Other articles from this issue | Version in English | Version in French
Le trialogue:Juifs, Chrétiens et Musulmans - Quelques réflexions
Mary Kelly
Qu'est-ce qu'un dialogue entre personnes de religions différentes? et quel est le but d'un tel dialogue? A de telles questions, il nous faut répondre clairement si nous ne voulons pas être soupçonnés d'intentions secrètes, et si nous désirons que s'accroisse la confiance mutuelle. Une bonne description nous est donnée par Mgr John V. Taylor:
Le dialogue est une conversation soutenue entre des parties qui ne disent pas la même chose et qui reconnaissent et respectent les différences, les contradictions, les exclusions mutuelles même, dans leurs manières de voir les choses. Le but du dialogue est la compréhension et l'estime, qui amènent à réfléchir davantage aux implications, pour sa position propre, des convictions et manières de sentir de fidèles d'autres religions.
Taylor fait remarquer qu'il faut avoir atteint une grande maturité pour permettre aux opposés de coexister sans chercher à tout prix à les rendre compatibles, et pour respecter une opinion opposée à la sienne sans prétendre arriver trop vite à un accommodement simpliste ou prématuré. En fait, ajoute-t-il, c'est en cela que consiste "l'amour des ennemis". Tenter d'écouter, de comprendre et de respecter des convictions contraires aux siennes, en tâchant d'élargir ses propres perspectives, c'est cela le rôle du dialogue interreligieux (1).
Il existe néanmoins certains points de départ, des bases communes qui permettent d'amorcer ce dialogue. Lors de la 2ème rencontre d'Assise, le pape Jean-Paul Il notait cette unité fondamentale des croyants qui ouvre "l'horizon divin du dialogue interreligieux" (2). L'un des buts essentiels de celui-ci est la "paix", une paix qui n'est pas seulement absence de guerre mais qui favorise la liberté, l'amitié, la tolérance, c'est-à-dire le salut de l'humanité. En ce sens les religions ont, si elles veulent bien l'exercer, une puissance de "rédemption".
Juifs, chrétiens et musulmans ont des racines communes qui devraient les orienter vers le dialogue mutuel. Tous se réclament de quelque manière du patriarche Abraham et voient en lui le modèle de la foi, de cette foi qui consiste à "marcher devant Dieu" dans la confiance et l'obéissance totales. Ils constituent tous ensemble la "descendance d'Abraham", mêms si déjà sur ce point des divergences se font jour: Pour les juifs, en effet, cette filiation est en Isaac, le fils de la Promesse; pour les musulmans, en Ismaël, considéré lui aussi comme fils de la Promesse; pour les chrétiens, en Jésus "fils d'Abraham et fils de David" (cf. Mt 1,1), qui fait des chrétiens d'origine païenne des enfants d'Abraham par la foi. Le Patriarche n'en constitue pas moins un réel point de départ pour le dialogue.
C'est en Abraham que juifs, chrétiens et musulmans reçoivent la révélation du Dieu unique, créateur, transcendant, plein d'amour, tout-puissant, juge et rédempteur, un Dieu avec lequel ils peuvent entrer en relations personnelles... Même s'il existe des différences importantes dans la manière dont ceux-ci conçoivent l'Unité divine, ils n'en constituent pas moins une famille, celle des "religions monothéistes". Le fait de croire en un Dieu qui a créé tous les êtres humains à son image et les appelle chacun à une vie éternelle leur fait partager un même sens de la dignité de l'homme et de la femme, et de leur égalité foncière devant Dieu. L'héritage prophétique, qu'ils partagent tous dans une certaine mesure, leur révèle l'histoire comme orientée vers un but, et le temps comme non seulement cyclique, mais linéaire. Le Dieu des trois religions est un Dieu juste qui exige de chacun la justice, et pour tous la justice sociale: c'est d'après ce critère que seront jugés les individus et les sociétés.
