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Accepter le poids de l'histoire - Déclaration commune
Conférences épiscopales d'Allemagne fédérale, d'Autriche et de Berlin
Allemagne (1988/10/20)
Le 20 octobre 1988, à l'occasion du 50e anniversaire du pogrom contre la communauté juive déclenché en Allemagne et en Autriche par les autorités nazies, a été rendue publique cette déclaration commune (première du genre) des Conférences épiscopales d'Allemagne fédérale, d'Autriche et de Berlin.•
1. RAPPEL HISTORIQUE
"Ces douleurs, ces souffrances et ces larmes indicibles sont devant mes yeux et pénètrent profondément dans mon âme. En réalité, c'est seulement lorsqu'on connaît quelqu'un qu'on peut l'aimer". C'est par ces paroles que le Pape Jean-Paul Il a évoqué à Vienne, le 24 juin 1988, les événements d'il y a cinquante ans, lors d'une rencontre avec les représentants des communautés juives d'Autriche.'
Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 et les jours suivants, partout dans le "Grand Reich" dont l'Autriche faisait partie depuis l'Anschluss, des synagogues furent incendiées ou détruites, des cimetières juifs profanés et de nombreux commerces et domiciles de juifs démolis et mis à sac. A l'occasion de ce pogrom mis en scène par les dirigeants du Parti national-socialiste, un très grand nombre de juifs furent assassinés et un nombre incalculable d'autres furent maltraités. Desdizaines de milliers de juifs furent "transportés" pour quelques semaines ou quelques mois dans les camps de concentration de Dachau, Buchenwald et Sach.senshausen. La plupart quittèrent les lieux de leur humilation et de leur détresse, lourdement marqués dans leur âme et leur corps. La population juive tout entière endura des tourments indicibles dans son âme. Par une perfide dérision, les victimes se virent imposer une "indemnité" d'un milliard de marks.
La presse nazie présenta ces actes de terreur comme des actions "spontanées" de la part de "citoyens" en colère: on ne tarda pas à lancer l'expression édulcorée de "Nuit de cristal".
Pourtant, chacun savait bien que le pogrom de novembre était une terreur des rues, de la pire espèce, commandée d'en haut mais organisée sur place. C'est pourquoi, dans la population, on assista à des réactions si différentes: participation active et réserve ostensible, joie perverse et sentiment de honte, indifférence et épouvante intérieure, yeux fermés et gestes d'assistance. Mais, nulle part, on n'alla jusqu'à des manifestations de protestation.
Aujourd'hui, bien des gens regrettent que les Églises chrétiennes n'aient pas prononcé publiquement une parole de condamnation. Certes, à la suite de leurs critiques ouvertes contre les mesures antijuives prises par les autorités nazies, de nombreux prêtres et laïcs furent l'objet de poursuites. Nous connaissons le témoignage du curé de la cathédrale de Berlin, Bernard Lichtenberg, qui fut plus tard condamné à mort pour son attitude courageuse. Par contre, nos prédécesseurs n'élevèrent aucune protestation collective du haut de la chaire.
Leur silence fait d'autant plus question qu'il ne pouvait y avoir de doute sur le "non" sans compromission de l'Église à la politique raciste de Hitler. Dans son Encyclique Mit Brennender Sorge du 14 mars 1937, le Pape Pie XI avait déclaré que quiconque érige en nonne suprême la race, le peuple ou l'État, déforme "l'ordre créé et voulu par Dieu" 2. Un an plus tard, le même Pape appelait, en date du 13 avril 1938, toutes les universités catholiques et toutes les facultés de théologie catholiques à luttercontre l'antisémitisme par la parole et l'écrit.
En septembre 1938, il déclarait: "L'antisémitisme est un mouvement répugnant auquel, nous chrétiens, nous ne pouvons adhérer... L'antisémitisme est inacceptable. Spirituelle- ment nous sommes des sémites." 3
Le 9 novembre 1938, les évêques allemands définissaient de leur côté, sur la doctrine raciale du national-socialisme, des lignes directrices à l'entention du clergé. Ils y déclaraient: "C..) Dans l'Église il n'existe fondamentalement aucune différence entre peuple et peuple, entre race et race Certes, il ne s'agit pas ici d'un engagement direct en faveur des juifs mais, aux yeux des autorités, on ne pouvait s'y tromper, et pour elles le document était donc une provocation. En effet, à travers la perrnanente mise en question de l'idéologie raciale, l'Église ébranlait les fondements idéologiques du régime. L'objectif essentiel de toute pastorale, lisait-on dans un article fondamental du cardinal Schulte de Cologne, devait être celui-ci: "Chez le plus grand nombre possible de catholiques, approfondir et affermir la vie de foi, de manière qu'ils puissent être à la hauteur des épreuves de l'époque, même si la fidélité du chrétien confessant est exigée d'eux."
