hauts faits de David, pasteur intrépide; Il est David, « l'unique pasteur », envoyé par le Seigneur à son troupeau; Il est précisément ce pasteur qui — comme le Seigneur lui-même dans Ezéchiel — prend le soin le plus tendre de ses brebis et va chercher celles qui sont perdues.

Vue à cette lumière la parabole du bon pasteur est une déclaration explicite de la part de Jésus de sa qualité de Messie, tandis que l'identité de fonction du pasteur David et du Seigneur lui-même — comme elle est présentée par Ezéchiel — peut être le meilleur des acheminements pour comprendre la vraie nature du Messie Jésus.

Dans la prédication de Jésus nous voyons se refléter également une autre grande fête religieuse des juifs, celle de l'automne. Il s'agit cette fois d'une liturgie du temple, dans laquelle cependant les pharisiens avaient introduit des éléments de caractère populaire. Un élément important parmi ceux-ci, dans la dernière partie de la fête, était la libation d'eau sur l'autel; on prenait l'eau hors des murailles de Jérusalem, on la portait dans la ville en traversant la porte, dite justement «des eaux» et on la versait sur l'autel, pour obtenir la pluie; or, les lectures prophétiques donnaient une interprétation messianique à ce rite:

« Et il adviendra en ce jour:
des eaux vives sortiront de Jérusalem! Une moitié vers la mer orientale et une moitié vers la mer occidentale; ceci adviendra en été et en hiver.
Et le Seigneur sera Roi sur toute la terre.
Ce jour là le Seigneur sera unique et son nom unique ».

Ces paroles de Zacharie (14,8ss) incitaient les esprits à ne pas s'attarder sur le présent et à discerner dans ces eaux, répandues sur l'autel, « les eaux vives » et éternelles qui « ce jour là » devraient féconder la terre. C'est encore d'eaux prodigieusement fécondes que parlait le passage d'Ezéchiel (47,1ss): ces eaux devaient restaurer et vivifier tous les êtres vivants et « partout où le torrent jaillira, sur ses deux rives, tout arbre fructifiera; ses feuilles ne tomberont pas et ses fruits ne diminueront pas, chaque mois il donnera des prémices, parce que les eaux sortiront du sanctuaire ». Cette fécondité merveilleuse devait renouveler — selon l'interprétation d'un vieux texte rabbinique (2) — d'une certain façon la première fécondité du monde quand il n'était pas encore contaminé par le péché de l'homme; de plus, entre les origines du monde et son renouvellement au temps messianique, il ne fallait pas oublier — dit encore le commentaire — une étape essentielle de l'histoire du salut: celle de l'exode quand Israël put s'abreuver à des sources miraculeuses creusées dans le désert. Les juifs donc qui participaient « à la liturgie des eaux » dans le temple tournaient leur regard vers les origines du monde, les voyaient déjà renouvelées au moment crucial de l'histoire d'Israël, et au même moment regardaient en avant, vers le temps où toute attente devait être comblée.

C'est sur ce fond de tableau que s'élève le cri de Jésus: « Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive » (Jn 7,37); ce n'est pas par hasard que Jésus prononce ces paroles, mais il attend le moment où les esprits, ouverts à l'espérance messianique et tournés vers l'attente de leur réalisation, peuvent être plus réceptifs. Cette source inépuisable d'eau vive était présente et ses eaux étaient des eaux de vie éternelle.

Jésus dans la synagogue de Nazareth

Nous voyons donc constamment Jésus insérer son enseignement dans le culte juif. C'est ainsi qu'il fit depuis le commencement de sa vie publique; sa prédication dans la synagogue de Nazareth, racontée par Luc (4,14ss), est, pense-t-on, un événement de la première année de celle-ci. Il s'agirait dans ce cas d'un fait situé peu après le miracle des noces de Cana; Cana et Nazareth sont peu éloignées l'une de l'autre, de sorte que le bruit du miracle était certainement arrivé jusqu'à Nazareth, où il ne pouvait manquer d'avoir excité un intérêt particulier à l'égard de celui qui dans le pays était connu comme « le fils de Joseph ». C'est peut-être à la suite de ce fait que le jour du sabbat il fut appelé à faire la lecture, et par conséquent l'explication qui la suivait. On lui donna le livre du prophète Isaïe, et lui, l'ayant ouvert, y lut le passage qui dit:

« L'esprit de Dieu est sur moi. C'est lui qui m'a oint:
pour porter la bonne nouvelle aux pauvres;
il m'a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur meurtri,
Annoncer la libération des prisonniers, Et la vue aux aveugles;
Et remettre en liberté les opprimés ». (Is. 61, 1-2).

L'évangéliste Luc raconte (4,16ss) que Jésus, « ayant replié le rouleau, le rendit à celui qui servait, pendant que tous, dans la salle, avaient les yeux fixés sur lui ». L'attente du peuple ne devait pas être déçue; ils entendirent vraiment ce jour là une explication de l'Ecriture comme ils n'en avaient jamais entendu, car Jésus dit: « Aujourd'hui est accomplie cette parole (que vous avez entendue) de vos oreilles ».

La présence même de Jésus dans la synagogue signifiait que la parole de Dieu, révélée aux patriarches et aux prophètes, s'était réalisée; cette attente qui fait vibrer tout l'Ancien Testament avait trouvé son accomplissement « dans le fils de Joseph »; la présence de Jésus était déjà la réponse à l'invocation du Kaddish, qui implorait de Dieu la réalisation du salut promis. Mais ce jour là Jésus le proclame ouvertement sous une forme rituelle, en liant cette annonce d'une façon directe et solennelle au culte de la synagogue: l'Attendu c'est lui-même; en lui s'allumait cette lumière vers la splendeur de laquelle — selon les paroles du prophète Isaïe — devaient s'avancer les peuples et les rois, venant en foule à Jérusalem.

Ce jour-là la liturgie synagogale est déjà une liturgie chrétienne de la parole, c'est-à-dire la proclamation que le salut est présent. Par ces paroles on peut résumer entièrement le message chrétien, de la même manière que celui de l'Ancien Testament pourrait être synthétisé par ces mots: le salut est en chemin. La nouveauté du message du Christ consistait dans cet « aujourd'hui » avec lequel il avait commencé son commentaire du passage prophétique. C'est son « aujourd'hui » qui vient mettre un terme à l'attente et ouvrir une ère nouvelle. C'est « l'aujourd'hui » du salut dans lequel nous vivons, et Jésus a choisi la synagogue pour le proclamer d'une façon solennelle.

Culte synagogal et prédication des apôtres

Quand Jésus sera retourné à son Père, les apôtres continueront eux aussi à faire de la synagogue le lieu de leur enseignement; l'annonce qu'ils commencent ainsi à diffuser dans le monde: « Le Christ est ressuscité », ils la donnent de préférence dans l'ambiance de la synagogue, à l'occasion de ce culte qui avait orienté les âmes vers l'espérance. Même St Paul, quoique « apôtre des gentils », déjà au moment de son premier voyage, arrivé à Antioche de Pisidie, se rend un sabbat à la synagogue et après la lecture de la loi et des prophètes, est invité à parler aux chefs de la communauté; il en profite pour annoncer le Christ mort et ressuscité, en disant: « C'est à vous qu'a été adressée cette parole de salut » (Actes 13,3ss). Il fait de même à Philippe (Actes16,13) à Thessalonique où il parle trois sabbats de suite (Actes 17,2-3), à Corinthe (Actes 18,4ss) où le chef de la synagogue crut au Seigneur.

Culte synagogal et liturgie de la parole

Née dans une synagogue, la liturgie chrétienne de la parole n'a plus oublié ses origines. Si nous mettons en parallèle le schéma du culte du sabbat avec les éléments de l'ancien culte chrétien de la parole, comme il est possible de le retrouver dans les textes les plus anciens, nousne pouvons pas ne pas remarquer une ressemblance évidente, au point d'induire les liturgistes à admettre « une réelle et véritable continuité de culte, intentionnellement admise par les premiers fidèles ». (3)

Le martyr Justin, dans l'Apologie I, nous a laissé une description de la messe, qui est la plus ancienne des histoires de la liturgie. Nous y retrouvons, en ce qui concerne l'introduction, à peu près tous les éléments qui constituent le culte synagogal, même si ce n'est pas dans le même ordre. Justin commence par dire que « le jour du soleil » tous les fidèles se réunissent ensemble, venant des villes ou des campagnes. « Alors —poursuit-il — on lit les mémoires des apôtres et les écrits des prophètes, aussi longtemps qu'on peut. Puis quand le lecteur a terminé, celui qui préside prend la parole, pour faire une admonition et exhorter les personnes présentes à imiter les belles paroles qu'on vient d'entendre. Puis nous nous mettons tous debout et nous faisons monter nos prières » (1,67). Vient ensuite la description de l'eucharistie qui se conclut par une collecte pour les pauvres.

