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Le peuple juif, témoin de la foi, dans l'art chrètien du Moyen-Age
Béatrix Marie de Drée
Dans son expression artistique, le Moyen-Age est essentiellement chrétien. Son art est à la fois témoignage et enseignement. Il atteste la réalité d'un fait qui se perçoit à travers le langage des signes et des symboles. Il manifeste le sacré à une époque où, plus qu'à toute autre, le monde sensible est représenté comme un intermédiaire entre l'homme et Dieu. L'oeuvre d'art n'est pas une invention gratuite, sans lien avec le milieu où elle vit; elle témoigne de son temps, comme elle témoigne de la foi et de la personnalité de celui qui la crée. Son message ne s'adresse pas à une élite mais à la masse des gens simples, illettrés pour la plupart. La Parole de Dieu ne sera pas seulement prêchée; elle se fera image, présente à tous comme un grand livre ouvert qui envahira progressivement toutes les parties de l'édifice. C'est la « Bible des pauvres » destinée à être lue sans peine, même par les plus humbles. Murs de façades, porches d'entrée, verrières, jubés, objets et mobilier de culte, tout est au service de la Parole. L'homme de ce temps ne cherche pas un répertoire de connaissances précises mais une vision du monde sensible orienté vers Dieu.
Représentations bibliques ou légendaires
La grande source d'inspiration du Moyen-Age, c'est la Bible. En conséquence, la place d'Israël, comme peuple qui a mission de témoignage, sera très importante. Témoigner de Dieu devant tous les peuples, jusqu'à l'épreuve du martyre sil le faut, c'est ce que l'art de nos cathédrales exprime si fortement lorsqu'il présente les saints de l'ancienne Alliance alternant avec ceux de l'Evangile, comme pour souligner la continuité des deux Testaments. Par contre, d'autres sources, telles la Légende Dorée
Moins sensible à l'anecdote des récits bibliques qu'à leur sens profond, l'artiste est guidé par les courants théologiques du temps, le goût, les tendances de la piété contemporaine. L'enseignement par l'image sera donc favorisé par le culte très développé des pèlerinages et des saints. Nombreux en Europe sont les sanctuaires qui reçoivent leurs corps, objets d'une dévotion populaire qui dépasse parfois les frontières. Les patrons locaux, moines ou évêques martyrs, figurent dès l'entrée des églises, aux trumeaux ou dans les ébrasements des porches en façades; tels St Nicaise et St Callixte au seuil de la cathédrale de Reims, St Denis et St Etienne à Paris, St Firmin et St Acheul à Amiens. Et c'est à l'intérieur de l'édifice que se déploie l'histoire de leur vie, souvent auréolée de légendes, illustrée de miracles. Innombrables sont les oeuvres peintes ou sculptées qui expriment leur témoignage de foi, en même temps que celui d'un effort artistique souvent gratuit, accompli pour Dieu seul.
N'en citons que quelques-unes, parmi les plus marquantes:
— Au vitrail de la Rédemption de la cathédrale de Bourges, le Christ, Témoin par excellence, vient rendre témoignage à la vérité jusqu'au don de sa vie. Il est représenté portant sa croix, accompagné d'Isaac qui le préfigure, et qui porte lui aussi le bois de l'holocauste.
— Au portail Sud de la cathédrale de Chartres, les martyrs de l'Ancien et du Nouveau Testament mêlent leur sang dans un même sacrifice. Par contre, aux ébrasements du porche, la rupture est exprimée de façon réaliste par le triomphe des saints sur leurs opposants: St Etienne foule aux pieds l'adversaire juif, Léon le Grand plante sa crosse dans la bouche d'un hérésiarque (Attila?), St Jérôme semble écraser une jeune fille aveugle; la Synagogue. Elle relève la tête pour montrer du doigt le début des Écritures qu'elle serre dans sa main droite, tandis que le saint tient le rouleau par l'autre bout, tout en soutenant sa traduction latine de la Bible.
— Au chevet de la basilique St Denis, l'Abbé Suger entend mettre en relief l'ascendance royale du Christ par la superposition des prophètes et des rois, témoins de la réalisation des promesses faites au peuple élu, spécialement à la tribu de Juda. Ils portent souvent des signes distinctifs qui les identifient aux juifs de l'époque; ils sont parfois nimbés d'une auréole qui manifeste la sainteté de leur vie.
— Le portail de Senlis, un vitrail de la cathédrale d'Angers, un autre de Chartres, ceux de Soissons, du Mans, et d'autres encore, illustrent le même thème: l'Arbre de Jessé.
Représentations symboliques
Aux représentations bibliques et légendaires s'ajoutent les sujets de type symbolique, dont le grand nombre correspond à la vision de l'époque: le monde visible n'est rien d'autre que la préfiguration de l'invisible. Et dans ce domaine, il n'est pas jusqu'à l'orientation de l'oeuvre qui n'ait une valeur de symbole: les figures du peuple juif, la synagogue, le bouc, rêne, la chouette, sont situées de préférence au Nord, dans des zones d'ombre, là où la clarté est incertaine, tandis qu'au Sud, les héros du Nouveau Testament se détachent en pleine lumière.