Ce faisant l'Église apparaissait, aux yeux des nazis, comme le principal adversaire de leur idéologie. Peu après le pogrom de novembre, un rapport administratif du gouvernement déclarait: "Seuls les milieux influencés par l'Église ne sont pas encore d'accord avec la question juive." 4
Mais la formation de la conscience et l'immunisation contre l'idéologie étaient-elles suffisantes face aux synagogues incendiées et aux milliers de concitoyens maltraités? Nous nous posons la question en jetant un regard sur les événements après cinquante années écoulées. Une protestation officielle, un geste fortement explicite d'humanité et de solidarité, n'auraient-ils pas été la réponse qu'exigeait le ministère de vigilance de l'Église?
Ces questions nous émeuvent d'autant plus que, à la différence des contemporains, nous les replaçons dans la connaissance d'«Auschwitz». Mais il reste difficile de trouver à ces questions une réponse claire et sans ambiguïté. Nous ne connaissons pas, en définitive, les motivations de l'épiscopat; de même manquons-nous de sources sur les attitudes et les attentes des fidèles. En tout état de cause, une chose est hors de doute: la réserve des évêques doit avant tout se comprendre sur l'arrière-plan de la lutte du national-socialisme contre I 'Église, lutte où il s'agissait, pour l'Église, d'être ou de ne pas être.
Au début d'octobre 1938, la lutte contre l'Église en Autriche avait atteint un premier sommet avec le sac du palais archiépiscopal à Vienne. En même temps que le pogrom de novembre , à Munich, le siège administratif du cardinal Faulhaber était pris d'assaut aux cris de: "A bas le judaïsme mondial et ses alliés noirs et rouges." 5 Quelques semaines plus tôt, Mgr Sproll, évêque de Rottenburg, était chassé de son diocèse après des échauffourées montées de toutes pièces par les nazis. Une grande partie de la population regardait de ce fait les excès antijuifs comme une répétition générale avant les futures attaques contre l'Église catholique (et l'Église évangélique). C'est ce que craignaient aussi les évêques. Dans leur Lettre pastorale commune du 19 aoùt 1938, ils avaient montré du doigt comme objectif de la politique nazie contre I 'Église "la destruction de l'Église catholique au sein de notre peuple, et même l'extirpation du christianisme". C'est pourquoi on peut supposer que les évêques voulurent tout tenter pour ne pas provoquer, de leur côté, une escalade dans la lutte contre l'Église. Certes, les années suivantes, ils renforcèrent en faveur des persécutés leurs efforts concrets, encore que peu spectaculaires. L'Association Raphaël, l'organisation d'urgence Caritas et les organismes d'assistance de Mgr Preysing (Berlin), de Mgr Groeber (Fribourg) et du cardinal Innitzer (Vienne) furent, pour bien des gens, l'ultime arche de salut avant que, à partir de 1942, ne débutent les déportations dans les camps de concentration de l'Est. Pourtant, en dépit de toutes les interrogations sur l'opportunité relative à cette époque, nous nous demandons si, en novembre 1938, d 'autres formes de solidarité n'auraient pas été possibles et nécessaires: une prière commune pour les innocents persécutés ou une mise en oeuvre renouvelée, démonstrative, du commandement de l'amour chrétien. Que cela n'ait pas été fait nous frappe aujourd'hui, où nous considérons l'engagement pour les droits élémentaires de tous les hommes comme un devoirqui dépasse les confessions, les classes et les races.
