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SIDIC Periodical XXIII - 1990/2
Le livre de Ruth (Pages 14 - 17)

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Ruth chez les pères de l'Eglise
Elena Giannarelli

 

"A l'exemple de Ruth, nous aurons toujours à glaner dans le champ des Ecritures ad investigandum et exponendum santae Scripturae arcanum..." (1)

C'est ainsi que H. de Lubac synthétise la pensée de Grembert d'Admont qui, au 12° siècle, voyait dans l'héroïne vétéro-testamentaire un symbole de la recherche exégétique. Nous nous trouvons là, évidemment, au terme d'un long processus de réflexion sur un texte et sur un personnage qui, pour diverses raisons, ont attiré l'attention des auteurs chrétiens et des Pères de l'Eglise. Si nous voulions en retracer l'histoire, il nous faudrait reconnaître que, dans un premier temps, il ne fut guère fait mention de Ruth et du livre qui lui est consacré. Depuis le temps des origines jusqu'à Clément d'Alexandrie et de Tertullien inclus, on ne trouve qu'une seule citation de ce livre de la Bible, et cela chez Méliton de Sardes qui, à la suite d'une minutieuse recherche effectuée en Orient, précise quel est le nombre et l'ordre des livres de l'Ancien Testament? 11 situe Ruth après les Juges et avant les 4 Livres des Règnes sans aucune hésitation.

Ruth et le canon des Ecritures

La question du canon des Ecritures saintes et de la place de Ruth parmi celles-ci a été un problème pour bon nombre de Pères. Origène par exemple, dans la préface à son Commentaire des Psaumes 1-25, rappelle que les textes de l'Ecriture sont au nombre de 22 selon la tradition juive, autant que les lettres de l'alphabet; en ce cas, les Juges et Ruth forment un seul livre: Shophtim (Juges). Cyrille de Jérusalem, dans son Homelia Catechetica IV, 35, nous dit la même chose; Epiphane affirme au contraire que ce bref récit constitue un livre en lui-même qui doit être inséré après le septième (les Juges) et avant le neuvième (Job), selon ce qui a été établi par les juifs au retour de l'Exil à Babylone (Panarion 8, 6, 1-4). Si, selon Grégoire de Nazianze (Carmina 1,12), ce livre se trouve en huitième position entre Juges et Ill Rois, Jérôme, lui, revient souvent sur ce sujet soit pour défendre l'ordre traditionnel de la Septante, soit pour taire remarquer que Ruth appartient en partie aux écrits prophétiques (tout comme les Juges) et en partie à ceux des Agiographes.3 Augustin lui, dans M De doctrina Christiane 8,13, semble accepter l'hypothèse que ce petit livre soit le commencement de celui des Rois. Isidore de Séville reprend toute la question en la simplifiant et écrit: "Ce livre raconte l'histoire de la Moabite dont descend la famille de David. Les juifs joignent ce petit livre à celui des Juges; les Latins au contraire, du fait que s'y trouve insérée la généalogie du roi issu de Ruth, affirment (ce qui paraît plus vraisemblable) que celui-ci fait partie du corpus des livres des Règnes" (In libros veteris ac novi testaments proemia, 26).

Si le problème du texte, de sa place dans le Canon, de sa nature et de sa définition ne manque pas d'intérêt,4 un véritable saut qualitatif s'accomplit lorsqu'on commence à réfléchir sur le personnage et son histoire. Nous en donnerons quelques exemples, choisis parmi de nombreux échantillons.

Ruth, type de l'Eglise

Comme tant de figures féminines de l'Ancien Testament, Ruth est d'abord considérée comme typus ecclesiae. Hippolyte de Rome arrive à cette conclusion, parce que celle-ci est appelée à manger le pain et à tremper son morceau dans la piquette (Rt 2,14) et parce quelle est invitée, lorsqu'elle a soif, à boire aux cruches l'eau puisée par les jeunes moissonneurs (Rt 2,9). D'après cet exégète, le passage doit être lu en référence au baptême, donné dans l'Eglise par les apôtres qu'on peut identifier avec les moissonneurs. Avec les prophètes, ce sont les apôtres, envoyés de Dieu, qui puisent l'eau à la fontaine intarissable de l'immortalité pour pouvoir, une fois qu'ils ont reçu la grâce du Christ, abreuver ceux qui souffrent spirituellement de la soif .5

