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La Jérusalem céleste dans la tradition chrétienne
Cl.-E. Florival
Il n'existe pas jusqu'ici d'étude consacrée au thème de la Jérusalem céleste dans la tradition chrétienne post-biblique. Le sujet est trop complexe pour qu'il soit possible de le traiter en un bref article. Supposant connu son enracinement dans la théologie des deux Testaments, nous nous contenterons ici d'en dégager les principales articulations, en relevant autant que possible l'originalité par rapport à la perspective juive.
I. La « nouveauté » chrétienne.
Considéré dans ses éléments constitutifs, le thème de la Jérusalem céleste apparaît déjà tout formé dès le Nouveau Testament (Ga 4, 25ss; Hb 12, 22; 13, 14; Apoc 21-22). La tradition chrétienne le reprendra jusqu'à nos jours (Vatican II: Lum. Gt. 6; 9; 13; 50; Sacr. Ccil. 6; Nostr. Aet. 1; 4) sans y ajouter rien d'essentiel. Dès le 13e siècle du reste, la figure a perdu la puissance incantatoire du symbole pour se dégrader en stéréotype, image pieuse qui se conserve comme un dépôt inerte.
Dans le Nouveau Testament lui-même, le thème ne présente matériellement rien d'original par rapport à la tradition juive. On y retrouve la Jérusalem historique, tout à la fois politique (cité de David, capitale du Royaume et du Peuple de l'Alliance élu d'entre toutes les nations: Ps 76, 132) et sacerdotale (Temple de Salomon qui en fait le lieu de la double bénédiction, celle de la Gloire et de la Shekhinah, Présence de Dieu au milieu de son Peuple, et celle d'Israël, rendant grâce, gloire et témoignage au Saint, à l'image des anges et à la face des nations: Ps 121); on y retrouve la Jérusalem messianique annoncée par les prophètes (le Mont Sion, centre du monde, manifestation de la Loi et de la Gloire de Dieu jusqu'aux extrémités de la terre pour le rassemblement de tous les peuples dans la confession du Nom: Is 2; 49; 54; 60; Ez 48; Ps 87), et finalement la Jérusalem des Apocalypses (exemplaire céleste, préexistant, jusqu'où doit s'élever la Jérusalem terrestre ou qui doit descendre du ciel pour se substituer à elle: Hén 90, 29; IV Esdr 10, 29-54; II Bar 4, 1-7; cf. Ex 25, 40; Dn 7; Si 24). La dynamique même qui dans le Nouveau Testament relie ces différentes dimensions, terrestre et céleste, de la figure de Jérusalem continue celle de la représentation juive. Quelle est donc sa nouveauté?
Elle se reconnaît d'abord au resserrement interne des différentes harmoniques du thème (l'eschatologique est déjà au coeur de l'histoire et la Cité céleste s'édifie déjà sur terre) et à son élargissement à des thèmes connexes (Cité/Femme: tout à la fois vierge, épouse et mère); englobé (Temple) ou englobants (Royaume, Création, Paradis: cf. Gn 1-2). Mais cette convergence et cette récapitulation sont l'expression d'une nouveauté plus radicale et seule décisive. La réalité qu'exprime Jérusalem, ne se comprend plus à partir d'une ville concrète, Cité de David devenue centre géographique et religieux de l'Alliance mosaïque, « nombril du monde » où se projette sur la terre la Cité des « saints » qui adorent le Saint dans le ciel (Dn 7, 13s), elle se comprend à partir de la communauté des disciples du Christ que l'Esprit fait, dès ici-bas, concitoyens des saints dans la Cité céleste (Ep 2, 19-22): communauté mystique qui, Peuple de Dieu, Epouse et Corps du Christ, Temple de l'Esprit, apparaît comme le sacrement et la semence du Royaume des cieux sur la terre. C'est à ce titre qu'elle accomplit la vocation sacerdotale et prophétique de Jérusalem: « bâtie comme une ville où tout ensemble fait corps » (Ps 122). Réalité fondamentalement concrète peu à peu élevée à la dignité de symbole dans le judaïsme, Jérusalem est d'emblée symbole dans le christianisme, une figure parmi d'autres d'une réalité autre, qui n'est plus ville, mais communion avec Dieu dans l'Esprit du Christ.
