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De la Nuit de Cristal à Auschwitz - Témoignage d'une rescapéee...
Edith Bruck
Une enfance juive
Quand cela se passait en Allemagne, et qu'on me considérait comme un animal de boucherie, moi, je n'en savais rien. En 1938, j'avais 6 ans: les Allemands et l'Allemagne étaient pour moi au Pôle Nord; et pourtant je souffrais d'être juive, une juive pauvre dans un pauvre village de Hongrie.
Les gens n'en savaient pas plus que moi sur l'idéologie raciale néo-fasciste; mais quand ils vinrent à en savoir quelque chose, leur aversion innée, de toujours, pour les juifs déicides leur parut en quelque sorte légitimée, une aversion millénaire transmise et propagée un peu partout par la culture chrétienne. Les analphabètes même ou encore l'idiot du village étaient au courant d'un tel crime, et il était inévitable qu'un jour ou l'autre, à la fin d'une dispute entre gamines, je sois accusée d'avoir tué Jésus, leur Dieu. Aux yeux de tous, la petite fille juive que j'étais était née coupable d'un crime digne d'un mépris éternel, un crime si incommensurable qu'il me laissait chaque fois sans voix; c'était comme s'il me suffoquait, m'étranglait.
A la maison, je demandais souvent à ma mère si ce qu'on nous disait était vrai, pourquoi on nous haïssait, pourquoi nous étions accusés d'une telle infâmie. Et elle, la pauvrette qui n'avait pas une grande culture, me criait que ce n'était pas vrai, queJésus était juif, un de nos frères, et qu'il était devenu chrétien aux yeux des chrétiens qui en avaient fait leur Dieu.
Comme j'insistais et demandais qui I avait tué et pourquoi, ma mère me répondit, pour se débarrasser de moi et de mes questions, que Jésus avait été jugé par les puissants et que nous n'y étions pour rien; que c'était eux qui avaient pris la décision, ainsi que les Romains qui étaient nos oppresseurs et nos maîtres. Si l'on nous hait, c'est parce que nous ne sommes pas devenus chrétiens, nous aussi! Me sentant personnellement innocente d'un tel crime, je ne pouvais douter des paroles de ma mère, même si la question continuait à m'inquiéter et si l'image de Jésus et celle de la croix ne cessaient de m'effrayer.
Etant innocente, je souffrais de cette accusation, je souffrais de l'intolérance générale qui, vers 1942-43, prit la forme du mépris le plus total, de la haine la plus stupide et la plus aveugle, et je commençai à me rendre compte que quelque chose de terrible était en train de se produire dans le monde, quelque chose d'apocalyptique, mais je ne savais rien encore: je croyais pourtant que les adultes devaient le savoir même si à nous, les enfants, ils cachaient tout cela.
Auschwitz: les racines chrétiennes
Et c'est ainsi que le monde m'est tombé dessus lorsque j'avais douze ans, et que je me suis retrouvée à Auschwitz, simplement parce que j'étais juive. Auschwitz était l'iceberg du mal, l'inimaginable, l'étape ultime d'une aversion qui me poursuivait depuis toujours. Auschwitz était le fruit le plus sombre de l'idéologie fasciste nazie; mais la racine du mépris se trouvait dans la culture chrétienne, dans cette terre et cette culture où avait pu s'enraciner et grandir ce nom, symbole du mal, qui devait peser sur la conscience de l'Occident catholique.
A vrai dire, pour moi qui avais été déportée d'un petit village de Hongrie, le nazisme était la réalisation, le prolongement et la fin d'un phénomène qui n'était pas sans lien avec ce qu'enseignaient les prêtres aux enfants, dans les écoles, et à leur parents. L'hostilité, le manque d'amour, le mépris, la haine, je les avais toujours mis en relation avec les chrétiens qui nous repoussaient parce que nous n'avions pas reconnu en Jésus le Sauveur, et parce que nous l'avions crucifié, comme ils le disaient et comme c'était écrit dans les Evangiles, dans le Nouveau Testament; cela, je me le suis encore souvent entendu dire ces dernières années, malgré le Concile Vatican II qui, grâce au Pape Jean XXIII, nous a absous de cette accusation millénaire. C'est que les gens ordinaires ne s'occupent guère des conciles du Vatican et continuent à croire ce qu'ils ont toujours cru. Aussi je continue à croire, cinquante ans même après la Nuit de cristal, que mise à part l'idéologie nazie de la race, Auschwitz n'est pas sans rapports avec la conscience et la culture chrétiennes. Pour déraciner le mal, il faut l'assumer, le reconnaître, l'affronter, et cela n'a pas encore eu lieu, même si quelque chose a été fait et est en train de se faire.
