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Daniel, modèle de prière juive et de prière chrétienne
Virginia Sharp
« R. Ammi disait: La prière d'un homme ne reçoit de réponse que s'il prend son coeur dans sa main [s'il sent profondément ce qu'il demande] ainsi qu'il est dit, Élevons nos coeurs dans nos mains [Lam 3,41] » (Ta'an 8a).1
Daniel, les bras levés pour la prière, est une des images les plus fréquemment représentées dans l'art chrétien primitif. Selon la Bible, Daniel a été dans la fosse aux lions pour avoir refusé d'adorer les idoles, et Dieu le sauva de la mort (Dn. 6,16; 14,31). Dans presque toutes les premières représentations de Daniel, celui-ci est montré comme un Orant, debout et les mains levées, dans l'attitude juive traditionnelle de la prière et de la louange, qui fut dans la suite, adoptée par les chrétiens.
La Bible dit clairement que Daniel préférait mourir que d'omettre la prière. Après l'édit du roi Darius défendant de prier aucun Dieu sauf lui-même, Daniel maintient la prière quotidienne. « Il rentra dans sa maison où les fenêtres de la chambre haute étaient ouvertes vers Jérusalem; trois fois par jour il se mettait à genoux, priait et louait son Dieu comme il l'avait fait auparavant » (Dn 6,10). Il est ainsi présenté comme un juif pieux dont la prière est caractéristique de celle des gens de son temps.
Toutefois c'est toujours l'épisode de Daniel dans la fosse aux lions qui est représenté. Juifs et chrétiens ont, les uns et les autres, montré Daniel dans la même attitude de prière. Un fragement de mosaïque du VIe siècle dans la synagogue de Naaran,2 plusieurs sceaux et amulettes juifs représentent Daniel, les bras levés pour la prière, entre deux lions.3 La plus ancienne image chrétienne de Daniel est une fresque du début du He siècle dans la catacombe de Domitille.4 Quoiqu'en mauvais état, la figure de Daniel est nettement celle d'un Orant. Ces représentations devinrent plus fréquentes pendant les trois siècles suivants, et, malgré quelques différences de détails, la posture de prière est toujours maintenue.
La Bible ne parle pas de Daniel comme priant dans la fosse aux lions; les artistes juifs antiques furent inspirés par d'autres écrits.5 Les rabbins de la période post-biblique scrutaient les Écritures, et de l'ensemble des commentaires on voit se tracer une idée plus profonde de Daniel comme d'un homme dont la vie est centrée sur la prière.
Selon la Haggadah, c'est le Shema que David récite dans la fosse. Dans le midrash sur le Psaume 64, que les rabbins interprètent comme une prière de David au nom de Daniel, il est dit:
...Le roi Darius signa le décret et la défense (Dn. 6,9a; 10). Et lorsque Daniel apprit que le décret était signé, il entra dans sa maison; il y avait dans la chambre haute des fenêtres ouvertes du côté de Jérusalem; trois fois par jour il se mettait à genoux et priait (Dn 6,11) disant: Écoute ma voix qui te prie, ô Dieu, protège ma vie contre la terreur de l'ennemi (Ps. 64,1). Quand ils découvrirent Daniel, ils le trouvèrent en prière, ainsi qu'il est dit: Alors ces hommes vinrent tumultueusement et trouvèrent Daniel priant et invoquant son Dieu (Dn 6,12). ... (Si Daniel a en effet agi ainsi, à props d'une prière qu'un homme peut omettre sans redouter d'être frappé par le ciel ou mis à mort par un tribunal, combien plus devrions-nous tenir compte d'autres obligations pour la négligeance desquelles nous méritons d'être frappés par le ciel ou mis à mort par un tribunal!)... Puis le roi se leva dès l'aurore et se rendit en hâte à la fosse aux lions ... il cria d'une voix triste: ... 6 Daniel, serviteur du Dieu vivant, ton Dieu que tu sers sans cesse, peut-il te délivrer des lions? (Dn 6,20; 21). Et, bien qu'il entendit, Daniel ne répondit pas car il lisait le Shema. Alors Daniel dit au roi: 6 Roi, vis à jamais! Mon Dieu a envoyé son ange et il a fermé la gueule des lions (Dn 6,23).6
Ailleurs, dans la Haggadah, une scène semblable est décrite:
Bien que l'ordre ne l'ait pas obligé à commettre un péché, Daniel préféra donner sa vie pour l'honneur du Dieu unique, plutôt que d'omettre ses devoirs religieux envers lui. Lorsque ses ennemis jaloux le surprirent durant ses prières, il ne s'interrompit pas... Le matin à l'aube, Darius courut à la fosse aux lions pour voir quel était le sort de Daniel. Le roi l'appela par son nom, mais n'entendit aucune réponse parce que Daniel récitait le Shema à ce moment-là, après avoir passé la nuit à louer et adorer Dieu. 7
Daniel n'obéit pas seulement à la loi, il va bien au-delà de ses devoirs. Le Halakha ne lui demandait pas de sacrifier sa vie, et bien qu'il fut permis d'interrompre la récitation du Shema pour répondre au roi, Daniel ne se prévalut pas de cet adoucissement. 8