Dans cette description, il manque la profession de foi (shema) qui fait partie du culte synagogal, et la bénédiction sacerdotale qui la termine; mais nous pouvons dire que nous y retrouvons tous les autres éléments de ce culte. Les « prières » auxquelles Justin fait allusion sont celles que nous appelons encore aujourd'hui « prières des fidèles » et qui terminent la liturgie de la parole en présentant à Dieu les besoins de l'église et de tous les hommes. Ces prières trouvent une réplique dans les « dix huit bénédictions » de la synagogue, prière vénérable s'il en fut en Israël, et dont les origines, au moins pour ce qui est de la part la plus ancienne, remontent si loin en arrière qu'elles se perdent dans une tradition plus ou moins légendaire, au point que le Talmud parle de prophètes qui l'auraient composée ensemble, avec cent vingt vieillards. Celle ci se divise en trois parties: la première a un caractère de louange, la dernière d'action de grâces; la prière centrale qui nous intéresse davantage ici, est celle qui subit les plus grands changements selon les fêtes, parce qu'elle contient précisément des prières de demande qui varient selon les occasions; elle a donc un caractère impétratoire comme la « prière des fidèles ».

Il est assez probable que ce que Justin appelle génériquement « prières » comprenait aussi des psaumes; et l'on récitait aussi un choix de psaumes dans la synagogue avant la lecture de l'Ecriture. Aussi bien dans l'église que dans la synagogue la lecture était suivie d'un sermon, et enfin la liturgie se terminait, aussi bien dans l'une que dans l'autre, par une collecte pour les pauvres.

Sur la base des faits fournis par Justin, nous pourrions esquisser le schéma suivant:
Culte synagogal
Profession de foi
Prière des « dix huit bénédictions » Psaumes
Lectures (loi et prophètes)
Sermon
Bénédiction sacerdotale
Collecte pour les pauvres

Liturgie de la parole
Prière d'intercession
Psaumes ( ?)
Lectures (loi, prophètes, évangile) Sermon
Collecte pour les pauvres (4).

La ressemblance entre les deux structures cultuelles apparaîtra encore plus grande si l'on confronte le culte juif avec le culte chrétien plus récent, dans lequel on répond à la proclamation de la parole de Dieu par la profession de foi; dans ce cas on retrouve dans le culte chrétien un autre élément juif qui n'apparaît pas dans le texte de Justin.

Encore aujourd'hui les chrétiens doivent savoir qu'en écoutant dans l'église la proclamation de la parole de Dieu, ils prennent part à un culte qui s'enracine dans la spiritualité hébraïque, culte qui, dans sa forme chrétienne, a eu son commencement un jour de la vie terrestre de Jésus, dans la synagogue de Nazareth.

Banquet pascal et eucharistie

Il est encore plus significatif de voir comment l'acte le plus important du chrétien, l'eucharistie, est né lui aussi dans un contexte cultuel juif. Sans entrer ici dans la question du caractère plus ou moins pascal de la dernière cène, nous voudrions mettre en évidence une ressemblance de structure entre le banquet pascal juif et ces données évangéliques, à travers lesquelles il est possible de reconstituer le banquet que le Christ célébra avec ses apôtres à la veille de sa mort.

Le banquet pascal juif

La sobriété des récits évangéliques sur la dernière cène déçoit un peu le lecteur moderne qui, si éloigné du temps où Jésus a vécu sa vie terrestre, aimerait toutefois pouvoir en reconstituer l'ambiance et l'histoire de la manière la plus précise possible. Devant le silence des évangélistes, nous interrogerons des textes qui en nous faisant connaître la vie religieuse des juifs au moment de la naissance de l'ère chrétienne, illuminent par ricochet la figure même du Christ. Nous n'avons pas de textes contemporains de Jésus, mais le corpus des règles religieuses et civiles qui s'appelle Mishnah — en particulier le traité sur la Pâque (Pesahim) — les ajouts à la Mishnah (Tosefta), et un texte d'interprétation (Sifré) dans lesquels nous trouvons le schéma du banquet pascal ou quelques-uns de ses éléments, rédigés dans l'intervalle des deux premiers siècles de l'ère chrétienne, nous donnent une certitude suffisante pour pouvoir affirmer qu'ils reflètent les coutumes pascales que Jésus lui-même et ses disciples ont dû suivre. Et c'est donc à ces usages que nous aurons à recourir si nous voulons replacer dans leur contexte vital les informations que nous donnent les évangélistes.

Selon ces textes le banquet pascal (que les juifs appellent seder, ce qui signifie « ordre ») se déroulait, au commencement de l'ère chrétienne, en substance comme il se déroule actuellement, à l'exception de quelques ajouts, sans importance, survenus au cours des siècles. En voici brièvement la description: après la bénédiction du jour, récitée sur la première coupe de vin, on porte devant le chef du banquet tous les aliments spéciaux requis pour cette occasion, parmi lesquels naturellement le pain non levé (masah). Selon un usage rapporté à une époque tardive, on présentait trois pains azymes au chef de table; il en partageait un en deux, en couvrait une partie avec un linge, et laissait l'autre avec les pains azymes entiers. Sur ces azymes on récitait la formule habituelle pour la bénédiction du pain: « Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, qui fais sortir le pain de la terre ». Cette formule était connue déjà à une époque très ancienne (5); mais l'azyme partagé semble avoir une importance particulière, puisque immédiatement après on prononce sur ce pain une autre bénédiction: « Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, qui nous as sanctifiés par tes préceptes et qui nous as commandé de manger le pain azyme »; après cela le chef de table mange l'azyme et en donne à tous les commensaux. (6) La part d'azyme qui était gardée sous un linge, n'était reprise qu'après le repas et on la consommait sans autre bénédiction particulière; on introduisait par ce geste la bénédiction finale sur la nourriture. Ces particularités ne nous sont connues que par un texte relativement tardif; mais, étant donné le petit nombre de documents liturgiques avant cela, nous ne pouvons exclure que ceux-ci ne reflètent une pratique passablement plus ancienne.

Après tout cela, le plus jeune fils doit interroger son père sur le caractère particulier de la nuit de Pâque, durant laquelle — à la différence des autres soirs — on mange seulement du pain azyme, de la viande rôtie et pas seulement bouillie. La question du jeune garçon sert à donner la parole au père de famille pour expliquer la signification de la fête, et il doit le faire — prescrit la Mishnah « en commençant par le malheur et en terminant par l'exaltation »; il doit expliquer soit le passage du Deutéronome (26,5ss) (7): « ... notre père était un araméen errant... il descendit en Egypte et devint là un peuple grand, fort et nombreux. Et les Egyptiens nous ont persécutés... Et le Seigneur nous a fait sortir d'Egypte à main forte et à bras étendu »... ou alors Josué (24,2ss) (8) « ... au delà du fleuve habitaient vos pères... et j'ai pris votre père Abraham d'au delà du fleuve et je l'ai fait arriver en terre de Canaan... et je vous ai envoyé Moïse et Aaron... et je vous ai fait sortir d'Egypte... et je vous ai donné une terre sur laquelle vous ne vous étiez pas fatigués, des maisons que vous n'aviez pas construites et vous y habitiez; et vous mangiez les fruits de vignes et d'oliviers que vous n'aviez pas plantés ».

Ce sont là les deux plus anciennes rédactions de l'histoire du salut d'Israël (9), qui soulignent les deux traits principaux de cette histoire: la vocation des pères, tirés par le Seigneur d'une terre idolâtre, pour qu'ils prennent possession de la terre promise au peuple de Dieu; la libération de la servitude d'Egypte, moment où Israël est devenu vraiment le libre peuple de Dieu. Déjà Exode (13,14) prévoyait que les enfants interrogeraient leurs pères sur l'explication de certaines règles du culte, mais la réponse, déterminée par l'obligation du rachat des premiers-nés, est limitée au second point de l'histoire du salut, la libération de l'Egypte, parce que c'est à cette occasion que les premiers-nés des Hébreux furent miraculeusement épargnés par le fléau qui causa la mort des premiers-nés égyptiens.

Après cette brève évocation de l'histoire d'Israël, le chef du banquet aura l'occasion d'expliquer le pourquoi de l'usage de manger l'agneau rôti, le pain azyme et les herbes amères, en les rattachant à ces anciens événements: le rite pascal, dont font partie ces aliments spéciaux, et la façon dont chaque hébreu revit et actualise l'histoire passée.