Origène, lui, précise de quelle Eglise Ruth est le symbole: elle est typus gentium, c'est-à-dire qu'elle représente les païens convertis à la foi chrétienne. Cette femme moabite devient membre de la communauté du Seigneur après avoir abandonné tout ce qui était le bien propre de ses pères: on peut voir en elle la figure de l'Eglise des gentils en cela que, méprisant les idoles et les sacrifices, elle s'est tournée résolument vers la religion du Christ. Et si elle passe ainsi outre à l'interdiction faite par l'Ecriture aux Ammonites et à leurs descendants d'entrer en communion avec Israël, cela est expliqué par l'Alexandrin grâce au verset de 1 Tm 1,9: "La loi n'a pas été instituée pour le juste, mais pour les insoumis et les rebelles..." Ruth est donc la femme vertueuse qui, de ce fait, peut passer outre à l'interdiction de Dt 23,4. Elle est aussi considérée comme un modèle pour son attachement à Noém 1, l'Israélite, qu'elle affirme vouloir accompagner jusqu'à la mort: c'est cette fidélité absolue à son nouveau peuple et à son nouveau Dieu qui est proposée à l'imitation des nouveaux convertis appelés, avant tout, à persévérer.6

Ruth dans la généalogie de Jésus

Cependant la question la plus souvent abordée par l'exégèse antique est celle de la présence de Ruth dans la généalogie du Christ (selon MI 1,5), parmi d'autres femmes étrangères ou pécheresses, ou marquées d'un signe négatif, de toutes manières bien différentes de grandes figures comme Rachel, Rebecca ou Sara. C'est un sujet sur lequel ont beaucoup réfléchi Origène et Eusèbe. Le premier, dans son Hom. XXVIII in Lucam, aborde le problème des différences entre les "arbres généalogiques" présentés par les deux Evangélistes et il arrive à la conclusion que Tamar, Ruth ou Rahab y ont été introduites afin de bien montrer que le Seigneur et Sauveur est venu sur terre pour prendre sur lui les péchés de toute l'humanité et a donc voulu naître d'une famille dont la lignée n'était pas exempte d'étrangers et de pécheurs. Origène résoud donc le problème au plan christologique; Eusèbe de Césarée, qui pose la même question dans les Quaestiones Evangelicae X, donne lui une réponse de type ecclésiologique. Si c'est par le moyen de l'Evangile que, dans l'Esprit, les peuples étrangers doivent se savoir convoqués, rien n'est plus naturel que de rappeler la figure de Ruth, l'étrangère. Par son amour envers Dieu, cette femme sut aller au-delà des limites que lui imposait la Loi, et par la noblesse de ses moeurs elle mérita de figurer dans la généalogie du Seigneur comme exemple "pour nous tous, d'extractions diverses", car "si nous nous conduisons comme elle, nous obtiendrons de Dieu la même grâce". Abandonner les coutumes de son peuple, comme l'a fait Ruth, ne peut être que source de bien: "Nous ne serons plus comptés parmi les étrangers, ni appelés ainsi, mais nous aurons part au véritable Israël et au peuple qui est l'héritage de Dieu". Pour Eusèbe, la Moabite est considérée comme rune des fondatrices de la maison d'Israël, à l'égal de Rachel et de Léa. La bénédiction matrimoniale elle-même (4,11), qui évoque Ephrata et Bethléem, est (pour lui) une claire prophétie de la naissance du Christ dont le nom allait se répandre à travers tous les peuples. Ceux-ci, tout comme Ruth, une fois qu'ils l'ont connu, devraient abandonner leurs rites traditionnels pour suivre la vraie foi.

Elaboration des lignes fondamentales d'interprétation

Selon la technique exégétique propre aux Pères de l'Eglise, chaque nouvelle lecture d'un texte permet d'ajouter une petite pierre à une mosaïque qui ne cesse de s'étendre. Le phénomène de stratification est évident chez Ambroise qui, dans le Ille livre de son Exposition de l'Evangile selon Luc, chap. 17-36, tout en suivant la ligne eusébienne et utilisant les apports d'Origène, fait preuve lui-même d'une remarquable originalité. Les femmes "de mauvaise réputation" insérées dans la généalogie ne sont pas réellement, pense-t-il , des personnages négatifs; elles ne sont que le fruit de la morale imparfaite de l'Ancien Testament qui doit être relu à la lumière du Nouveau. La dimension typologique qui leur est attribuée est ce qui justifie en premier lieu leur présence. Le cas de la belle-fille de Noémi est particulier, et c'est elle qui vraisemblablement a inspiré à Paul l'affirmation de 1 Tm 1,9, l'apôtre prévoyant que l'appel de peuples étrangers deviendrait fréquent grâce à l'Evangile. La Moabite est l'image anticipée de nous tous qui avons été rassemblés du milieu des païens pour entrer dans l'Eglise, et elle est aussi un modèle de conduite pour tous les chrétiens.