Assurément, il ne faut pas oublier quede nombreuses attitudes, que nous tenons aujourd'hui comme allant de soi, ont commencé par prendre corps dans un dur affrontement avec le régime nazi. La disponibilité à s'engager, par delà les intérêts de sa propre Église, en faveur des droits des autres hommes, fait partie de ces attitudes, de même que le refus de toute législation particulière contre des groupes déterminés de la société; par ailleurs, la vérification du droit et de l'action de l'État concernant les normes juridiques naturelles, sur lesquelles le pouvoir n'a aucune mainmise, avait déjà une longue histoire dans le catholicisme. Les évêques, les fidèles – et d'autres encore – ont dû tirer de douloureuses leçons face à l'injustice nazie, méprisante pour la dignité et les droits de l'homme. Cela s'est accompagné de graves tensions qui conduisirent les conférences de Fulda jusqu'au bord de la rupture.
Nous savons que cette rétrospective historique et cet exposé des circonstances de l'époque ne peuvent tout expliquer et encore moins tout excuser. Parmi les catholiques aussi, il eut des défaillances et des fautes. En août 1945. la Conférence des évêques à Fulda l'a reconnu: 'De nombreux Allemands, y compris dans nos rangs, se sont laissé envoûter par la fausse doctrine du national-socialisme et sont restés indifférents devant les crimes contre la liberté et la dignité humaines; beaucoup, par leur attitude, ont prêté main forte au crime, beaucoup sont eux-mêmes devenus des criminels. Ils encourent une lourde responsabilité, ceux qui, de par leur position, pouvaient savoir ce qui se passait chez nous, qui auraient pu empêcher par leur influence ces crimes et, ne l'ayant pas fait, ont au contraire rendu possibles ces crimes et, ce faisant, se sont montrés solidaires des criminels." C'est à cela que faisaient allusion les évêques de la République fédérale d'Allemagne lorsqu'ils disaient, dans leur déclaration de 1980: "Le devoir d'amour des chrétiens envers les juifs comprend aussi la prière incessante pour les millions de juifs assassinés au cours de l'histoire et la demande permanente à Dieu de pardon pour les multiples fautes et les innombrables omissions dont les chrétiens se sont rendus coupables dans leur comportement à l'égard des juifs. En Allemagne, nous avons une raison particulière pour demander pardon à Dieu et à nos frères juifs: c'est pourquoi nous redisons l'appel du psalmiste: "Si tu prends garde aux fautes, Seigneur, qui tiendra debout? Près de toi est le pardon pour qu'on te révère." (Ps 130,3 et s,)
2. RÉFLEXION ET CONVERSION
Le regard jeté sur novembre 1938 et les douze années du régime nazi est impressionnant. Beaucoup se demandent si le souvenir du passé ne devrait pas prendre fin. Mais on ne peut accepter sa propre histoire de manière sélective et estomper progressivement ce qui l'alourdit. Nous devons accepter le poids de l'histoire.
Nous en avons la responsabilité face aux victimes dont nous n'avons pas le droit d'oublier les souffrances et la mort. Nous en avons la responsabilité face aux survivants et à leurs familles: sinon tout échange avec eux ou tout nouveau rapprochement deviendrait impossible. Mais nous en avons aussi la responsabilité devant l'Église et donc devant nous-mêmes. Car l'histoire n'est pas quelque chose d'extérieur. Elle fait partie de l'identité propre de l'Église et peut nous rappeler que l'Église, que nous confessons comme sainte et vénérons comme mystère, est aussi une Église pécheresse qui a besoin de conversion. C'est pourquoi nous ne devons pas relâcher nos efforts pour actualiser cette histoire de la manière la plus complète et la plus exacte possible. Pour ces raisons, il nous faut continuer à promouvoir de toutes nos forces l'étude et la présentation de notre histoire et faire tout notre possible pour que, dans l'enseignement religieux, la catéchèse et d'autres domaines, la vérité historique soit enseignée sans être tronquée. En vertu de cette vérité, nous nous élèverons aussi contre toutes les tentatives pour mettre indûment l'histoire au service des confrontations actuelles dans l'Église, l'État ou la société et favoriser des attaques non objectives contre des individus ou des groupes entiers. Le respect des victimes exige aussi cela.
