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L'ombre de la croix
Miehael Hilton
La croix vue comme une menace
En septembre 1989, le « Jerusalem Post » faisait paraître le rapport d'une famille qui venait de se rendre à Auschwitz, disant combien ses membres avaient été heurtés et horrifiés en découvrant, sur l'un des sites qu'ils visitaient, l'ombre d'une croix de 2,50 mètres de haut. L'auteur évoquait son enfance en Pologne où la croix était portée en tête des cortèges funèbres, et où chacun était censé s'agenouiller à son passage. En tant qu'enfant juif, il avait essayé de fuir ces manifestations; plus tard, il avait survécu aux terreurs de l'ère nazie, et maintenant, que voyait-il en visitant Auschwitz? une croix.
Ce récit manifeste une peur de la croix profondément enracinée, et très courante chez les juifs contemporains. On en parle rarement, mais elle existe. En ma qualité de rabbin en charge d'une communauté, je rencontre souvent des juifs d'un certain âge qui décident de se rapprocher de la synagogue pour être sûrs d'avoir des funérailles juives. Lorsque je discute de la question avec eux, je m'aperçois souvent qu'ils sont terrifiés è l'idée qu'on pourrait organiser pour eux des funérailles chrétiennes; et lorsqu'on leur demande ce qui les gêne dans les funérailles chrétiennes, ils répondent souvent: « la croix ».
Etant donné les relations étroites qui existent aujourd'hui entre certaines organisations juives et bon nombre d'Eglises chrétiennes, j'ai eu bien des occasions d'assister à des conférences ou à des retraites inter-confessionnelles dans des églises ou des centres de retraite. A ces occasions, il n'est pas rare d'entendre des juifs affirmer tranquillement le malaise qu'ils éprouvent devant les grandes images de la croix ou devant les petites croix suspendues dans les chambres. Ils sont souvent incapables d'expliquer leurs craintes, mais il est clair que celles-ci sont profondément enracinées en eux. Une histoire analogue est rapportée par le Révérend E.H. Flannery dans l'introduction à son livre: L'angoisse des juifs. Il raconte que, se promenant un jour à New York avec une jeune femme juive vers le temps de Noël, celle-ci s'écrie tout à coup à la vue d'une grande croix: « Cette croix me fait frémir — c'est comme une présence du mal! » (1).
Qu'est-ce qui, dans une croix, peut susciter une telle frayeur? Le récit de la famille juive visitant Auschwitz nous en donne une idée: pendant des siècles, la croix a été pour le juif symbole de terreur et de persécution. De nos jours c'est la croix gammée, adoptée par les Nazis, que nous regardons comme le principal symbole anti-juif; jadis, c'était la croix. Les histoires contemporaines que je viens de rapporter montrent que la terreur de la croix est encore bien vivante dans le monde juif.
AU LONG DE L'HISTOIRE
L'histoire de l'antisémitisme et de la persécution des juifs par les chrétiens est une longue et triste histoire que je n'ai pas l'intention de reprendre ou de résumer ici. Le lecteur peut consulter n'importe quelle « Histoire des Juifs », ou l'ouvrage spécialisé, en 4 volumes, de Léon Poliakov: Histoire de l'antisémitisme (2). Parmi les événements historiques, deux surtout intéressent notre sujet: le premier, ce sont les Croisades et le second, l'Inquisition espagnole.
Les Croisades
Les croisés étaient partis de divers pays pour des expéditions dont le but officiel était de reprendre la Terre Sainte aux musulmans « infidèles »; or, en bien des occasions, la première tâche accomplie dans cette expédition, et la plus importante, fut le massacre des juifs rencontrés en chemin. Les troupes étaient souvent indisciplinées et se livraient au pillage et au meurtre, actes que les autorités ne commandaient pas, mais qu'elles étaient impuissantes à empêcher. Les massacres furent manifestement l'oeuvre de la populace, s'appuyant sur le fanatisme religieux. On estime à dix mille le nombre de juifs qui périrent ainsi entre janvier et juillet 1096, soit un quart, voire un tiers sans doute, de la population juive d'Allemagne et du Nord de la France à cette époque. Lorsque les croisés s'emparèrent de Jérusalem, le 15 juillet 1099, un terrible massacre s'ensuivit: le premier geste des nouveaux souverains chrétiens de la ville fut de mettre le feu aux synagogues, avec les juifs à l'intérieur.
La croix était l'emblème des croisés, et on la voit représentée, dans les peintures ou les sculptures, sur leurs boucliers et leurs tuniques. Les chroniqueurs juifs de la période des Croisadesemploient le terme de « signe maléfique » pour désigner la croix.