L'agneau pascal (pasah) rappelle comment le Seigneur a « sauté » (en hébreu pasah) les maisons des hébreux au moment de la mort des premiers-nés d'Egypte; le pain azyme est en relation avec le fait que, à la sortie d'Egypte, on n'eut pas le temps de laisser fermenter le pain; et les herbes amères rappellent les amertumes souffertes pendant le temps de servitude. Mais cette histoire passée n'est pas complètement passée, parce qu'elle s'actualise de nouveau en chaque juif qui accomplit le rite pascal, en chaque juif qui — selon ce que dit la Mishnah —doit « se considérer lui-même comme sorti d'Egypte ». La libération opérée par le Seigneur au temps de Moïse est la libération de chaque hébreu en personne; et le rite est la façon de prendre conscience et de participer à cette libération.

C'est pourquoi chaque juif « a le devoir de remercier, de louer, de prier, de glorifier, d'exalter, de magnifier, de bénir et d'honorer Celui qui a accompli ces prodiges pour nos pères et pour nous tous: il nous a fait sortir de la servitude vers la liberté, de l'angoisse vers la joie, du deuil vers la fête, des ténèbres à la lumièreresplendissante, de la sujétion à la rédemption. Proclamons donc en sa présence: Alleluia ». Ce sont ces paroles qui commencent la récitation de la première partie des psaumes de louange (appelés en hébreu hallel), à savoir les psaumes 113 et 114, qui doivent se terminer par la mention de la « rédemption », mention à laquelle Rabbi Aquiba donnait un évident caractère messianique, par les mots suivants:

« Ainsi, Seigneur notre Dieu et Dieu de nos pères, fais-nous arriver en paix aux autres fêtes et solennités qui surviendront devant nous; réjouis-nous par la reconstruction de ta cité et rends-nous heureux à ton service; fais que nous puissions manger là les sacrifices et les offrandes pascales... Béni sois-tu, toi qui rachètes Israël (10).

Le passé, évoqué par le chef du banquet, se poursuit en chaque juif qui participe au rite, au moment présent, mais il est en même temps projeté vers l'avenir, vers ce temps où, selon la parole des prophètes, Jérusalem sera reconstruite et où l'on célèbrera là un culte sans fin.

On bénit à ce moment là une seconde coupe de vin et on commence le repas, qui est à proprement parler un vrai repas rituel précédé et suivi, comme il est, de lectures et de prières; c'est ce rite qui permet au juif de participer en tout temps à la libération opérée par le Seigneur en faveur de son peuple. Vient ensuite « la bénédiction sur la nourriture », c'est-à-dire l'action de grâces pour tout ce qu'on a mangé, accompagnée d'une bénédiction sur une troisième coupe de vin, d'une bénédiction pour la terre et d'une autre qui commence par les mots « Celui qui reconstruit Jérusalem »...; (11) chaque repas est en réalité une participation aux bienfaits de Dieu, et comme tel est un acte cultuel; mais le culte pour le juif est relié au temple et donc à sa reconstruction dans la ville sainte de Jérusalem.

L'action de grâces est complétée par la bénédiction d'une autre coupe de vin, la quatrième; c'est la plus solennelle, celle dont les hébreux disaient que seul David aurait été digne de la prononcer, lui attribuant ainsi clairement un caractère messianique. On accompagne cette dernière bénédiction de la récitation des autres psaumes de louange, c'est-à-dire du psaume 115 (« .., non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton Nom donne gloire ») jusqu'au psaume 118, ce psaume qui contient au verset 13 les paroles répétées encore aujourd'hui par le prêtre pendant la messe: « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits dont il m'a comblé? J'élèverai le calice du salut et j'invoquerai le nom du Seigneur ».

Vient ensuite une prière dont la Mishnah ne nous indique que le nom: « La bénédiction du chant », mais déjà Rabbi Johanan ( I I Ième siècle) (12) savait qu'il s'agissait de la prière qui termine, dans toute cérémonie peut-on dire, les psaumes de louange et donc le banquet pascal:

« L'âme de tout être vivant bénit ton nom, Seigneur, notre Dieu, et l'esprit de toute créature magnifie et exalte ta mémoire, O notre Roi, pour toujours. D'éternité en éternité tu es Dieu, et en dehors de Toi nous n'avons ni roi, ni rédempteur, ni sauveur, ni libérateur, qui nous sauve, nous nourrisse, et qui ait pitié de nous à tout moment d'angoisse et de besoin. Nous n'avons pas de roi en dehors de Toi, Dieu des premiers temps et des temps ultimes. Dieu de toute créature, Seigneur de toutes les générations, loué par une multitude de louanges, lui qui conduit son univers avec grâce et ses créatures avec miséricorde. Le Seigneur ne dort ni ne sommeille; Il réveille ceux qui dorment, secoue ceux qui sont dans la torpeur, fait parler les sourds, libère les prisonniers, soutient ceux qui tombent, redresse ceux qui sont courbés.

Toi, Toi seul nous te remercions. Si nos bouches étaient pleines de chant comme la mer, et nos langues de cantiques comme la multitude de ses flots, et nos lèvres de louange comme les étendues du firmament; si nos yeux étaient lumineux comme le soleil et la lune et nos mains ouvertes comme les aigles du ciel, et nos pieds rapides comme ceux des gazelles, nous ne pourrions suffire à ta louange, Seigneur notre Dieu et Dieu de nos pères, ni à la bénédiction de ton Nom pour une seule des miriades infinies de fois où tu nous as comblés de bienfaits, nous et nos pères. Tu nous as rachetés de l'Egypte, Seigneur notre Dieu, de la maison de servitude tu nous as libérés; dans la faim tu nous as nourris, dans l'abondance tu nous as soutenus; tu nous as sauvés de l'épée, tu nous as évité fléaux et graves maladies; tu as accordé ton secours à notre confiance. Jusqu'ici ta miséricorde nous est venue en aide, et ta grâce ne nous a pas abandonnés. Tu ne nous repousseras pas, Seigneur notre Dieu pour l'éternité! C'est pourquoi chaque membre que tu nous as donné, l'esprit et l'âme que tu as insufflés dans nos narines, et la langue que tu as mise dans notre bouche, voici qu'ils vont confesser et bénir et louer et magnifier et exalter et célébrer ton Nom et proclamer ta sainteté et ta royauté, O notre Roi. Vraiment toute bouche te confessera; toute langue te prendra à témoin, et tout genou fléchira devant toi; toute grandeur se prosternera à ta vue, et tout coeur te révèrera. Tout homme, dans son coeur, chantera à la louange de ton Nom, comme il est écrit: « 'Toute chair dira: Seigneur qui est comme Toi?' Tu sauves le pauvre de qui est plus fort que lui et le misérable de qui le méprise. Qui peut te ressembler ou qui peut être ton égal, et qui peut être mis en parallèle avec toi, Dieu grand et fort, vénérable, Dieu Très Haut, Toi qui as créé le ciel et la terre? ».

« Nous louons, nous célébrons, nous magnifions, nous bénissons ton saint Non, comme le dit David: 'Bénis, o mon âme, le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint Nom' ».

Au moyen-âge, une légende répandue attribuait cette prière à saint Pierre; il s'agit naturellement d'un fait incontrôlable, mais quoi qu'il en soit il nous permet d'imaginer que peut-être Pierre — le seul à qui le Père ait révélé la vraie nature du Messie (Mt. 16,16ss) — ait été celui qui au moment de la dernière cène avait mieux saisi que les autres le sens de tout ce qui s'était passé, et qu'ainsi trouvant insuffisantes les paroles des psaumes pour exprimer sa gratitude, il aurait formulé sa propre prière, dans laquelle l'incapacité reconnue de l'homme pour rendre à Dieu une louange suffisante aurait été l'expression de sa reconnaissance personnelle.

Un autre texte (Tosephta) précise au contraire qu'à ce moment là on doit dire le verset d'un psaume de louange: « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », anticipant ainsi, par l'invocation et le désir, la venue du Messie et son salut; puis tout s'achève par la louange de Dieu qui rachète son peuple.

La dernière cène

Différentes tentatives ont été faites pour arriver à identifier à quel moment du rite domestique pascal juif Jésus a introduit ses paroles, paroles que personne au monde n'avait jamais entendues: « Prenez et mangez, ceci est mon Corps » et: « Prenez et buvez, ceci est mon Sang », ces paroles qui à l'invocation de la rédemption messianique venaient répondre: c'est aujourd'hui qu'elle s'accomplit.