Accepter l'histoire, cela signifie faire apparaître ses aspects de lumière et d'ombre. Au temps de la terreur nazie, il n'y a pas seulement eu faute et culpabilité, mais aussi solidarité et compassion à l'égard des victimes. Parfois les uns et les autres aspects étaient étroittment liés et concernaient la même personne. La faute et la solidarité proviennent toujours de la décision personnelle et libre de quelqu'un. C'est pourquoi elles n'apparaissent que difficilement à travers des analyses postérieures et on ne peut les attribuer que difficilement à des particuliers, voire à des groupes entiers de la population. Mais même si on ne peut et on ne doit dire qu'un peuple entier est coupable, il n'en reste pas moins que tous continuent d'être coresponsables des événements du passé, au nom de ce qui a eu lieu et de ses conséquences. Cela vaut aussi pour l'Église. Nous savons -pour reprendre les mots de la Conférence épiscopale allemande du le` septembre 1979 - ''que, dans l'Église aussi, des fautes ont été commises. Nous savons que nous avons sans cesse le devoir de nous efforcer de tirer les conséquences des erreurs et des déviations de cette époque terrible".6
Les journées du souvenir nous rappellent constamment, de manière pressante, ce devoir. Le souvenir des pogroms de novembre doit être aussi pour nous un avertissement. Mais les journées où nous commémorons ces événements ne doivent pas être uniquement ponctuelles. Elles doivent au contraire s'insérer dans un effort permanent pour contribuer, à partir de la réflexion sur le passé, à un changement positif d'attitude et de comportement. C'est dans cette tâche incessante que réside notre défi propre. Il nous faut le relever. En l'occarence, des échecs et des malentendus peuvent se produire. Il nous faunes accueillir avec la sérénité intérieure que l'on ne peut assurément acquérir que dans la mesure où le but reste fermement fixé devant nos yeux. Il nous faut être prêts à aller aussi loin que le permettent nos forces, encore une fois, sans pour autant—comme le disait le premier Katholikentag après la guerre en 1948 -"perdre à la fois la tranquillité ou même l'amour" .7 Mais il y a aussi des signes et des amorces qui nous donnent courage. Ainsi nous nous rappelons avec reconnaissance que le processus de changement de mentalité a été inauguré et assumé également du côté juif, lorsque d'éminents représentants du judaïsme ont repris le dialogue de leur propre initiative.
C'est sur cette voie que nous devons aller de l'avant, Les efforts accomplis pour décrire et présenter loyalement le judaïsme et la religion juive dans la théologie et la catéchèse revêtent ici une importance particulière. A l'avenir, on n'épargnera aucun effort pour favoriser la compréhension entre juifs et chrétiens par des rencontres directes et tirer, en vue du service des uns et des autres sur le plan mondial, les conséquences nécessaires à partir du passé.
C'est à partir de ces mots clés que sont abordés les problèmes qui, dans les efforts réalisés les années précédentes pour promouvoir une nouvelle convivence entre juifs et chrétiens, ont revêtu et revêtent encore une importance particulière. Ces problèmes figurent dans un grand nombre de prises de position et de déclarations d'importance fondamentale élaborées par le Saint-Siège, de nombreuses Églises locales, des organismes de laïcs et aussi des groupes de dialogue judéo-chrétiens. Parmi ces documents, il faut citer en premier lieu la déclaration Nostra Aelate (art. 4) du Concile Vatican II (1965), qui inaugurait un nouveau départ dans le dialogue entre juifs et chrétiens. Dans le sillage de ce document. 'inscrivent les Notes et Lignes directrices pour la prédication el la catéchèse, rendues publiques en 1975 et en 1985 par la Commission du Vatican pour les relations avec le judaïsme. Ces impulsions ont été reprises et concrétisées dans des textes adaptés aux conditions propres des différents pays. C'est ainsi que la Conférence épiscopale d'Allemagne (1980), la Conférence épiscopale d'Autriche (1982) et la Conférence épiscopale de Berlin (1988) se sont prononcées dans des déclarations.8 Ace sujet, le document de travail publié en 1979, ainsi que la déclaration du groupe de travail "Juifs et chrétiens' auprès du Conseil central des catholiques allemands (1988) revêtent une importance particulière car ils ont été élaborés en commun par des juifs et des chrétiens.9 Ces documents, et d'autres encore, de même que les rencontres régulières de représentants de l'Église avec des responsables d'organisations juives– dernièrement dans le cadre de la visite pastorale du Pape Jean-Paul II en Autriche – témoignent de la sincère volonté de beaucoup de gens "que soient surmontés les vieux préjugés et que l'on fasse place à la reconnaissance toujours plus profonde de ce «lien» et de ce «patrimoine commun» qui existent entre juifs et chrétiens" (Jean-Paul II, 13 avril 1986). La réflexion sur le pogrom de novembre doit être une nouvelle occasion pour reprendre ces documents dans leur orientation et leur contenu et progresser sur la voie qu'ils indiquent.