Auschwitz et la conscience juive
Fatalement, et inévitablement, Auschwitz a transformé, contaminé aussi la conscience juive, transformant l'image même du juif dans le monde: car après Auschwitz il était impossible que ne naisse pas un Etat juif, une patrie qui, comme toute autre patrie, ne permettait plus de conserver une conscience pure.
Moi qui ai en horreur toute violence, toute injustice, je me demande souvent s'il n'était pas préférable de continuer à rêver de la Terre promise, où coulent le lait et le miel, plutôt que de faire face à une réalité qui me fait doublement souffrir: pour le peuple israélien et pour le peuple palestinien, ultime victime d'Auschwitz.
Auschwitz mis à part, ce sont les persécutions, les pogroms, la publication d'édits, les inquisitions séculaires, le fait que le droit à l'existence n'ait pas été reconnu aux juifs dans les pays de la Diaspora, qui ont amené la création d'un Etat-refuge, d'un pays éternellement en guerre pour assurer "sa survie et sa sécurité", comme le disent ses dirigeants.
Avec l'Etat juif est né le juif nouveau qui, à mon avis, porte en lui des souvenirs de peur, d'intolérance, de mort, et c'est une telle mémoire qui pousse les hommes politiques à l'intransigeance, à la dureté, à l'attaque avant même d'être attaqués, et cette triste réalité est encore un fruit gâté d'Auschwitz. Je n'ai pas l'intention de justifier la politique de Shamir ou de Rabin, je cherche seulement à découvrir l'origine d'un phénomène qui a changé l'identité morale du juif, le visage et la conscience de ce peuple non violent par excellence. et cela par conviction. Je parle d'un peuple parce que, dans le bien comme dans le mal, les juifs sont toujours mis sur le même pied, considérés tous comme également coupables où qu'ils se trouvent, hier simplement parce qu'ils étaient juifs, aujourd'hui parce que le gouvernement d'Israël peut se tromper lui aussi, mais cela ne devrait pas soulever une nouvelle onde d'antisémitisme; c'est cependant ce qui est arrivé, et cela ne manque pas de nous préoccuper.
Révisionnisme ou prise de responsabilité
Ajoutons à tout cela que, ces dernières années, certains soi-disant "historiens" allemands et d'autres personnages obscurs et nostalgiques ont entrepris une révision de l'Histoire, mystifiant le monde sur la réalité d'Auschwitz, semant le doute et le mensonge chez ceux qui ne savent pas, ou qui préfèreraient que cela n'ait pas existé. Et nous, petit nombre de survivants, témoins incommodants, comme si nous n'étions que des menteurs, il nous faut crier que c'était vrai; et c'est là vraiment le plus tragique qui puisse arriver, c'est plus tragique que ce qui s'est passé. Peut-être est-ce cela aussi qui a poussé Primo Levi à se jeter dans la cage de ses escaliers.
Les survivants assistent à toutcela, bouleversés à l'idée qu'onpuisse faire d'Auschwitz un objet de mystification, qu'on puisse en douter. Et cela est d'autant plus préoccupant que le mensonge serait un bienfait pour la conscience humaine et, paradoxalement, pour les victimes aussi, car il n'est agréable à personne d'être un objet de discrimination et de haine au point de se retrouver à Auschwitz, où les potentialités du mal humain ont atteint les bas-fonds; et aussi parce que la vérité seule permettra de remonter la pente, ce qui n'est pas arrivé encore.