A partir des maigres indications que donne l'évangile nous savons que « durant le repas » Jésus lava les pieds des apôtres (Jn 13,1), consacra le pain, puis, après un intervalle, le vin qui fut consacré après le repas (Luc 22,20), et avant de quitter le cénacle il récita des cantiques (Mc 14,26; Mt 26,30). On aimerait pouvoir situer ces moments à leur place dans le rituel hébraïque, pour pouvoir mieux reconstituer sur le vif ce banquet pascal unique dans l'histoire du monde. Chacun des gestes de Jésus que mentionnent les évangélistes, trouve une réplique dans des gestes semblables du banquet habituel, gestes auxquels est conféré un nouvel aspect dans la dernière cène. Il semble que l'on puisse identifier le moment du lavement des pieds avec celui où l'on porte au chef de table un bassin pour qu'il se lave les mains au début du repas avant de réciter la bénédiction sur le pain; Jésus fait un usage particulier de ce bassin, mais son innovation se greffe sur un geste habituel.

Nous pouvons également nous demander si les paroles de la consécration du pain — ces paroles qui marquent la rupture des limites de n'importe quel rite traditionnel — n'ont pas été prononçées à la suite de la formule que nous avons citée plus haut et que tout juif récite encore aujourd'hui, en rompant le pain: « Béni sois-Tu Seigneur, toi qui fais sortir le pain de la terre »; ces paroles qui, dans le contexte de la dernière cène, quand la mort planait — et les apôtres, même sans le savoir, devaient la sentir passer au dessus d'eux — semblaient pour ainsi dire assumer le ton et la valeur d'une prophétie de la résurrection: l'identité entre ce pain et le Corps du Christ était explicite dans les paroles de Jésus (et ce fait sera par la suite mis en évidence par Paul); ainsi pouvait-on avoir l'intuition que le Seigneur qui fait sortir le pain de la terre, en avait de même tiré ce Corps, descendu pour un temps seulement dans son sein. Même dans le judaïsme, du reste, la spéculation mystique dira que le pain et le vin sont Israël et le Messie lui-même (13).

Si nous voulons chercher à pénétrer dans les détails, demandons-nous s'il ne serait pas possible d'identifier dans le pain azyme, rompu, béni à deux reprises et de ce fait déjà revêtu d'un caractère particulièrement sacré, le pain azyme que Jésus a consacré, en le donnant à manger à ses apôtres. Ce qui conduit également à cette supposition, c'est le fait que l'on mangeait ce pain avec l'agneau, et que, avec le temps, il deviendra pour les juifs le rappel de l'agneau (14) au point qu'on lui appliquera toutes les prescriptions prévues pour celui-ci (15). Ce serait donc sur ce pain que l'Agneau de Dieu, venu pour consommer le sacrifice pascal hébraïque, aurait prononcé les paroles consécratoires.

Il s'agit toujours de simples conjectures, mais étant donné que Luc dit expressément que le vin a été consacré après le repas, il semble que l'on puisse identifier la coupe que Jésus consacre avec celle que chaque juif bénissait et bénit toujours, avec une solennité particulière, à la fin du repas rituel (16). Nous avons dit que l'on attribuait à cette coupe un caractère messianique, et que l'on s'attendait à ce que David — c'est-à-dire le prototype du Messie — vienne lui-même la bénir. Les psaumes de louange qui en accompagnent la bénédiction semblent particulièrement adaptés au moment que les convives de la dernière cène sont en train de vivre; il semble même que certains d'entre ces psaumes ne s'expliquent que dans un tel contexte:

.... Les lacets de la mort m'enserraient, les filets du shéol;
l'angoisse et l'ennui me tenaient, j'appelai le nom du Seigneur.
De grâce, Seigneur, délivre mon âme!... Retourne, mon âme, à ton repos, car le Seigneur t'a fait du bien. Il a gardé mon âme de la mort, mes yeux des larmes
et mes pieds du faux pas:
je marcherai à la face du Seigneur sur la terre des vivants...
J'ai dit dans mon trouble:
'tout homme n'est que mensonge'. Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu'il m'a fait?
J'élèverai la coupe du salut,
j'appellerai le nom du Seigneur...
Elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort de ses amis... »

Les angoisses de la mort alternent dans ce psaume avec la certitude de l'aide du Seigneur, avec une foi que l'on peut définir comme la foi en la résurrection. Sans doute Jésus était-il ]e seul à savoir toute la signification de ces paroles que les apôtres ont dû écouter avec étonnement; dans cette atmosphère de tragédie imminente, peut-être encore troublés par la prédiction de la trahison, auront-ils été en état de sentir l'espérance et la promesse qu'elles contenaient?

La dernière cène s'achève avec la récitation des « cantiques », dont parlent les évangélistes et dans lesquels nous devons reconnaître les psaumes de louange qui terminent le banquet pascal; c'est la conclusion de ce rite à la fois ancien et nouveau, de ce rite qui permet à chaque fidèle de participer à la nouvelle et définitive libération, opérée par le Seigneur en faveur de son peuple. Si la bénédiction du pain azyme et la bénédiction du vin étaient pour le juif le moyen d'actualiser de nouveau en lui-même la rédemption d'Israël, anticipant ainsi par l'invocation et le désir l'accomplissement de cette rédemption que le Messie devait apporter, les paroles nouvelles, prononçées par Jésus pendant la cène pascale, l'acte nouveau accompli par lui, rendent présent cet accomplissement. Ce soir là les apôtres ont pu adresser à une personne clairement identifiée cette invocation, par laquelle tous les juifs exprimaient le plus grand de leurs désirs: « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ».

Encore une fois Jésus introduit l'acte nouveau qu'il accomplit dans le cadre de la liturgie juive. Déjà à Nazareth il avait voulu que le culte synagogal constitue l'arrière-fonds sur lequel il puisse annoncer que le salut prédit par les prophètes était présent dans sa propre personne; de même il veut que le moment essentiel de sa vie terrestre, ce moment où il célèbre son sacrifice sous le voile des signes, soit inséré dans le cadre du culte juif, culte qu'il vit, assume en sa personne et accomplit parfaitement.

Cette histoire de salut que le chef de table résumait brièvement pour ses convives, en faisant mention de son début et du moment déterminant de l'Exode, cette histoire dont la prédication des prophètes faisait entrevoir une conclusion au temps messianique, avait abouti à l'épilogue qu'Israël avait invoqué pendant des siècles. La religion hébraïque est essentiellement messianique, tournée vers l'avenir, tendue dynamiquement vers le futur; l'histoire du passé n'est évoquée que pour être tournée vers les événements à venir; l'histoire passée n'est actualisée dans le rite que pour être portée en avant, vers le moment de sa maturation. Cette soirée là dans la « chambre haute » d'une maison de Jérusalem, ce moment était arrivé; une nouvelle période de l'histoire du salut avait commencé, point d'arrivée à maturation et en même temps point de départ, tourné vers l'attente de l'accomplissement final, vers le retour glorieux du Christ, la parousie.

Si à partir de ce moment Israël avait cherché l'union à Dieu à travers les multiples moyens suggérés par la loi, depuis lors et par la suite tous ces moyens se seraient résumés en deux éléments seulement, les signes pascals du pain et du vin. Toutes les prescriptions légales (la circoncision, le sabbat, les phylactères, etc) observées par obéissance à la volonté explicite de Dieu, avaient eu jusque là une valeur que nous pourrions appeler « quasi sacramentelle » pour Israël, du fait qu'il s'agissait de signes (othot) extérieurs qui exprimaient l'union du peuple avec son Dieu. Depuis lors et par la suite tout cela aurait été récapitulé dans la personne même du Christ, qui lie sa présence aux signes du pain et du vin, dans cette personne en laquelle l'union à Dieu devient réalité, dans cette personne qui est le Verbe même de Dieu, c'est-à-dire l'expression vivante de sa volonté, Celui qui n'est pas venu abolir la loi mais la récapituler en lui-même.

Le développement de l'eucharistie

Tout le monde sait que la dernière réforme liturgique a enrichi de formes nouvelles la « prière eucharistique » du rite romain, en y introduisant de nouveau une structure que noustrouvons à Rome, à la période paléo-chrétienne et qui est toujours restée vivante au delà des limites de la liturgie romaine.

Dans une telle structure nous pouvons rencontrer les éléments suivants:

1) la louange de Dieu pour la création;

2) et pour la rédemption accomplie par l'action du Christ et qui culmine dans sa passion et sa mort;

3) le récit de l'institution de l'eucharistie, qui reproduit la passion, la mort et la résurrection de Jésus;

4) à plusieurs reprises l'attente du retour final du Christ;

5) une doxologie finale.