3. "VOUS ETES NOS FRÈRES PRÉFÉRÉS"
La nécessité d'opérer un rapprochement mutuel se manifeste aussi, et en premier lieu, dans la théologie. Pendant des siècles, erreurs, incompréhensions et préjugés ont, d'un côté comme de l'autre, pesé d'un grand poids sur les relations entre chrétiens et juifs. C'est là que se trouvent – à côté du ressentiment politique, social et économique – les sources de l'antisémitisme, qui était répandu y compris chez les catholiques. Ces préjugés traditionnels ont affaibli les forces de défense contre le nouveau phénomène de l'antisémitisme moderne, qui a érigé la race comme principe suprême et est devenu l'élément central de l'idéologie nazie. L'anéantissement des juifs par le Ille Reich nous a rendus conscients de nos propres défaillances et omissions, "Les terribles persécutions subies par les juifs aux diverses périodes de l'histoire ont enfin ouvert bien des yeux et bouleversé bien des coeurs." (Jean-Paul II, 6 mars 1982)
A ce sujet, il nous faut redécouvrir – dans la honte et aussi comme un don – le peuple juif comme le peuple de la première alliance de Dieu avec les hommes, alliance jamais dénoncée. S'inspirant de la doctrine du Concile, Jean-Paul 11 adéclaré, lors de sa visite à la synagogue de Rome le 13 avril 1986: "La religion juive ne nous est pas 'extrinsèque', mais, d'une certaine manière, elle est 'intrinsèque' à notre religion. Nous avons donc avec elle des rapports que nous n'avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, d'une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés."
Ce lien particulier entre chrétiens et juifs apparaît lorsqu'on examine les racines du christianisme et qu'on réfléchit sur l'héritage spirituel légué par Israël à l'Église. La foi en un Dieu unique, créateur, nous est commune, tout comme les commandements du Décalogue, ou l'espoir dans le Messie. Nous chrétiens, sommes appelés à vérifier notre conception des juifs et du judaïsme à la lumière de ce point de vue d'une entité commune et, si besoin est, de modifier cette conception. Il ne s'agit pas, en l'occurence, de mentir sur ce qui nous sépare véritablement ou de signer de faux compromis. Ce qui nous unit et nous sépare avant tout, c'est la personne de Jésus-Christ, qui était juif, et qui, pour nous chrétiens, est le Fils de Dieu et le Rédempteur du monde. Mais le fait de mettre le doigt sur nos communes racines nous permet de mieux comprendre le judaïsme en son identité et nous aide aussi à rétablir des dimensions de notre foi peut-être ébranlées. Une clarification, là où cela est nécessaire, devrait être recherchée ensemble par les chrétiens et les juifs. Sur l'Ancien Testament ou la signification de Jésus peut se dérouler un dialogue enrichissant pour l'une et l'autre parties. Cet engagement commun des juifs et des chrétiens est, parailleurs, d'une urgente actualité dès lors qu'il s'agit de la foi au Dieu unique.Face aux tentatives de nouveaux mythes ésotériques et de promesses séculières de salut, s'impose la confession de tous ceux qui croient en un Dieu créateur et rédempteur du monde entier.
4. PRÉDICATION ET CATÉCHÈSE: PARLER CORRECTEMENT DES JUIFS ET DU JUDAÏSME
Avec la Déclaration Nostra Aetate, le lien "par lequel le peuple de la Nouvelle alliance est spirituellement lié à la descendance d'Abraham" a été expressément rappelé. Pour permettre une véritable rencontre entre chrétiens et juifs, le Concile a déclaré qu'un important devoir était "la connaissance et le respect mutuels". Les lignes directrices de la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme concrétisent ce document et engagent le chrétien à apprendre "quels éléments fondamentaux sont nécessaires à la réalité religieuse des juifs, selon leur propre compréhension'". Cela ne concerne pas seulement certains domaines de l'information et de l'éducation, mais "tous les domaines de la doctrine et de la formation chrétienne". L'éventail des moyens d'information dont il est question ici va des manuels eatéchétiques aux moyens de communication de masse (presse, radio, cinéma, télévision), en passant par les études historiques. Il y a quelques années, la même commission a repris à frais nouveaux les idées contenues dans les lignes directrices sous le titre: Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l'Église catholique.