Sur ce fonds commun, qui concerne à la fois les origines, l'intentionalité et l'éthique, peuvent se nouer des relations entre les trois religions. Le dialogue permet de mieux connaître les convictions des autres, de mettre en lumière ce qui nous est commun et ce en quoi nous différons. Il peut aussi nous pousser â agir ensemble dans le monde pour répondre aux exigences de la justice sociale, ce dont notre planète a le plus grand besoin si elle veut subsister. Vu dans cette perspective, le dialogue entre juifs, chrétiens et musulmans peut apparaître de nos jours comme un impératif divin. Il existe cependant à ce dialogue des obstacles que nous devons connaître. Les uns viennent de différences fondamentales au niveau de la foi, les autres sont dûs à des causes ou conflits historiques.
En bien des cas, le dialogue interreligieux naît de la conviction que la révélation de Dieu par Lui-même forme un tout, qu'elle n'est jamais partielle. Ce sont les manières d'y répondre qui diffèrent: cela signifie qu'on reste ouvert aux limites des traditions particulières et à la manifestation de manières différentes de répondre à cette révélation. Cela exige une ouverture du coeur, qui permet d'apprendre de "l'autre" sous la mouvance de l'Esprit Saint.
Les souvenirs historiques peuvent certainement faire obstacle au dialogue, et c'est seulement lorsqu'on les aura regardés en face que pourra naître la confiance. Il faut connaître l'histoire des relations mutuelles entre les trois religions, et que chacune reconnaisse humblement les torts qu'elle a causés aux autres. Rappelons, entre autres, la pénible "séparation des voies" entre le judaïsme et le christianisme au cours des 1er et 2ème siècles, les souffrances cruelles endurées par les juifs en Europe chrétienne, les conséquences pénibles de la domination de l'Islam pendant certains siècles et, plus récemment, des puissances coloniales occidentales. Juifs et chrétiens ont commencé à se confronter au passé, mais il reste un long chemin à parcourir. Juifs et musulmans ont vécu des périodes de coexistence pacifique, mais le conflit actuel au Moyen-Orient exige des réponses et des initiatives nouvelles. Palestiniens et Israéliens ne sont pas les seuls à souffrir de cette situation: elle affecte tous les juifs et les musulmans de par le monde et menace en fait la paix de l'univers entier.
Même si judaïsme, christianisme et Islam sont nés tous trois au Moyen-Orient et s'ils partagent un même héritage biblique (récits ou grandes figures), il existe entre eux de profondes différences. Certaines d'entre elles proviennent de la langue, de la culture, ou de l'ignorance, de préjugés et de stéréotypes hérités du passé. Si nous voulons mieux connaître et apprécier nos identités si diverses et grandir dans la confiance mutuelle, il nous faut être attentifs aux croyances et à l'histoire des autres religions, observer la manière dont leurs adeptes prient et célèbrent le culte, les rencontrer et avoir des échanges avec eux.
Des communautés juives, chrétiennes et musulmanes vivent actuellement côte à côte en divers pays du monde, et certaines tentatives de rencontre ont lieu à divers niveaux; mais nous voyons se manifester de plus en plus un peu partout des conflits raciaux, de la haine même. Si seulement nous redécouvrions que la recherche de la paix est partie intégrante de chacune de nos traditions, et si nous pouvions nous rencontrer dans cette paix afin de la faire régner ensuite autour de nous et dans le monde entier, alors verrions-nous peut-être se réaliser la promesse faite par Dieu à Abraham et à sa descendance: "En toi seront bénies toutes les nations de la terre"!
* Mary Kelly, Notre Dame de Sion, a fondé à Londres le Study Centre for Jewish Christian Relations où elle travaille encore actuellement, tout en assurant la rédaction de la revue SIDIC en anglais.
Cet article est traduit de l'anglais.
(1) John V. Taylor, "The Theological Basis of Interfaith Dialogue". First Lambeth Interfaith Lecture, Lambeth Palace, 2 novembre 1977, Crucible janv.-mars, 1978.
(2) Michael Amaladoss, S.J., "Assisi: Five Years later", Catholic International, 15-30 novembre 1991, p. 988.
Cf. Hans King, "World Peace - A Challenge for Jews".