En récitant le Shema, Daniel confesse sa foi judaïque, il regarde Dieu comme le rédempteur et le gardien de son peuple auquel il est toujours fidèle. Il sanctifie le nom du Seigneur en acceptant le martyre, et sa prière l'unit à deux de son peuple qui préfèrent mourir plutôt que d'être infidèles à Dieu. Sans aucun doute, l'interprétation de ces épisodes sur Daniel fut inspirée par le martyr juif Akiba (50-130 après J.-C.) qui, pour sa foi, fut condamné à mort. Alors qu'il était brutalement exécuté par les Romains, il vit se lever l'aurore, l'heure de dire le Shema, selon la Loi. Il mourut en proclamant l'unicité du Seigneur. Beaucoup de martyrs juifs moururent en récitant le Shema pour sanctifier le nom de Dieu. En fait, des siècles après Daniel, R. Asher (12501327) donna un avis sur la prière du Shema, dans ses Règles: « ... et lorsque tu récites le verset qui t'ordonne d'aimer le Seigneur ton Dieu, parle comme celui qui est prêt à donner sa vie et son être pour l'honneur de Dieu accomplissant ainsi les paroles du Chantre: 'A cause de toi nous sommes massacrés tout le jour' (Ps. 44,23). » 9
De même que Daniel inspirait les juifs en témoignant du pouvoir de la prière et de la louange, ainsi les premiers chrétiens virent en lui un exemple à suivre. Leurs nombreuses peintures le représentant prouvent sa popularité dans la communauté chrétienne primitive. Dès le début de sa carrière d'exégète, Hippolyte écrivit un commentaire sur Daniel (202-204 après J.-C.), c'est la plus ancienne exégèse chrétienne conservée sur ce livre. Comme les rabbins, il considère que la prière est le centre de la vie du croyant. Il vaut mieux mourir, dit-il, que de se soumettre à des ordres interdisant le culte de Dieu et la prière:
Nous devons contempler la piété du bienheureux Daniel. Quoiqu'il ait paru très engagé dans les affaires du roi, il ne fut pas moins fidèle à la prière quotidienne, rendant à César ce qui était à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Mt 22,21). Peut-être me direz-vous: Hé bien! n'aurait-il pas pu prier Dieu pendant le jour dans le fond de son coeur et, pendant la nuit, se recueillir secrètement chez lui, comme il le désirait, sans s'exposer au danger? Oui, mais il ne voulut pas agir ainsi, parce qu'alors les ministres et les satrapes auraient pu dire: Que vaut sa crainte de Dieu puisqu'il a peur de l'édit du roi et se soumet à ses ordres? Et ils étaient prêts à porter une accusation contre lui, celle d'infidélité.. 10
Les artifices du démon sont toujours ingénieux lorsqu'il s'agit de trouver les moyens de persécuter, d'opprimer et de renverser les saints pour les empêcher d'élever, dans la prière, leurs pieuses mains vers Dieu (I Tm 2,8; 2,1-2) car le démon sait que la prière des saints donne la paix au monde et le châtiment aux malfaiteurs. De la même façon, lorsque, dans le désert, Moïse levait ses mains, Israël était vainqueur et lorsqu'il les abaissait Amalek l'emportait (Ex. 17,11). Il en est de même pour nous aujourd'hui: quand nous cessons de prier l'adversaire domine sur nous et quand nous nous accrochons à la prière la force et le pouvoir du mal restent inefficaces.11
Comme dans les commentaires juifs, Hippolyte souligne que Daniel va au-delà de la lettre de la Loi. Il n'est nullement surprenant que les premiers chrétiens aient été inspirés par cet héros juif qui montrait une telle confiance en Dieu, qui préférait le louer dans le danger plutôt que de le renier, et qui fut sauvé de la mort par le Seigneur. Il devint un symbole de la prière biblique aux yeux des chrétiens qui pouvaient s'attendre à la persécution et à la mort.
* Mademoiselle V irginia Sharp A.L.A. est, depuis 1970, responsable de la bibliothèque du Centre SIDIC ainsi que chargée d'établir la bibliographie correspondant aux divers thèmes traités dans la revue.
1. Babylonian Talmud, éd. I, Epstein, London, Soncino Press, 1961.
2. E.R. GOODENOUGH, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, New York: Pantheon Books for Bollinger Foundation Inc., 1953-1968, vol. 3, N° 642.
3. Ibid., Vol. 2, p. 223.
4. G. WILPERT, Roma sotterranea: le pitture delle catacombe romane, Roma, Desclée Lefebvre et Cie., 1903, vol. 2, Table V.
5. Encyclopaedia Judaica, Jérusalem, Keter, 1971, vol. 5, p. 1275.
6. The Midrash on Psalms, ed. W.G. Braude, New Haven, Yale University Press, 1959, vol. 1, p. 526-528.
7. L. GINZBERG, The Legends of the Jews, Philadelphia, Jewish Publication Society of America, 1971, p. 429.
8. Ibid., vol. 6, p. 435.
9. A.E. MILLGRAM, Jewish Worship, Philadelphia, Jewish Publication Society of America, 1971, p. 429.
10. Hippolytus, 3,22a. Voir HIPPOLYTE, Commentaire sur Daniel (Sources chrétiennes), Paris, Cerf, 1947, (traduit par M. Lefèvre).
11. Ibid., 3,24.