La chrétienté médiévale nous a légué beaucoup d'autres exemples de cette croix vue comme « signe maléfique ». Dans un livre intitulé: Christians and Jews, Roland de Corneille décrit une croix romane provenant de l'Abbaye de Bury St Edmunds, exécutée en 1280 et acquise par le « Metropolitan Museum of Art » de la ville de New York. On peut y voir 108 dessins et plus de 60 inscriptions, en latin et en grec, dont le propos consiste essentiellement à avilir et à railler les juifs; on y trouve des expressions telles que: « Juifs assassins du Christ ».
A partir du 14ème siècle, on voit se multiplier les représentations de « Mystères », souvent antisémites, tel le Alsfelder Passionspiel bavarois qui comporte une scène de crucifixion en plus de 700 vers, au cours de laquelle les bourreaux ne cessent d'inventer de nouvelles tortures, tandis que les juifs présents se réjouissent et se moquent de Jésus de toutes les manières imaginables. Dans les sermons, les traités et les oeuvres d'art de l'époque, la crucifixion est présentée avec force détails sanglants et impressionnants — et ce sont les juifs qui sont les bourreaux.
L'INQUISITION
L'Inquisition est le nom donné à un tribunal spécial permanent de l'Eglise catholique, créé au Moyen-Age pour poursuivre et combattre l'hérésie. L'Inquisition espagnole a débuté en 1481: elle avait pour principal objectif de pourchasser ceux qui vivaient ouvertement en chrétiens, mais pratiquaient le judaïsme en secret. Elle se perpétua pendant 350 ans et fit sa dernière victime en 1826.
Les règles de l'Inquisition étaient conçues de manière à exclure tout témoin susceptible d'apporter une aide aux prisonniers, et les preuves fournies étaient des moins convaincantes: un simple souci de propreté corporelle pouvait suffire pour faire accuser un homme d'être juif ou musulman, et lui faire perdre ainsi la vie. On avait souvent recours à la torture pour extorquer des aveux, et il n'était pas rare que l'on torture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les arrêts de l'Inquisition étaient proclamés au cours des « autodafés » (actes de foi): ces cérémonies publiques se déroulaient sur la grand'place des villes, les jours de grandes fêtes.
La célébration commençait par une procession, croix en tête, suivie par le clergé de la ville. Derrière, marchaient les inculpés, dont un bon nombre devaient porter une longue tunique jaune barrée d'une croix noire. Ceux qui étaient condamnés au bûcher étaient affublés de dessins grotesques représentant des démons jetant les hérétiques en enfer. Au terme d'un long sermon injurieux, l'arrêt était rendu, puis exécuté. Lorsque les condamnés devaient être brûlés, on considérait comme un devoir religieux d'importance de mettre le feu au bûcher, et ce geste était souvent accompli par des princes de passage. Aux 16ème et 17ème siècles, l'autodafé devint un grand spectacle public en Espagne et au Portugal, rivalisant avec les courses de taureaux pour l'attrait exercé sur le peuple. Pour l'ensemble de la période de l'Inquisition en Espagne, on compte 31.912 exécutions par le feu et 291.450 personnes qui, s'étant « repenties », se virent infliger des peines moins lourdes.
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Pourquoi les excès du passé devraient-ils nous importer aujourd'hui? En 1993, nous allons célébrer le centenaire du mouvement inter-religieux, et il est vrai que de grands et durs efforts ont été faits pour détruire les barrières et les préjugés qui, autrefois, divisaient tant de croyants; mais les préjugés sont longs à déraciner des mentalités populaires. Au cours d'une récente interview à la BBC, on demandait au Dr. Jonathan Sacks (qui sera l'an prochain Grand Rabbin de Grande-Bretagne et du Commonwealth): « Pourquoi, selon vous, observe-t-on aujourd'hui une recrudescence d'antisémitisme en Grande-Bretagne? ». Il manifesta d'abord sa perplexité: « Je ne sais vraiment pas », dit-il; mais il ne tarda pas à ajouter:
« Dans une certaine mesure, il est difficile au christianisme et à l'Islam de concevoir un monde dans lequel les juifs jouissent de leur intégrité. En dépit des grands efforts accomplis dans le cadre du dialogue interconfessionnel, il semble qu'on ne soit pas encore parvenu au stade où il soit évident que les juifs ont le droit d'être juifs. Tant que ce genre de préjugé religieux demeurera enraciné, des risques d'antisémitisme subsisteront ».
Le rabbin Sacks ne signale pas que, tout comme nombre de chrétiens s'en tiennent aux vieilles idées reçues, bon nombre de juifs aussi conservent de nos jours les craintes du passé. Seule une profonde compréhension peut mener à une véritable réconciliation.
Notes
* J Hilton est rabbin à la Synagogue réformée « La Menorah » de Manchester. Cet article est traduit de l'anglais.
(1) Cf. art. de E.H. Flannery à la page 5 de cette revue.
(2) Léon Poliakov: Histoire de l'Antisémitisme, éd. Calmann Lévy, Paris 1955.