Dans la chapelle de la Vierge, à St Denis, l'arche d'alliance apparaît à la manière d'un char de triomphe. Elle se présente comme le piédestal de la croix: surmontée du Christ soutenu par le Père, elle indique nettement que l'alliance ancienne est le support de la nouvelle.
Un peu plus loin, sur un autre vitrail, Jésus couronne l'Eglise de sa main droite, tandis qu'avec la gauche, il retire le voile qui couvre le visage de la Synagogue, comme s'il voulait rendre désormais intelligible tout le mystère de l'ancienne Loi. Un vers latin, assez mutilé, accompagne ce symbole: a Quod Moyses velat, Christi doctrina revelat » (« Ce que Moïse couvre d'un voile est dévoilé par la doctrine du Christ »).
La synagogue n'apparaît pas encore humiliée, comme elle le sera fréquemment aux siècles postérieurs. Elle se présente, jeune et belle encore, comme le témoin qui vient d'accomplir sa mission. En fondant son Eglise, le Christ se réclame de toute la révélation antérieure. C'est le sens fort de l'oeuvre.
Par contre, dès le milieu du 13e siècle, nombreuses sont les représentations de Synagogues déchues, qui chancellent ou s'enfuient en laissant tomber leurs couronnesou les tables de la Loi. Au trumeau du Beau Dieu de la cathédrale d'Amiens la jeune femme, aux pieds de St Michel peseur d'âmes, est entraînée en enfer. A la cathédrale de Châlons-sur-Marne, elle brandit les instruments de la Passion, dont elle est rendue responsable. La banderole qu'elle tient de l'autre main y fait allusion: « Sanguis ejus super nos et super filios nostros ». Sur un vitrail de Chartres, un petit diable lui décoche une flèche dans l'oeil gauche pour signifier qu'il lui ôte définitivement la vue.
On peut citer cependant la vision plus positive de certains symboles:
— Le maitre verrier de la basilique supérieure d'Assise illustre des faits du Nouveau Testament et en rapproche les figures de l'Ancien. Cela montre à quel point la pensée de St Augustin a dominé le Moyen-Age. Elle s'exprime en ces termes: « L'Ancien Testament n'est que le Nouveau, couvert d'un voile, et le Nouveau Testament n'est que l'Ancien sans voile ».
— Au transept Sud de la cathédrale de Strasbourg, un médaillon présente d'une manière frappante l'union des deux Testaments: un buste à deux têtes; l'une et l'autre unies par une même étole, croisée sur la poitrine. La première est désignée par le nom de Moïse qui tient d'une main le goupillon pour purifier le peuple avec le sang du taureau; de l'autre, le Christ brandit le calice de la nouvelle alliance, sanctifiant aussi le peuple par son sang.
— Quant aux prophètes adossés aux contreforts de la cathédrale d'Amiens, ils sont accompagnés de reliefs dont les sujets sont en rapport avec leur mission de témoins: le séraphin qui purifie les lèvres d'Isaïe, Ezéchiel qui médite devant deux roues enchevêtrées, Jérémie qui enterre sa ceinture, Jonas priant dans le ventre de la baleine, Daniel dans la fosse aux lions, etc...
Et la liste pourrait toujours s'allonger!...
D'aussi brèves remarques ne peuvent donner une idée complète de la richesse extraordinaire du MoyenAge; période qui fut la plus féconde de toute l'histoire, tant au point de vue de la qualité que de la quantité. Période marquée à la fois par le sens de la grandeur du peuple juif, en tant que peuple-témoin, et aussi par les préjugés et l'ignorance qui se sont perpétuées à travers les siècles.
Dans le domaine de la recherche, de l'analyse d'une oeuvre, le témoignage de l'artiste son interprétation de l'univers, son ardeur créatrice, sa capacité de dépassement, voilà l'essentiel de son message, qui doit être fidèlement transmis par l'intermédiaire du signe.
L'expérience artistique, cette saisie de l'absolu, peut être un moyen privilégié de communion entre les hommes. Prendre le temps de découvrir toutes ces richesses, à une époque qui est caractérisée par le désir de rapprochement et de compréhension, n'est-ce pas une démarche qui pourrait aider à mieux saisir l'unité du monde, de l'histoire et de l'homme?
* Sr. Béatrix-Marie, religieuse de Notre Dame de Sion, a un diplôme de dessin, de peinture et d'histoire générale de l'Art, et elle s'intéresse tout spécialement à la recherche iconographique.de Jacques de Voragine ou les miniatures de l'Hortus Deliciarurn, présentent le peuple juif sous un jour défavorable, et même hostile: on voit en lui, non seulement l'infidèle, mais celui qui, revendiquant la vérité religieuse dans un contexte d'Eglise, risque de mettre la foi chrétienne en péril.