Auschwitz est une réalité difficile à expliquer car elle est irrationnelle, absurde; elle est une sorte de folie homicide collective s'emparant de gens normaux, et elle fait peur parce qu'elle pouffait se reproduire. Elle pourrait se reproduire parce beaucoup savaient et se taisaient, permettant la construction et le fonctionnement d'Auschwitz, ou y collaborant. Les civils allemands nous voyaient passer, nous entendaient crier. Les petics enfants nous voyaient, les braves femmes, les vieillards, les simples soldats qui n'appartenaient pas aux S.S ou à la Wehrmacht. Tous semblaient normaux, semblables à tous les autres êtres humains du monde. Et je vous assure qu'il était plus douloureux de rencontrer un civil que de travailler au four crématoire. Les potentialités négatives de l'humanité, si elles sont bien exploitées, sont toujours prêtes, hélas! à se déchaîner, et cela, hier comme aujourd'hui. Sans doute la frontière se trouve-t-elle dans l'être humain lui-même, matière peu consistante, et celui-ci peut être utilisé à des fins bonnes ou mauvaises, selon les circonstances. Tant que la consciencedechaque individu ne serapas formée, tant que celui-ci ne sera pas capable de prendre lui-même une responsabilité morale, il restera toujours à la merci du dictateur du jour. Il faudrait que les personnes responsables de l'éducation opèrent une révolution éducative.
Comment affronter cette tragédie?
Au cours des cinquante dernières années, même si cela n'est ni apparent, ni évident, Auschwitz a conditionné les relations des juifs avec le reste du monde, les relations du monde envers I 'Etat d'Israël; Auschwitz a changé les relations des survivants avec les collectivités au sein desquelles ils vivent, a conditionné les relations privées, familiales, amoureuses... L'ex-déporté reste dans une certaine mesure prisonnier de ce qu'il a vécu et, somme toute, demeure seul, les autres restant forcément exclus de son expérience directe. Et si l'on n'a pas été marqué dans sa propre chair par une telle expérience, on ne pourra jamais comprendre ce que c'était. En fait. quand nous sommes revenus des camps et avons essayé de raconter,non seulement personne ne voulait nous écouter, mais on ne pouvait pas nous croire. Et même si les témoignages littéraires, les documents, le cinéma, ont fait plus que les institutions éducatives, ils n'ont pas atténué le silence qui entoure Auschwitz et qui ne concerne pas seulement l'histoire et la géographie des lieux, mais la conscience même de l'humanité.
Peut-être la tragédie d'Auschwitz est-elle trop grande pour qu'on puisse l'affronter; elle échappe à la raison humaine et morale. Elle est telle qu'elle échappe à ceux mêmes qui y ont été mêlés, et cela physiquement et non pas de loin seulement.
Comment peut-on expliquer Auschwitz? Peut-être est-ce cette impossibilité à l'expliquer qui fait naître le silence, qui fait perdre la mémoire d'un passé qui n'est jamais passé pour qui l'a vécu, et qui n'appartient pas non plus au passé seulement de l'humanité, mais à son futur.
Je voudrais conclure par un beau passage de G. Baum cité dans un article de Carmine Di Sante, paru en 1985, vingt ans après Nostra Aetate, dans la Rossegna di Teologio 1985/3, p. 214 et intitulé: "1 radici teologici dell' antisemitismo":
« L'Holocauste ne peut être réduit à un acte criminel monstrueux qu'il nous faut déplorer, puis oublier. Auschwitz comporte un message qui, s'il est écouté, révèle une maladie à l'oeuvre non à la périphérie de notre société, mais en son coeur même, en ce que nous avons hérité de meilleur. L'Holocauste met en question les fondements de la société occidentale. Il nous oblige à regarder en face ce qu'il y a de négatif dans notre héritage religieux et culturel.»
* Edith Bruck, rescapée d'Auschwitz, habite à Rame depuis 1954, où elle est connue comme romancière et poète, et aussi pour ses activités dans le domaine du journalisme, de la radio et de la T.V.
L'article ci-dessus, traduit de l'italien, est le compte-rendu d'une conférence donnée par E. Bruck au Centre SIDIC, le 9 novembre 1989.