Deux faits rendent compte de cette transposition. Tout d'abord et radicalement, le fait Jésus: C'est en la personne du Fils de l'Homme (Dn 7, 13s, 39s) que s'achève le destin de Jérusalem qui, tout orientée vers lui, s'est pourtant refusée à l'accueillir (Mt 21, 23, 39; Hb 13, 12), autant que son destin à lui s'achève en elle (Lc 9, 31 « Son 'exode' qui devait s'accomplir en Jérusalem »); mais en même temps qu'elle l'établit lui-même comme Temple véritable (Jn 2, 21; Ap 21, 22) sa Pâque le constitue pierre angulaire du Temple spirituel qu'est désormais la communauté messianique et sacerdotale de ses disciples (1 P 2, 4-10), qu'il rassemble en son Corps pour rendre au Père le culte qui se célèbre désormais non plus dans une Jérusalem terrestre, mais « en Esprit et Vérité » (Jn 4, 20-26). Se comprenant à partir de lui et en lui, l'Eglise hérite avec lui et en lui de tous les titres messianiques qu'il a personnalisés en les récapitulant en sa personne — ou qui sont complémentaires des siens — Vierge, Epouse, Mère. Jérusalem est précisément l'un de ceux-ci.
En second lieu, la rupture avec le judaïsme et ses répercussions dans la crise judéo-chrétienne, puis la chute de Jérusalem dans laquelle, a posteriori, l'Eglise croit reconnaître l'accomplissement du jugement eschatologique de Jésus (Mt 21, 40-43; 22, 7-10; 24 et par.) manifestent à ses yeux la substitution, dans le plan de Dieu, de la communauté chrétienne à la « Jérusalem selon lachair » comme réalisation concrète et déjà actuelle du Règne de Dieu. En même temps que, de par la volonté même de Jésus ressuscité, la mission commence, à la Pentecôte, à partir de Jérusalem (mais l'Esprit Saint y « descend du ciel »: Ac 2, 2) pour s'étendre « à la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8 et le plan même des Actes 1-28), la communauté chrétienne se retrouve en condition de pèlerinage « hors du camp »: A l'image de Jésus, crucifié « hors des portes » elle « n'a pas ici-bas de cité permanente », mais poursuit son chemin « en quête de la cité future » (He 13, 12-14), déjà établie en elle par la foi (He 12, 22; Ep 2, 19-22; Ph 3, 20ss). Dans cette perspective polémique, la dialectique de la Jérusalem terrestre et de la Jérusalem céleste recouvre celle de la chair et de l'esprit, de l'esclavage de la Loi et de la liberté de la foi, de la vétusté juive et de la nouveauté chrétienne. Nouvelle Eve, Mère des vivants, c'est l'Eglise qui est la Jérusalem d'en haut (Ga 4, 25-31; cf. Gn 3, 20; Ps 87, 5).
Avec l'extension de la mission aux nations: jusqu'au centre politique (Rome), jusqu'aux extrémités géographiques de l'Oikoumenè — la terre habitée —, l'Eglise y découvre la figure de sa « catholicité » et le symbole de son affranchissement à l'égard du Pays d'Israël. Mais en même temps, la Cité qu'elle affronte et qui la persécute n'est plus la Jérusalem terrestre: c'est Babylone (1 P 5, 13; Ap 17s), figure de l'Empire, du Monde et de Satan. Accomplissant ainsi en la radicalisant la tradition confessante et missionnaire d'Israël, d'Abraham aux Apocalypses (He 11-12), elle se trouve engagée dans une nouvelle dialectique, celle qui oppose à la Grande Prostituée et à la Bête, à la Cité d'en bas, terrestre, idolâtre, orgueilleuse de sa puissance charnelle, la Cité d'en haut, Vierge parée comme une épouse pour l'Agneau, revêtue de la puissance victorieuse de Dieu (Ap 21, 2). C'est déjà l'opposition des deux Cités et des deux Etendards qui concrétise celle de la chair et de l'Esprit (Ap 12-14; 17-22).