Les prières eucharistiques se présentent donc en substance avec une structure bipartite: la première a un caractère de commémoraison des événements passés, la seconde est constituée par la réactualisation de ces événements dans un événement nouveau, qui les porte à leur accomplissement et qui à son tour se projette vers l'avenir.

Si nous considérons ce schéma à la lumière du banquet pascal juif, nous ne pouvons pas ne pas rencontrer des ressemblances de structure et des similitudes théologiques qui frappent.

Examinons la prière eucharistique d'Hippolyte, docteur de l'église de Rome, au troisième siècle, dans laquelle les thèmes sont traités avec la sobriété propre à la liturgie romaine et apparaissent donc dans toute leur clarté:

« Nous te rendons grâces, O Dieu, pour ton Serviteur Bien-Aimé, Jésus-Christ, que dans ces derniers temps tu nous as envoyé pour nous sauver, nous racheter et nous annoncer ta volonté, lui qui est ton Verbe inséparable:

c'est par lui que tu as fait toutes choses et les as trouvées bonnes;

c'est Toi qui l'as envoyé du ciel dans le sein de la vierge;

c'est lui qui s'est incarné dans son sein, et s'est révélé comme ton fils né du Saint Esprit et de la Vierge;

qui en accomplissant ta volonté et pour t'acquérir un peuple saint, étendit ses mains pendant sa passion, pour libérer du châtiment ceux qui ont cru en Toi.

Quand il se livra à sa passion, volontairement,
pour détruire la mort,
pour briser les chaînes du démon, pour piétiner l'enfer,
pour illuminer les justes,
pour nouer la (nouvelle) alliance, et manifester la résurrection,
il prit du pain et en rendant grâces, il dit: `Prenez et mangez, ceci est mon Corps qui sera livré'; et de la même manière (il dit) sur le calice: 'Ceci est mon Sang qui sera répandu pour vous. Quand vous ferez cela vous le ferez en mémoire de moi'

... C'est par Lui que monte vers Toi et vers le Fils, dans l'unité du Saint Esprit, gloire et honneur dans ton église sainte, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen. » (17).

La prière présente au début une brève synthèse de l'histoire du salut, mais nous y rencontrons toutefois une différence de perspective par rapport à celle qui est racontée dans le banquet juif: si dans le texte chrétien, l'histoire du salut commence avec la création du monde, considérée comme le premier acte salvifique de Dieu, le texte hébreu commence avec la « création » du peuple choisi, appelé par le Seigneur en la personne de son ancêtre, le patriarche Abraham, quand il n'était encore qu'un « araméen errant ». La liturgie hébraïque reste fidèle à la formulation des plus anciennes synthèses de l'histoire du salut qui se trouvent dans la Bible, tandis que la liturgie chrétienne se montre ici héritière de l'esprit prophétique; c'est chez les prophètes — comme nous l'avons souligné — en particulier chez Isaïe, que l'histoire du salut subit un changement de perspective et que, une fois rompu le cercle de l'histoire d'Israël, elle comprend également la création dans son déroulement; car la création est la première manifestation de la puissance de Dieu et de sa bonté qui veut le salut de tous les hommes. Le cercle de l'histoire d'Israël, au delà de cette rupture s'élargit et assume des proportions cosmiques: la création des origines n'est rien d'autre que le premier acte d'un long développement, qui conduira à la vocation d'Abraham et arrivera à la libération d'Israël et à la conquête de la Terre, et enfin à la venue du Messie.

La conception chrétienne voit dans la rédemption par l'action du Christ ce complément que la création primitive attendait et dont elle portait pour ainsi dire l'exigence. Ce complément s'actualise dans le banquet aucharistique, qui reproduit le sacrifice du Christ, et renouvelant l'acte central de l'histoire du salut, la synthétise lui-même. La rédemption est déjà là, c'est la rédemption messianique attendue pour la fin des temps.

Dans les paroles pressantes de la doxologie finale nous retrouvons, sous une forme essentielle et théologiquement parfaite, cette louange à Dieu que le juif, avec une redondance typiquement orientale, exprimait par les psaumes de louange et par la « bénédiction du chant ».

Les exemples que nous pourrions accumuler sont nombreux mais nous voudrions nous limiter à une seule piste de la liturgie orientale, la liturgie syriaque de Jacques, qui reflète l'ancien rite de Jérusalem. Nous retrouvons plus développées, les mêmes lignes générales: on part de la louange de Dieu créateur, on se souvient de la chute de l'homme; c'est l'occasion pour le Seigneur de se montrer un Père miséricordieux, d'aider l'humanité pécheresse en lui donnant d'abord la loi et les prophètes, et ensuite en envoyant son Fils pour qu'il restaure son image dans les hommes; puis le Fils « quand il arriva au moment d'accepter librement sa mort vivificatrice sur la croix, lui qui ans péché, pour nos péchés, dans la nuit fut livré, ou plutôt quand il se livra lui- e pour la vie et le salut du monde, il u pain... »

L'attente du retour glorieux du Christ est clairement exprimée dans la prière qui suit immédiatement la consécration: « Et nous pécheurs nous rappelant ses souffrances vivificatrices, sa mort, sa sépulture et sa résurrection le troisième jour après sa mort, son siège à Ta droite, Toi son Dieu et Père, et son second glorieux et terrible avènement, quand il viendra juger les vivants et les morts, quand il renouvelera tout homme selon ses oeuvres, nous offrons à Toi, Seigneur... »

D'une manière semblable aujourd'hui, particulièrement dans la quatrième prière eucharistique, nous trouvons un raccourci synthétique de l'histoire du salut, qui culmine avec la mort et la résurrection du Christ, et le don de cet Esprit qui encore aujourd'hui, chaque jour, transforme le pain et le vin en la présence du Seigneur— cette présence que nous accueillons en proclamant l'espérance qu'elle nous soutienne pendant que nous attendons sa venue dans la gloire.

A la différence du banquet juif, qui attend pour « ce jour là » — selon l'expression prophétique — l'avènement du Messie, le banquet chrétien, d'hier et d'aujourd'hui, se tourne vers l'attente d'un avènement qui a déjà eu son commencement et qui doit seulement arriver au moment de sa conclusion. Tous deux messianiques, tous deux dynamiquement tournés vers l'avenir, le banquet juif et le banquet chrétien se différencient cependant en ce qui concerne l'objet de leur attente et de leur espérance; l'un attend la réalisation d'un avènement, l'autre en rappelle le commencement dans le passé et attend qu'il s'accomplisse: le Messie est déjà venu et l'on attend son retour glorieux.

Nous pourrions ainsi synthétiser les ressemblances et les différences que nous avons observées dans la structure du banquet pascal et de la prière eucharistique:
Banquet pascal juif
1) louange à Dieu pour la « création » du peuple d'Israël au temps d'Abraham;
2) louange à Dieu pour la rédemption d'Israël par l'intervention de Moïse;
3) actualisation du salut d'Israël en chaque juif qui participe au banquet;
4) attente de la venue du Messie;
5) psaumes de louange.

Prière eucharistique chrétienne
1) louange à Dieu pour la création du monde;
2) louange à Dieu pour la rédemption de l'humanité par l'action du Christ, actualisation du salut dans l'eucharistie;
3)
4) attente du retour du Messie;
5) doxologie finale.

Si les analogies entre banquet pascal juif et prière eucharistique chrétienne étaient seulement dues à des causes accidentelles, elles seraient limitées à quelques cas particuliers, mais le fait que nous les retrouvions dans des ambiances diverses nous renforce dans l'idée que les deux institutions sont liées entre elles par des conceptions théologiques semblables, même si ces conceptions sont vues dans des perspectives différentes: la conception d'un Dieu actif artisan de l'histoire de son peuple, dans le cours de laquelle il intervient continuellement et d'une façon particulière à certains moments décisifs, d'un Dieu qui guide l'histoire vers une fin précise, vers le jour où la connaissance du Seigneur emplira toute la terre « comme les eaux remplissent la mer », vers le jour où dans le monde il y aura « un Seigneur unique et son Nom unique ».

Une semblable conception théologique, fondamentale chez les chrétiens et chez les juifs, ne pouvait manquer d'imprimer son empreinte sur la pratique cultuelle. Et il est intéressant de souligner ici comment, même au moment essentiel de sa vie de fidèle, le chrétien peut sentir que les racines de cette vie se fondent dans la vie religieuse juive; ceci constitue un lien qui vient certainement de l'héritage commun de l'Ancien Testament, mais aussi d'une affinité dans la pratique liturgique qui persiste à travers les siècles.