Sur la base de ce canevas traditionnel, l'approfondissement d'Ambroise se fera dans la Pigne des vertus de Ruth. Boaz la prend en effet pour épouse non seulement pour obéir à la loi de Moïse, mais surtout parce qu'il en a découvert les qualités: la piété envers sa belle-mère, la fidélité envers son mari défunt, sa vénération envers Dieu, la recherche de la justice el non du plaisir, évidente du fait que dans son veuvage elle ne va pas vers des hommes jeunes, mais vers un vieillard, symbole de perfection. Le mystère typologique s'enrichit de traits intéressants: le parent le plus proche qui refuse de l'épouser et enlève sa sandale est une figure de Moïse, ou de Josué, ou encore du "peuple mort" d'Israël qui se relire devant l'époux véritable qui, à son tour, est image du Christ et de ceux qui proclament l'Evangile. Le sens véritable de l'histoire de la Moabite se découvre à partir de telles équivalences. Dans la même ligne, une importance toute particulière est attribuée au texte de la bénédiction du couple qui sera introduite, entre autres, dans la liturgie du mariage chrétien selon le Sacramentaire Gelasien. Matthieu qui, grâce à son Evangile, se propose d'appeler les nations à l'Eglise, rappelle avec raison que le fondateur même de celte assemblée de peuples, le Seigneur, descend selon la chair de personnes étrangères. Cela, aux yeux d'Ambroise, est riche de sens car tous sont appelés à suivre le Christ, quelle que soit leur origine, "abandonnant ce qui vient de notre père et répondant à ceux qui nous invitent à rendre gloire au Seigneur... ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu." La figure du croyant et celle de Ruth en viennent donc à s'identifier, et la bénédiction donnée par les anciens devient une prophétie de la naissance du Sauveur.

Dans une oeuvre précédente, le De fide, l'évêque de Milan avait déjà exprimé les mêmes idées, partir de la lecture de deux affirmations entrecroisées que l'Evangile de Jean met dans la bouche de Jean Baptiste: "Après moi vient celui qui a existé avant moi" et "après moi vient celui dont je ne suis pas digne de porter les sandales". Pour expliquer le sens mystique des sandales, le texte de Ruth semblait évidemment être un point de référence fort utile: "Simple est le récit, mais profond est le mystère; une chose s'accomplissait, une autre s'y trouvait figurée". Le passage des noces tout entier, qui ne pouvait n'avoir que /e seul sens littéral, était lu par Ambroise dans un sens christologique, en relation avec celui qui devait venir du peuple juif et redonner vie à la descendance du peuple mort d'Israël. Dans cette optique, Boaz est le Christ-époux, Ruth est l'Egliseépouse, d'abord pauvre et dépourvue de tout, puis riche de la moisson du Seigneur; l'éventail typologique s'élargit même jusqu'à identifier Noémi avec la Synagogue (De fide III, 10,64-74).

A partir de là, les Pignes fondamentales de l'interprétation chrétienne de ce bref récit biblique dédié à la Moabite paraissent clairement définies et demeureront telles, avec quelques variantes seulement, chez d'autres auteurs importants tels que Théodoret de Cyr ou Augustin. La christologie et l'ecclésiologie sont les deux domaines auxquels il est habituellement fait référence.

Quelques interprétations "excentriques"

Restent à signaler quelques cas "anormaux" par rapport aux éléments que nous avons distingués jusqu'ici. Le premier est lié au nom de Paulin de Note (Carmen XXVII, y. 529-541): Ce que l'Ecriture raconte en ces pages, pense le poète, "semble être une brève histoire, alors qu'elle révèle en réalité les mystères d'une grande lutte: celle de deux femmes de même origine qui sont amenées à se comporter de manière complètement différente. Ruth accompagne la sainte belle-mère que Orpa, elle, abandonne; l'une des brus se montre fidèle, l'autre au contraire infidèle; la première préfère Dieu à la patrie, la seconde, la patrie à la vie". Il s'agit doncd'un récit symbolisant le choix entre le bien et le mal que doit nécessairement affronter toute existence humaine, et de l'opposition entre celui qui s'engage au service de Dieu et celui qui va au contraire se perdre dans le monde. "Et, ajoute Paulin, plût à Dieu qu'un équilibre fût possible entre le nombre de ceux qui trouvent la mort et de ceux qui trouvent le salut". La "voie large" séduit bien des gens, et il est plus facile de se perdre que de se sauver.