A ces efforts et à ces programmes à l'échelle mondiale correspondent de nombreuses initiatives et décisions des différentes Églises locales, qui visent à une présentation et à une évaluation correctes des juifs et du judaïsme dans la prédication. Les déclarations des trois Conférences épiscopales que nous venons de mentionner s'inscrivent dans ce contexte, de même que les prises de position du roupe de travail "Juifs et chrétiens" du Comité central des catholiques allemands. Ces impulsions et ces efforts portent déjà leurs fruits. Dans la formation des prêtres, dans l'enseignement religieux et la catéchèse, dans les programmes des Académies catholiques ou les publications de l'Église, cette thématique occupe désormais une place centrale. Les Kathol ikentag allemands, où la participation des jeunes est très forte et où le dialogue judéo-chrétien et la prière commune constituent depuis longtemps déjà un point fort, ne sont pas moins impressionnants. Il faut y ajouterles deux rencontres de Vienne, désignées sous le nom de "Schalom" parce que ces rencontres autrichiennes ont apporté une contribution essentielle pour que les représentants du culte israélite ouvrent le dialogue et soient disposés à le poursuivre. Lors du rassemblement des catholiques à Dresde, la question du dialogue entre chrétiens et juifs a également joué un rôle capital. L'autosatisfaction n'est certes pas de mise, mais tout ceci engage à aller de l'avant et à ne pas relâcher nos efforts. Avant tout, l'encouragement vient du fait que, pour une part, ces initiatives sont également l'oeuvre des juifs. Nous voudrions leur témoigner notre reconnaissance.
5. À LA RECHERCHE DE LA RÉCONCILIATION
A l'époque du Ille Reich, de nombreux peuples et groupes humains ont subi de lourdes souffrances au nom du peuple allemand. Qu 'il fût encore possible de nouer avec son voisin des relations empreintes de confiance et de respect mutuel, cela paraissait improbable en 1945. Et pourtant l'invraisemblable a eu lieu. "Les victimes elles-mêmes — comme le déclarait feu le cardinal lioeffner —y ont contribué de manière décisive? 19
Pour aboutir à la réconciliation avec les juifs dans le monde entier, une tâche plus difficile encore, et loin d'être résolue, nous attend toujours. Les juifs avaient été menacés de la solution finale, de l'anéantissement total. Le nombre des victimes juives de la "Shoa" est incommensurable. Et pourtant, il nous faut sans relâche nous employer à la réconciliation, Les racines communes, religieuses et culturelles, des juifs et des chrétiens constituent ici un point particulier de contact et contribuent à une ouverture réciproque. mais c'est la rencontre personnelle qui est capitale. En ce sens, toutes les initiatives qui permettent des contacts directs, tous les forums qui nous mettent en dialogue et toutes les invitations à dépasser les frontières des peuples, des confessions et des groupes sociaux , méritent d'avoir notre constant soutien. Beaucoup a déjà été fait. Il reste beaucoup à faire. C'est pourquoi nous mettons beaucoup d'espoir dans l'ouverture et l'esprit de compréhension de la jeunesse: c'est à celle-ci qu'il reviendrade dessiner à l'avenir les relations entre juifs et chrétiens. Elle réussira peut-être à rendre fécond le souvenir commun pour un nouvel "être ensemble" et la responsabilité commune dans la construction de l'avenir.
La volonté d'ouverture et l'esprit de dialogue sont nécessaires des deux côtés. Mais, de même que nous n'avons pas le droit d'oublier, de même devons-nous accepter que de nombreux juifs ne puissent oublier. Beaucoup d'entre eux, qui ont eu à souffrir eux-mêmes, et aussi bon nombre de membres des générations suivantes, ne peuvent encore assumer cette ouverture. Leur souffrance est trop profonde. Nous devons leur témoigner du respect. On ne peut ni forcer ni acheter la réconciliation, mais seulement l'obtenir après un long processus de rapprochement.