L'année liturgique

Tout au long de l'année également, la vie religieuse du juif et celle du chrétien se déroulent selon des calendriers dont le développement est assez semblable et se concrétise dans des fêtes qui présentent de nombreux éléments compasiècles.

Le sabbat et le dimanche

On sait que le jour consacré au Seigneur est chez les chrétiens le dimanche et chez les juifs le samedi. Il semble donc à première vue qu'il y ait une nette divergence de pratique liturgique; toutefois si nous observons les choses avec soin nous trouvons des éléments qui sembleraient indiquer le contraire. Quelques-uns des plus anciens pères de l'église, comme par exemple Ignace d'Antioche, mettent l'accent — même si c'est pour le désapprouver — sur la coutume répandue parmi les chrétiens d'observer le sabbat. Nous savons en outre que dans les églises orientales, à l'exception d'Alexandrie, une réunion liturgique avait lieu le jour du sabbat;et alors, que dans quelques églises occidentales on avait l'habitude de jeûner le samedi, en Orient on était très sévère à cet égard au point de menacer d'excommunication ceux qui l'auraient fait, de la même façon que la synagogue défendait aux juifs de profaner le jour du Seigneur avec une pareille démonstration de pénitence. Selon les constitutions apostoliques (VII, 23,3,4), le samedi était jour de fête comme le dimanche; le premier était considéré comme la commémoration de la création, le second de la résurrection; seul le samedi saint n'était pas considéré comme jour de fête, parce qu'il ne convenait pas de se réjouir pour la création, pendant que le Fils du Créateur était descendu aux enfers. Ce sont tous ces éléments qui distinguent quoi qu'il en soit le samedi des autres jours de la semaine, et qui font donc penser à une influence juive (18).

Il est certain — et ceci ressort de textes relativement anciens — que les chrétiens solennisaient le dimanche comme une espèce de « Pâque hebdomadaire », c'est-à-dire comme le jour de la résurrection du Christ. Ceci n'empêche pas toutefois d'éminents liturgistes (comme Duchesne, Cabrol et d'autres) d'affirmer que le culte dominical chrétien constitue la suite et la conclusion du culte sabbatique synagogal; c'est-à-dire que les fidèles, une fois achevé le culte synagogal du soir — même ceux qui habitaient loin pouvaient rester sans crainte d'enfreindre la règle du repos — se seraient réunis pour célébrer le sacrifice. On admet ainsi une continuité de vie liturgique entre la synagogue et l'église, puisque la célébration du sacrifice, grâce auquel le salut s'accomplit, constituait le complément de cette liturgie juive dans laquelle ce même salut était annoncé.

On explique ainsi comment dans les textes les plus anciens on dit que les chrétiens avaient l'habitude de « rompre le pain » pendant la nuit. C'est ce qui arrive à Troas, par exemple, où Paul prolongea tard dans la nuit son entretien avec les disciples, au point qu'un jeune homme qui se trouvait parmi eux, du nom d'Eutychius, s'endormit et comme il était assis sur la fenêtre, tomba du troisième étage et mourut. L'apôtre se jeta sur lui et le rappela à la vie, puis remonté, Paul « rompit le pain » et quand l'aube arriva il partit (Actes 20,7ss). C'est seulement dans un second temps que l'on se serait rendu compte de la coïncidence entre la célébration liturgique dominicale et le jour de la résurrection du Seigneur.

La signification elle-même que, dans les milieux juifs, on attribuait au sabbat devait les encourager à rester fidèles à ce jour: le sabbat est la figure du monde à venir, il est donc lié aux temps messianiques, quand « tout sera sabbat et repos pour la vie éternelle » (19).

La fête d'automne et le cycle de Nal et d'Épiphanie

Si pour le chrétien le dimanche est — comme nous l'avons dit — « une Pâque hebdomadaire », dans laquelle on vit le grand mystère chrétien d'une manière particulière, il est également vrai que ce mystère, étant donné sa richesse et sa complexité, est présenté aux fidèles sous ses différents aspects, à l'occasion des fêtes qui se succèdent dans l'année liturgique. Ce qui sert à mettre en relief les différents caractères des temps liturgiques qui le constituent ce sont en particulier les lectures scripturaires qui varient de jour en jour. Mais à ce propos nous devons nous souvenir que la synagogue elle aussi a son année liturgique, et que des points de comparaison et des ressemblances notables existent entre ces deux cycles liturgiques.

Actuellement le commencement de l'année liturgique dans l'église survient à la fin de l'automne, c'est-à-dire au premier dimanche de l'avent, avec le temps qui prépare noël, parce que, comme dit Cabrol, « avec la venue du Christ tout commence dans l'église ». Il n'en a pas toujours été ainsi, et il reste encore des traces évidentes d'un autre commencement de l'année, lié au contraire au cycle pascal; le plus ancien lectionnaire de l'église romaine suppose un cycle de lectures qui commence la nuit de Pâques et se termine le samedi saint, et même Ambroise parle de Pâques comme du commencement de l'année.

Cette double tradition pour le commencement de l'année fonde ses racines non seulement dans le monde hébraïque mais directement dans le monde sémite en général.

Dans la tradition juive, le commencement de l'année est lié à la création du monde, comme si c'en était une répétition, et parmi les anciens rabbins il y en avaient qui disaient que le monde avait été créé au printemps, au mois de Nisan (Rabbi Josué, Ier sec.), et d'autres qui soutenaient au contraire que cette création avait eu lieu en automne, au mois de Tishri (Rabbi Eliezer, Ier sec.).

Quoi qu'il en soit, l'année liturgique juive aussi bien que l'année liturgique chrétienne comprennent deux grands cycles festifs: l'un à l'automne et l'autre au printemps pour le cycle juif, l'un en lien avec la fête de noël et l'autre avec la fête de pâques pour le cycle chrétien.

Le cycle d'automne juif est assez complexe et comprend trois festivités: le jour de l'an, la fête de l'expiation, la fête des tentes. Bien qu'elles constituent un cycle unique, ces fêtes présentent chacune un caractère particulier. Le jour de l'an on souligne que le Seigneur juge les hommes et fixe leur destinée pour l'année qui commence; c'est le jour où — selon certains —le monde a été conçu et où l'on attend le Messie, au son de « la grande trompette » tous les dipersés d'Israël se rassembleront et viendront se prosterner sur la montagne sainte de Jérusalem. Mais déja le jour de l'expiation, et donc de la conscience du péché des hommes, projette son ombre, et à la veille du jour de l'an, avant l'aube, Israël commence à invoquer de Dieu le pardon des péchés. Le jour de l'an est donc essentiellement la fête du renouveau: entre les deux grands moments de l'histoire du monde, le premier et celui qu'on attend pour la fin des temps, se situe le renouveau moral grâce au pardon des péchés. Mais noël aussi est un nouveau commencement pour le monde, et déjà Jérôme le rapproche du jour de l'an juif, parce que les deux sont des fêtes du renouveau.

De même les périodes de préparation au jour de l'an et à noël présentent des ressemblances. Chez les juifs, après le 9 ab (juillet / août), jour du souvenir de la destruction du temple, viennent les sept « sabbats de consolation ». Les savants estiment cependant que, à l'origine, on devait plutôt parler d'un sabbat de consolation qui suivait le 9 du mois de ab — comme il est précédé d'un sabbat de deuil — et de six sabbats de préparation au jour de l'an; dans ce dernier cas, nous trouverons une coïncidence avec l'antique pratique de l'église, puisque à partir de documents antérieurs à Grégoire le Grand il résulte que la période de préparation à noël, l'avent, durait six semaines (comme actuellement dans le rite ambrosien).

Déjà dans les « sabbats de consolation » nous rencontrons le double caractère, pénitentiel et messianique en même temps, qui informe le cycle automnal dans son ensemble. Pendant quatre semaines — nombre qui correspond à la durée actuelle de l'avent romain — sont prescrites des prières spéciales, dites « pardons », qui se mêlent aux lectures toutes impreignées d'espérance messianique. Parmi elles souvenons-nous d'Isaïe 40,1-26: « Consolez, consolez mon peuple », ce texte où le prophète invite à aplanir et à redresser les chemins pour faciliter la venue du Messie; et d'Isaïe 60,1-22: « Lève toi et resplendis Jérusalem », passage où le prophète voit déjà briller la splendeur du Seigneur sur la cité sainte.

Dans l'église, le seul nom « avent » avait une signification messianique particulière; en fait à l'origine il ne signifiait pas une période de préparation à la naissance de Jésus sur la terre, mais l'attente de sa parousie à la fin des temps. Ce caractère se retrouve dans certaines lectures, lectures qui correspondent parfois à celles de la synagogue que nous avons mises en relief.