Cependant, sous la double antithèse symbolique qui situe l'Eglise par rapport à l'extérieur — l'une surtout par rapport à ses origines, l'autre par rapport à son présent —, s'en manifeste une troisième qui la définit de l'intérieur, en la situant par rapport à son « mystère » essentiel (Rm 16, 25s; Ep 3, 4-11), ou plus précisément par rapport à la réalité eschatologique du Royaume en qui elle est appelée à s'achever en même temps que dès à présent il se construit en elle. Cette troisième dialectique, celle de l'Eglise et du Royaume, est sous-jacente aux deux premières. S'édifiant en effet dans l'histoire, la Jérusalem selon l'Esprit s'y trouve affrontée à la chair à l'intérieur même de la communauté chrétienne concrète, qui ne cesse de revivre dans ses membres la crise de ses origines (cf. la crise judéo-chrétienne: Ga 3, 1-5) et la tentation du Monde où elle baigne (Ap 2-3). C'est dire que la Jérusalem terrestre et Babylone renvoient l'Eglise à elle-même, figures extérieures (comme la paille pour la poutre: Mt 7, 3) de ce qui retient encore (2 Th 2, 7) la communauté historique du Peuple de Dieu d'être l'expression achevée de la Cité de Dieu, le Ciel sur la Terre, l'Epouse immaculée de l'Agneau. C'est ce qui explique que, dans le monde, sans être du monde (1 Jn 17, 14-19), l'Eglise poursuit son pèlerinage, son combat et son édification.
II. Les avatars chrétiens de la Jérusalem céleste.
C'est par l'exemple de Jérusalem que Cassien, au début du 5e siècle, résume la doctrine déjà classique des quatre sens de l'Ecriture: Le sens historique, ou charnel, renvoie à la cité des juifs. Le sens spirituel se subdivise en trois: allégorique (dévoilant le mystère), c'est l'Eglise du Christ; anagogique (s'ouvrant sur l'eschatologie), c'est « la cité céleste qui est la mère de nous tous »; tropologique (actualisant pour la liberté morale), c'est « l'âme humaine qui est souvent louée ou admonestée par le Seigneur » (Coll. 14, 8). Exégèse si commune désormais qu'on la retrouve jusque chez Luther (in Ga 4, 25).
Il est caractéristique que l'Eglise, fût-ce comme communauté apostolique de Jérusalem, n'apparaisse pas sous le premier sens. Si l'Eglise s'applique le titre de Jérusalem, c'est en le comprenant exclusivement comme symbole. La tentation n'a pourtant pas manqué d'attendre la Parousie aux lieux mêmes de l'Ascension, et l'établissement du Royaume sous la forme d'une restauration de la Jérusalem terrestre pour une ère messianique de mille ans (millénarisme de Cérinthe, Irénée, Montan, Tertullien, Méliton: 2e et 3e siècles). Mais Jésus avait prévenu de telles imaginations. La Parousie du Fils de l'Homme pour l'instauration définitive de son Royaume sera aussi imprévisible et universelle que l'éclair qui fulgure de l'Orient à l'Occident (Lc 17, 20-23; Mt 24, 23-27). Si l'on trouve donc une référence de l'Eglise à la Jérusalem concrète, ce n'est pas que l'Eglise s'identifie à elle, c'est qu'elle s'y reconnaît à l'origine; mais cette origine est pour elle essentiellement chrétienne, qu'il s'agisse des lieux saints de la vie, de la passion et de l'« exode » de Jésus, mémorial de sa Pâque que représente le Saint-Sépulcre, ou qu'il s'agisse de la communauté apostolique que commémore l'Eglise post-constantinienne de Jérusalem, « Mère de toutes les Eglises » (Concile de Constantinople, cf. Irénée).
C'est au sens spirituel que Jérusalem signifie l'Eglise: Représentation essentiellement symbolique, et qui explique que son efflorescence coïncide, dans la tradition chrétienne, avec l'ère de la pensée symbolique qui trouve dans Platon l'exégète « naturellement chrétien » de la typologie biblique. Vivace jusqu'à nos jours en Orient, elle se dessèche en Occident dès le 13e siècle, avec l'avènement de la pensée causale, conceptuelle ou positive.