6. TÂCHES COMMUNES DANS LE MONDE
Lors de la visite du Pape Jean-Paul Il à la synagogue de Rome, le grand rabbin Toaff a déclaré: "Nous ne pouvons oublier (le passé), mais nous voulons aujourd'hui amorcer avec confiance et espoir cette nouvelle période historique, qui s'annonce féconde d'oeuvres communes réalisées enfin sur un plan de parité, d'égalité et d'estime réciproque, dans l'intérêt de l'humanité tout entière." Cette conscience d'une "communauté d'être" entre chrétiens et juifs, mais aussi entre tous les hommes de bonne volonté, a grandi sous la pression nazie. Elle a mis un terme à une manière de penser et de se comporter qui avaient en vue avant tout les intérêts de son propre groupe — parti, profession ou Église — et ne laissait guère de place à une conscience de responsabilité globale. C'est là que, tout particulièrement, résident les conditions d'un engagement des juifs et des chrétiens, les uns pour les autres, les uns avec les autres. Juifs et chrétiens respectent la dignité de l'homme et voient dans l'humanisation du monde une tâche qui leur est propre, car ils croient en l'acte créateur de Dieu, tel que le relate le Livre de la Genèse: "C'est pourquoi les uns et les autres doivent s'engager avec vigueur pour que cette conscience d'une 'communauté d'être' ne soit pas ébranlée encore une fois et que, dans l'État et la société, une 'mentalité de camp' ne puisse L'emporter de nouveau à l'avenir."
Les domaines dans lesquels juifs et chrétiens peuvent oeuvrer ensemble à la construction du monde sont multiples, et d'ailleurs différents selon les pays. Mais, au sommet, il y a l'effort pour le respect de la dignité humaine, pour le fondement éthique de la structure de l'État et de M société et pour lapréservation des droits de l'homme. En dépit des stipulations et des affirmations officielles, les droits de l'homme continuent d'être en danger dans le monde entier, que ce soit pour des motifs racistes, religieux, sociaux ou politiques.
Tout d'abord, le premier droit de l'homme, le droit à la vie, est en danger lui aussi. Cela n'est pas seulement vrai pour des régions où sévissent une oppression ou des crises particulières, mais aussi pour notre pays où, chaque année, des centaines de milliers d'enfants sont tués dans le sein de leur mère. L'expérience de l'histoire nous apprend que toutes les digues sautent là où la vie de l'individu n'est pas respectée. "Nul n'est sûr de sa vie lorsque n'existe plus le commandement intangible: Tu ne tueras point!" (Conférence épiscopale de Fulda, 1942).
Mais chrétiens et juifs doivent aussi se retrouver ensemble dans la lutte contre les préjudices injustifiés et la discrimination à l'endroit de particuliers ou de groupes entiers, pourdes motifs idéologiques, religieux ou autres. La liberté de croyance et de conscience est un don précieux. C'est pourquoi chrétiens et juifs doivent promouvoir un ordre social juste, empreint d'un respect et d'une tolérance réciproques qui garantisse les droits inaliénables de l'individu et ne laisse aucune place à l'antisémitisme ou à toute autre idéologie de mépris pour l'homme. En ce sens, chrétiens et juifs sont invités de manière particulière à se mettre au service de la justice et de la paix.
Ils sont par ailleurs appelés au service de la paix dans le monde, une paix dont nous ne connaissons que trop bien la fragilité. Le premier pas, ici encore, consiste à reconnaître l'homme en l'autre et à ne remettre en cause ni son droit à la vie ni ses capacités de développement. Le mot du prophète, qui vaut à l'intérieur d'un État, vaut aussi entre les peuples: 'ta justice produira la paix." (Is 32,17) Cette phrase – reprise par le Pape Pie XII – guide les efforts actuels des Églises chrétiennes pour la paix, la justice et la protection de la création.
Et, enfin, notre commun engagement pour la protection de la création est une exigence. La menace que la civilisation technique fait planer sur notre environnement naturel nous rappelle notre devoir de traiter la création de manière responsable et objective, de ne pas saccager à la légère les trésors de la terre et de réfléchir aux conséquences de notre comportement, pour nous-mêmes et les générations à venir. Nous devons, avec les autres, prendre bien conscience que nous sommes tous des "créatures', et non pas les maîtres de ce monde.
Pour chacun d'entre nous, et pour nous tous ensemble, s'ouvre ici un large champ d'activité, où ce qui est commun l'emporte largement sur ce qui sépare. L'histoire nous montre la nécessité d'agir à temps de manièreconstructive. A la mesure même de cette action, se renforce aussi, nous le croyons, la conviction du commun destin des juifs et des chrétiens, mais aussi de tous les hommes de bonne volonté.