Le jour de l'épiphanie par exemple, on lit le même chapitre et les mêmes versets d'Isaïe(60,1-6), que les juifs ont écouté l'avant dernier « sabbat de consolation » avant le jour de l'an.

Le caractère pénitentiel de l'avent ne date pas des origines, et a été laissé dans l'ombre par la dernière réforme liturgique de l'église romaine, qui souligne au contraire pendant ce temps, le caractère messianique. Dans la dernière réforme liturgique, on retrouvait le caractère pénitentiel. plutôt aux « quatre-temps » de septembre ou directement repoussé au carême.

Notons enfin un dernier élément commun: l'église, le jour après noël, célèbre la mort du premier martyr, Etienne; les juifs le jour qui suit le jour de l'an, jeûnent en souvenir du meurtre de Gedaliah, que la synagogue vénère comme un de ses principaux martyrs, parce que, laissé en Judée par Nabuchodonosor en qualité de gouverneur, il fut victime du roi ammonite, Baalis.

Nous avons donc à noël et au jour de l'an juif, tout un complexe d'éléments communs, qui peuvent difficilement être fortuits, et ceci paraîtra encore plus plausible quand nous verrons qu'il existe des points de comparaison également entre les deux autres fêtes du même cycle: l'épiphanie et la fête des tentes. Les pharisiens avaient donné une très grande importance à cette fête, en y introduisant — comme nous l'avons remarqué —des éléments de caractère populaire, sévèrement critiqués par les sadducéens. Elle avait un caractère spectaculaire et fastueux: on faisait des processions, en agitant des branches de palmiers et de saules; on jouait de la flûte; on allumait dans le parvis des femmes au temple de gigantesques candélabres, et la lumière que ceux-ci répandaient était si grande que — dit la Mishnah (20) — il n'y avait pas de cour dans la ville qui n'en soit illuminée. Les notables dansaient autour des candélabres, pendant que les lévites faisaient retentir les cithares et les trompettes. Un élément très important de cette fête était en outre la libation d'eau que l'on faisait sur l'autel pour obtenir la pluie. C'était donc substantiellement une fête de l'eau et de la lumière, éléments que nous retrouvons dans la tradition liturgique de l'épiphanie en Orient.

On avait l'habitude dans cette tradition d'appeler l'épiphanie « le jour des lumières » et la pélerine Ethérie (IVème siècle), qui nous a laissé le plus ancien itinéraire de pélerinage en Palestine, nous raconte comment on avait coutume, au moins à Jérusalem, de solenniser la fête avec une grande abondance de lumières; la pélerine remplie d'admiration décrit la splendeur des ornements et en général des décorations des grandes basiliques constantiniennes à cette occasion, et elle met surtout en relief les « luminaires » qui resplendissent outre mesure dans la rotonde et la basilique de la résurrection, où les pélerins, venant de Bethléeem, se rendaient avant le jour. L'éclat des lumières de l'épiphanie a également fasciné les pères et nous en trouvons un reflet dans leurs homélies.

Outre la lumière, nous retrouvons en plus en Orient, à l'épiphanie, la place de l'eau. En effet à cette occasion on avait l'habitude de bénir l'eau, cérémonie qui avait une origine palestinienne: les chrétiens en Palestine se rendaient au Jourdain, au lieu traditionnel du baptême de Jésus, et après avoir versé dans l'eau des vases pleins de baume, on conférait le baptême aux catéchumènes. L'épiphanie était donc liée au baptême; ceci s'explique par le fait que ce jour là on célébrait différentes manifestations de Jésus: l'occident commémorait surtout la visite des mages, et donc la manifestation du Christ comme Seigneur et roi de toutes les nations; l'orient au contraire célébrait principalement à cette occasion le baptême de Jésus dans le Jourdain, c'est-à-dire l'événement dans lequel s'était manifestée sa divinité, à travers le témoignage solennel du Père. De la commémoration du baptême de Jésus il était facile de passer à la célébration de celui des catéchumènes, passage sans doute facilité par l'usage des « luminaires » qui conduisait à un rapprochement entre la fête dite « jour des lumières » et le baptême, que déjà Paul appelait « illumination ».

Il est significatif que les éléments eau et lumière — qui convergent tous les deux dans la symbolique du baptême — se retrouvent dans la liturgie orientale de l'épiphanie, tandis qu'en occident l'usage de conférer le baptême ce jour là était tout à fait réprouvé. Il est évident qu'en orient l'influence des coutumes juives était davantage ressentie, et peut-être, dans ces lumières qui provoquaient l'admiration stupéfaite d'Ethérie y avait-il encore le souvenir de ces luminaires du temple que les rabbins appelaient « la grande innovation » des pharisiens.

Les fêtes du printemps et le cycle de Pâque-Pentecôte

La fête juive du printemps s'articule elle aussi en deux solennités: la pâque et la pente-côte, dans lesquelles à un substrat naturiste primitif s'est substitué le caractère historique, typiquement israélite. La pâque est la fête de la libération de l'Egypte, la pentecôte rappelle le don de la loi au Sinaï. Les textes de caractère mystique parlent de « fiançailles » entre le Seigneur et Israël à pâque et de « noces » à la pentecôte.

La pentecôte hébraïque a, dans la Bible, un caractère de fête d'action de grâces pour la récolte qui, à cette époque de l'année, va s'achever; ce caractère est clairement mis en relief dans la liturgie de l'ancienne synagogue, bien qu'il soit allé en s'atténuant; puis, on en est arrivé à lui superposer la commémoration du don de la loi. La libération ou la « rédemption » d'Israël qui a commençé avec l'exode, — et qu'on commémore à pâque — est accomplie seulement quand Dieu donne sa loi à son peuple, parce que c'est la loi qui fait d'Israël le vrai peuple de Dieu. Nous ne pouvons pas établir la date où s'est vérifié ce changement, mais nous le trouvons déjà attesté à une époque assez ancienne, pré-talmudique; en effet, un texte (21) qui remonte aux deux premiers siècles après le Christ, rapporte une tradition selon laquelle on lisait à cette occasion le passage scripturaire qui raconte le don de la loi sur le mont Sinaï (Ex. 19). C'est une tradition qui coexiste avec une autre, selon laquelle on lisait au contraire: « Tu compteras sept semaines depuis le jour (de pâque) où tu auras mis la faux dans le grain et tu célébreras la fête des semaines (pentecôte) au Seigneur ton Dieu » (Deut. 16,9ss), texte donc dans lequel on met en évidence le caractère agricole de la fête. Les savants estiment que ce changement s'est vérifié sous l'influence de l'église, qui commémore à la pentecôte l'effusion prodigieuse de l'Esprit Saint — preuve évidente de l'avènement de l'ère messianique —, Esprit qui suscite la naissance de l'église du Christ et donc la promulgation renouvelée de la loi au monde entier. A cette même occasion la synagogue aussi aurait voulu affirmer que le Seigneur s'est manifesté à Israël et les lectures prophétiques auraient été choisies pour souligner le caractère théophanique de la fête. En effet on lit « la vision du char » dans Ezéchiel (1,lss), où il décrit comment lui apparut la « gloire du Seigneur »: ... il y avait quelque chose comme une pierre de saphir en forme de trône et sur cet espèce de trône, au dessus en hauteur, une figure d'apparence humaine. Depuis ce qui semblait être ses reins jusqu'en bas, il m'apparaissait comme un feu. Il était entouré d'une splendeur, dont l'aspect était semblable à celui de l'arc-en-ciel qui se tient sur les nuages un jour de pluie ». Même la lecture d'Habacuc que l'on fait à cette même occasion, parle du Seigneur qui « vient », dont la majesté remplit les cieux et dont les louanges remplissent la terre.

D'autre part la prescription de lire à la pentecôte le livre de Ruth remonte à une époque reculée; c'est évidemment parce que l'on voyait une relation entre le caractère de la fête et l'arrière-fonds agricole de l'histoire de la grand-mère de David; un midrash tardif toutefois cherche à mettre dans l'ombre cet aspect, et dit que l'on rappelle à cette occasion le souvenir des souffrances de Ruth, pour enseigner que la souffrance a été nécessaire à Israël pour obtenir le don de la loi. On introduit ainsi un élément qui n'existepas dans le livre de Ruth, dans le but de relier l'histoire du livre à une pentecôte dans laquelle prévaut désormais le caractère de fête de la loi et non celui de fête de la nature.