Le filon central de cette herméneutique suit une ligne proprement ecclésiale, où l'allégorie tend à se confondre avec l'anagogie: « Cette cité, c'est la Sainte Eglise qui, appelée à régner dans les cieux, œuvre encore sur la terre » (Grégoire le Grand; cf. Ez 2, 15). Elle regroupe tous les thèmes bibliques qui, d'Isaïe et des Psaumes à l'Apocalypse, convergent vers la Jérusalem messianique: Vierge, Epouse, Mère qui enfante (baptême), nourrit (prédication, eucharistie), « élève » (conversion, foi, charité, quête de Dieu), Tour, Ville qui rassemble dans la Paix, « où tout ensemble fait corps », Paradis de la nouvelle Création, Cité angélique et sacerdotale (culte). Dans cette convergence, elle initie l'humanité à la célébration de la liturgie eschatologique et cosmique, récapitulation spirituelle de tout et de tous dans le Christ, et du Christ en Dieu. Des Pères apostoliques (Papias, Hermas) au Moyen Age (et jusqu'à nos jours en Orient), cette herméneutique passe par tous les grands témoins de la tradition patristique: Irénée, Clément d'Alexandrie, Origène, les Cappadociens, Cyrille d'Alexandrie, Augustin, Grégoire le Grand, Bède, Bernard de Clairvaux, et la liturgie la prolonge jusqu'à nous dans le cadre d'une architecture et d'une iconographie qui, byzantines, romanes ou gothiques (et jusqu'à l'Angelico au moins), font de l'église un microcosme de la création rachetée, symbole sur terre — édifié dans la pierre, l'espace et la lumière — de l'Eglise, Jérusalem céleste (carré, cercle et croix du plan, édifice, coupole, voûte étoilée, colonnes, pierres précieuses, vitraux, rosaces rayonnant de la Gloire du Soleil Levant, procession de l'Ancien et du Nouveau Testament rassemblant le peuple de Dieu et l'acheminant, dans la célébration et les chants de ce mystère même, vers l'Agneau et le Pantocrator entouré de la cour des anges et des saints, sur le fondement des Apôtres et des Prophètes). Car en même temps que la liturgie interprète ce cadre de pierre à la lumière de la Cité de Dieu (l'office de la dédicace et tout spécialement l'hymne Urbs Hierusalem beata en ramasse tous les thèmes en une admirable synthèse théologique et mystique), elle y conforme l'assemblée chrétienne en tournant ses yeux vers Jérusalem du début de l'Avent à la procession ultime de la sépulture (In Paradisum).
Un autre filon cependant double le premier. S'il use allègrement de la méthode allégorique, il développe le sens tropologique, dans une ligne plus individuelle de l'âme qui est elle-même de la « Cité supra-céleste » (Grégoire de Nysse), ou de l'âme qui est elle-même Vierge, Epouse, Cité et Temple du Christ, du Verbe, de Dieu. Acclimatant Philon à la tradition chrétienne, il décrit la recherche de Dieu dans une perspective mystique de dépassement et d'ascension. D'inspiration et d'anthropologie largement platoniciennes (parties de l'âme, éros, degrés de purification et de «contemplation»), elle s'élabore pourtant sur la base de l'expérience chrétienne de la conversion au Dieu Vivant et selon le symbolisme biblique de l'Epouse, du Royaume, de Jérusalem. Toutefois, dans la tradition de Clément d'Alexandrie, d'Origène, de Grégoire de Nysse et de Denys, le thème de Jérusalem tend à s'abstraire ou à s'intemporaliser dans le thème de la Cité des anges, de l'ascension de la Montagne Sainte, du retour au Paradis où se scellent les épousailles de l'âme et du Verbe: la contemplation de Dieu se cherche dans le dépassement de tout le créé. On comprend que la quête monastique s'inscrive naturellement dans cette perspective, mais sous une forme moins marquée par l'intellectualisme platonicien. Le monachisme occidental en particulier va bénéficier de la tonalité nettement affective qu'Augustin et Grégoire le Grand donnent à la recherche de Dieu. Le premier avait réussi à maintenir étroitement unies l'interprétation ecclésiale et celle de la quête personnelle de Dieu, comme du reste en celle-ci, la part du coeur et celle de l'esprit dans la contemplation. Mais c'est à Grégoire surtout que le monachisme médiéval doit la note de tension soutenue, de tendre nostalgie et de lyrisme intarissable qui, si spontanément, lui fait dire sa recherche de Dieu en termes de faim, de soif et de désir — de désir de voir Jérusalem, de pouvoir s'y fixer en esprit, —y devenant dès ici-bas concitoyen des anges dans la contemplation, la fruition et la louange sans fin de la beauté de Dieu. Comme l'Eglise, le monastère figure déjà la Jérusalem céleste, la Cité sainte des anges au coeur du Paradis. Ce n'est pas par hasard que La Quête du Graal est l'oeuvre d'un moine.