"C'est par la mémoire qu'a lieu la réconciliation" (Martin Buber). On ne peut faire advenir cette réconciliation par ses propres efforts, elle est en définitive l'oeuvre de Dieu. Au terme de cette déclaration, nous voudrions porter devant le Seigneur de l'histoire, dans la prière, les événements qui ont été à l'origine de notre réflexion. C'est seulement ainsi que nous trouverons force et courage pour avancer sur le difficile chemin de la réconciliation.
Texte allemand publié par le Secrétariat de la Conférence épiscopale d'Allemagne (e 43y Traduction et titre de la DC du 1.1.1989.
1. L'Osservatore Romano, 1 sr juillet 1988 (DC 1988, e 1867, p. 769- NDLF5. Les textes sur le dialogue judéo-chrétien ont été rassemblés par Rolf Reflètent et Hans Hermann Henrix, sous le titre Die Kirche und das Judentum - Dokumente von 1945 bis 1985 (l'Église et le judaïsme - Documents de 1945 à 1985), Paderborn, Munich 1988.
2. Dieter Albrecht (nouvelle édition), Der Notenwechsel zwischen dem Heiligen Muhl und der Deutscher Reichregierung (Échange de notes entre le Saint-Siège et le gouvernement allemand), vol. I, Mayence 1965, p. 402-443. (Pour Mit brennender Serge, cf. DC 1937, les 837-838, col. 904, NDLR).
3. Cité d'après Rudolf Lill, Katholizismus nach 1848, dans Karl Heinrich Rengstorf, Siegfried von Kortzfleisch, Kùche und Synagoge. Handbuch no Geschichte von Christgn und Juden. Darstellung und Quelles (Église et Synagogue. Manuel d'histoire des chrétiens et des juifs. Présentation et sources), val. Il, Stuttgart 1970, p. 360.
4. Helmut Wiretschek, Die kirchliche Loge in Bayern nach den Regierungspraesidentenberichten(la situation de l'Église en Bavière, d'après les rapports du président du gouvernement); vol. I, 1933-1943, Mayence 1966, p.300.
5. Ludwig Volk (nouvelle édition), Akten Sardine] Michael von Faulhaber 1917-1945 (Actes du cardinal Michael von Faulhaber 1917-1945), vol. II, Mayence 1978, p. 604.
6. Déclaration des évêques allemands du 24 août 1979, à l'occasion du 403 anniversaire du début de la Deuxième Guerre mondiale (Arbeitsbilfen 30, Bonn, 1933).
7. Der Christ in der Not der Zeit (le chrétien, face à l'urgence du temps) Paderborn 1949, p. 219.
8. Déclaration des évêques allemands sur les relations entre l'Église et le judaïsme, 28 avril 1980 (in Rendtarg-Henrix, p. 260-280)
- Conférence épiscopale d'Autriche -Commission pastorale autrichienne. les chrétiens et le judaïsme, avril 1982, in : Rendtodf-Henrix, p. 205-215.
- Lettre pastorale de la Conférence épiscopale de Berlin pour le 50e anniversaire de la nuit des pogroms, nov. 1988.
9 Groupe de travail "Juifs et chrétiens", auprès du Comité central des catholiques allemands.
Document de travail "Theologische Schwerpunkte des jüdisch-chnstlichenGespraechs" (Difficultés théologiques dans le dialogue entre juifs et chrétiens), mai 1979, in Rendtodf-Henrix, p. 252-260).
- Nach 50 Yahren - wie reden von Schuld, Laid und Versoehnung? (Cinquante ans après, comment parler de faute, de souffrance et de réconciliation?), Déclaration du groupe de travail "Juifs et chrétiens" auprès du Comité central des catholiques allemands in Berichte und Dokumente 68, p. 30-46 (et revue SIDIC, vol. XXI:3 (1988) p. 24-30.
10. Cardinal Joseph Hoeff ner, prédication prononcée à l'occasion dune célébration oecuménique à la cathédrale de Cologne, 8 mai 1985 in: Presse-und Informationsamt der Bundesregierung, Erinnerung, Trauer und Versoehnung. Ansprachen und Eddaerungen zum vierzigsten Jahrestag des Kriegsendes, p. 101-105 (Souvenir, tristesse et réconciliation. Allocutions et déclarations à l'occasion du 40e anniversaire de la fin de la guerre).