Le lectionnaire de l'église romaine avait conservé, jusqu'à la dernière réforme, la lecture de passages qui reflétaient encore le caractère agricole de la pentecôte:

« Quand vous serez entrés dans la terre que je vous donnerai et que vous ferez la moisson »... (Lév. 23,9-22);... « Parle aux fils d'Israël et dis-leur: si vous marchez selon mes préceptes, si vous observez mes commandements et si vous les mettez en pratique, je vous enverrai la pluie au temps opportun, la terre donnera son produit, les plantes seront chargées de fruits » (Lév. 26, 3-12);... « Quand tu seras entré dans la terre que le Seigneur va te donner... tu prendras les prémices de toute ta récolte, tu les mettras dans une corbeille et tu iras au lieu choisi par le Seigneur ton Dieu, pour y invoquer son nom »... (Deut 26,1-2). Il s'agit de lectures qui ne font plus partie de la liturgie synagogale d'aujourd'hui et qui avaient été conservées jusqu'à il y a quelques années dans le lectionnaire de l'église; ainsi c'était l'église qui dans ce cas là avait conservé intacte la plus originale tradition liturgique juive du temps de la Bible et des premiers siècles de notre ère. Nous avons donc ici un cas intéressant d'échange entre la synagogue et l'église, dans lequel chacune d'elle a reçu quelque chose de l'autre et en même temps lui a donné à son tour.

Au contraire, les relations qui unissent la liturgie chrétienne et la liturgie juive de pâque sont d'un caractère un peu différent. Les points de comparaison sont ici si nombreux que nous ne pouvons souligner que les principaux. Comme pour les juifs, pour les chrétiens pâque est aussi la fête de la libération, et le rapport typologique entre celle-ci et l'exode de l'Egypte est un des thèmes les plus répandus dans les homélies des pères. En occident, on conférait le baptême aux catéchumènes au commencement de la veillée pascale pour signifier que, comme le Christ au cours de cette nuit était déjà passé de la mort à la vie, ainsi eux naissaient à une vie nouvelle. Et les pères disaient que comme Israël était devenu le libre peuple de Dieu, en passant miraculeusement à travers les eaux de la mer rouge, ainsi le catéchumène, en passant à travers les eaux baptismales, était libéré lui aussi d'une servitude, celle du péché et entrait dans le peuple régénéré de Dieu. Comme les juifs avaient été libérés de la mort en Egypte grâce à l'agneau dont le sang avait éloigné de leurs maisons l'ange exterminateur, ainsi les chrétiens reçoivent la vie éternelle grâce au sang de l'Agneau de Dieu. Ces traditions sont constantes dans l'église et encore évidentes dans l'actuelle liturgie pascale.

Le lectionnaire romain précédant la dernière réforme présentait en outre de nombreux points de comparaison avec l'ordre des lectures synagogales. Nous en donnons seulement un exemple dans lequel on peut peut-être remarquer un esprit polémique.

Le troisième sabbat de préparation à la pâque on lit par exemple à la synagogue le texte des nombres (19,1-22), qui contient les prescriptions pour la préparation des eaux qui devaient servir pour la purification des fils d'Israël, au cas où ils auraient contracté quelque impureté; la lecture prophétique qui suit est tirée d'Ezéchiel (36, 18-38) qui parle de « l'eau pure », que le Seigneur répandra sur son peuple au temps messianique, et qui le purifiera de toute souillure. Le thème du sabbat est donc l'eau, à partir de la purification actuelle d'Israël pour arriver à la purification eschatologique.

Dans l'église, dans de nombreuses lectures de la troisième semaine de carême, se présentait le thème de l'eau, en commençant le lundi où l'on lisait la guérison de Naaman le syrien, dans les eaux du Jourdain; le vendredi était réservé au récit des eaux que Moïse fait jaillir du rocher dans le désert, lecture qui était suivie de celle qui raconte la conversation de Jésus avec la samaritaine près du puits et au cours de laquelle Jésus parle à la femme de son pouvoir de donner de « l'eau vive ». L'évangile du mercredi commence par la question: « Pourquoi tes disciples transgressent-ils les traditions des Anciens? Ilsne se lavent pas les mains avant de manger leur pain ». Le caractère polémique de cette question prend davantage de relief si l'on pense que peut-être l'église lisait ce texte à titre de réponse à la lecture synagogale, qui parlait de purification sous un aspect légal. Egalement polémique sans doute l'évangile du mardi de la même semaine, qui rapporte les paroles avec lesquelles Jésus confère aux apôtres le pouvoir de pardonner les péchés; on voulait peut-être par ce texte affirmer que ce n'est pas l'eau rituelle qui remet les péchés, mais le pardon que Dieu accorde à travers le ministère de ses prêtres. Dans ce cas nous n'aurions pas une correspondance directe entre les lectures, mais celle de la synagogue aurait constitué le contre-point polémique de celle de l'église. Nous retrouvions au contraire dans le lectionnaire chrétien la lecture prophétique d'Ezéchiel (36), concernant « l'eau pure » de la purification eschatologique, mais déplacée au mercredi de la semaine suivante.

La synagogue évoque de nouveau, le jour de l'an, le sacrifice d'Isaac, par le mérite duquel de si grands bienfaits sont advenus à Israël; l'église, dans sa veillée pascale évoque le souvenir de la grande épreuve d'Abraham et, dans son sacrifice non accompli, voit la préfiguration d'un autre sacrifice, dans lequel le sang serait vraiment répandu, pour la rédemption du genre humain.

D'autre part, des études récentes (22) ont fait surgir l'idée que, à une époque assez reculée, le sacrifice d'Isaac ait eu une part dans la liturgie pascale de la synagogue; donc ce serait seulement dans un second temps que la mention de celui-ci se serait déplacée dans le cycle festif d'automne. Si de telles suppositions étaient exactes, il y aurait peut-être ici une situation semblable à celle que nous avons signalée à propos de la pentecôte: l'église alors aurait été plus conservatrice que la synagogue, et peut-être que la synagogue aurait modifié son rituel en réaction par rapport à l'église.

Si nous nous arrêtons donc à considérer les lectures liturgiques de la synagogue et de l'église nous ne pouvons pas ignorer l'existence de relations entre elles. Parfois il semble que ce soit la synagogue qui influence l'église, parfois c'est le contraire qui arrive. On peut dans certains cas rencontrer une véritable et réelle continuité de culte, tandis que d'autres fois nous avons observé une certaine opposition de caractère polémique.

Nous n'avons mis l'accent ici que sur quelques points plus évidents et plus importants, sans nous arrêter aux détails; toutefois ce qui a été dit semble suffisant pour constater tout un entrelac de relations entre la synagogue et l'église, relations qui montrent l'existence d'une certaine communauté de vie entre elles et qui indiquent comment, au long des siècles et jusqu'à nos jours, la liturgie chrétienne n'a pas oublié qu'elle est née un jour, dans un lointain passé, dans le cadre d'une liturgie juive.



N.D.L.R. Nous remercions vivement les éditions Studium de Rome qui nous ont autorisés à traduire et à publier ici ces pages extraites du livre de Sofia Cavalletti: Ebraismo e spiritualisa cristiana.
(1) A. Guilding, The fourth Gospel and Jewish worship, Oxford 1960; R. Houston Smith, Exodus Typology in the IV Gospel, « Journal de littérature biblique », 1962, p. 329 ss.
(2) Tos.Suk., 3,3-18.
(3) M. Righetti, Storia liturgica, III, 62.
(4) Cf. Righetti, 1.c.
(5) Berak., 39b; 46b; 53b.
(6) Mahsor vitrj, p. 294; y. 96.
(7) Pesah 10,4.
(8) J. Pesah. 10,4,37d.
(9) G. von Rad, Théologie de l'A.T., Genève 1963, p. 112 ss.
(10) La formule de Rabbi Aquiba s'est conservée pratiquement identique au cours des siècles, cf. Maïmonide, Mishneh Torah, Hilkoth hames u-masah, fin.
(11) Berak., 48a.
(12) Pesah., 118a; cf. Rabbenu Schlomoh bar Jizhaq, dans Mahsor Vitrj, 282.
(13) Goodenough, Symbols, VI, 182.
(14) Rashj ad Pesah. 119b.
(15) Encyclopédie talmudique, I, 134.5.
(16) Certains savants voudraient voir en Mt. 26,29 une preuve que Jésus n'aurait pas béni et consacré cette coupe, dans l'attente de l'accomplissement de la rédemption; mais la chose n'est pas claire.
(17) Trad. Righetti, o.c.
(18) Righetti, 11, 18 ss, 29 s.
(19) Tam., 7,4.
(20) Suk., 5,3.
(21) Tos. Megil., 4.
(22) R. Le Déaut, La nuit pascale, Rome 1963, 133 ss.

 

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