Le second cas que nous pourrions citer, nous le trouvons à la fin de rEpitaphium Paulae de SI Jérôme (chap. 31), dans un contexte très soigné pour l'expression et riche de citations bibliques. L'auteur s'adresse à Eustochium, fille de la défunte, cherchant à la rassurer sur le destin immortel de cette femme, certainement bien accueillie dans le ciel du fait de ses mérites. Il écrit: "Ta mère a entendu, avec Abraham, l'appel: Quitte ton pays, ta famille et va dans le pays que je te montrerai (Gn 12,1); elle a entendu, de la bouche de Jérémie, le Seigneur lui ordonner: Fuyez l'enceinte de Babylone et sauvez chacun votre vie (Jr 51,6), et jusqu'au jour de sa mort elle a refusé de retourner en Chaldée et n'a pas regretté les marmites et le jus des viandes d'Egypte (Ex 16,3), mais accompagnée des choeurs des vierges elle a voulu être concitoyenne du Sauveur (Eph 2,19) et, montant de l'humble Bethléem vers les royaumes célestes, elle dit à la véniable Noémi: Ton peuple est mon peuple, ton Dieu est mon Dieu (RI 1,16)".

Ce passage ne peut se comprendre que comme une récapitulation de la vie entière de Paule qui abandonna sa famille et sa ville, Rome, symbole du pouvoir et de la corruption comme le furent la Chaldée et l'Egypte dans les temps bibliques, pour s'adonner une vie ascétique en Terre Sainte. Venue comme étrangère à Bethléem, la sainte est identifiée Ruth, l'étrangère, qui accompagne sa belle-mère lorsqu'elle revient d'exil vers la cité de Juda. Jérôme, cependant, parle de la "véritable Noémi': Au moment de sa mort, alors qu'elle monte au ciel, Paule se tourne vers l'Eglise, qu'elle a accompagnée dans son retour vers la patrie, à l'Est. En ce cas donc, le déplacement des symboles que nous constatons par rapport à la lecture traditionnelle est significatif: une figure-type, telle celle de Paule proposée comme modèle aux autres femmes par Jérôme, est maintenant assimilée à celle de Ruth, tandis que Noémi ne représente plus la Synagogue, mais la communauté même des chrétiens.

Tout cela montre bien la diversité des points de vue, caractéristique de l'exégèse antique qui peut découvrir dans un événement ou dans une figure une réalité, ou exactement son contraire, et aussi la grande capacité d'interprétation des Pères de l'Eglise, cela même lorsqu'il s'agit d'un texte biblique sans résonnances épiques ou poétiques, et assimilable, semble-t-il, à une simple histoire de famille.

Notes
* Elena Giannarelli est chargée de recherche de littérature chrétienne à l'Université de Florence (Département d'études classiques). Elle a publié divers articles et deux livres intitulés: La tipologia lemminile nette biogralia e nella fia cristiana del IV secolo (Roma 1980) et S. Gregorio dl Nissa, La vita di Santa Macrina (Milano 1988).
Cet article est traduit de l'italien.

1. Cf. H. de Lubac: Exégèse médiévale, t. I, Paris 1959, p. 62.
2. Cf. Meliton de Sardes: Edogae, in Eus. Caes.: Hist Ecd, IV, 26,14.
3. Cf. à ce sujet le prologue de Jérôme au Livre de Samuel et aux Livres des Rois, in Biblia sacra iuxta Vulgatam Editionem, éd. R. Weber, t. 2, Stuttgart 1969, p. 364-366.
4. Cf. Le Canon de l'Ancien Testament Sa formation et son histoire (aut. divers), éd. J-D. Kaestli - O. Wermelinger, Genève 1984.
5. Cf. Hippie Rom.: In Ruth, in Hippolyt's Kleinere Exegetische und Homiletische Schriften, heraus. Achelis, Gôttingen 1897, p. 120.
6. Les idées résumées ici se trouvent exprimées par Origène en divers textes qui nous sont parvenus sous forme de fragments. Cf. Fragmenta e catenis in Ruth, PG 12, 989 D; Fragmenta e catenis in Matthaeum, éd. Klostermann - Benz, GCS 41,1, fr. 6 et 7.

 

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