Cette nostalgie de la Jérusalem céleste permet du reste de comprendre la nostalgie de son accomplissement terrestre. Si l'on a renoncé aux représentations « charnelles » du millénarisme, on reste hanté par le désir de contempler la Jérusalem terrestre comme origine et prophétie. C'est cette hantise des lieux saints consacrés par Jésus qui, dès la conversion de Constantin, édifie en Terre Sainte les grandes basiliques; c'est elle qui inspire à Ethérie de s'y rendre en pèlerinage, comme à Jérôme, à Paule et aux deux Mélanie d'y enraciner leur quête monastique; et la liturgie qui s'y célèbre édifie l'Eglise dans l'attente de la Jérusalem céleste en « représentant » cultuellement en son lieu même la victoire que Jésus a remportée pour elle (cf. la conclusion de la dernière Catéchèse baptismale de Cyrille de Jérusalem, 18, 34, et le discours sur lequel s'achève pratiquement l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe, 10, 43). Fallut-il que la nostalgie fût profonde et persistante, pour déclancher la première croisade et instaurer le Royaume latin de Jérusalem dès que l'invasion turque eut compromis la liberté des pèlerins, que la conquête arabe n'avait pas affectée? Parce qu'elle est « le nombril du monde, cité royale au centre de l'univers », le pape Urbain II convoque le monde chrétien à se croiser pour une guerre sainte qui, sur les lieux mêmes de cette Jérusalem terrestre, doit remporter la victoire du Royaume de Dieu contre les puissances du Monde. Mieux que le pèlerinage, et prêchée par un moine, la croisade va au-devant du Christ pour hâter l'accomplissement du Règne; elle restaure l'idéal du témoignage par le sang au coeur de la quête mystique. Dans la quête du Graal, le chevalier prend le relais du moine, comme du reste l'humanité de Jésus prend peu à peu le pas sur sa divinité dans la piété populaire.
En même temps, ce retour aux origines est un retour aux sources de la « vie apostolique » (cf. Ac 2,42-47; 4,32-35) — naissance des Ordres mendiants, François d'Assise et les « spirituels » — et cet évangélisme relance pour un temps le vieux rêve millénariste dont Joachim de Flore est le dernier témoin charismatique avant le revival des sectes. Ce rêve, le symbolisme de l'idéal théocratique médiéval le transpose à sa façon au coeur de la réalité immédiate, dans une certaine confusion du Royaume de Dieu, de l'Eglise institutionnelle et de la société chrétienne, dont la conquête de la Jérusalem terrestre devait acheverl'identification. La politique elle-même ne se comprendrait pas sans le mythe messianique de la chrétienté: « Si je t'oublie, Jérusalem...! » (Ps 137,5).
Et pourtant, moins d'un siècle après sa conquête par les croisés, la chute de Jérusalem consacre, plus encore qu'une défaite militaire, une désaffection secrète du coeur et de l'esprit. Dès ce moment, l'évolution des mentalités et de la société en Occident fige la vie profonde des symboles, et déjà, désacralise le monde des causes secondes, de la logique et de la politique. L'essor de la pensée juridique et scolastique inaugure un langage nouveau, et la naissance des nations détourne de l'idéal théocratique et messianique de la Cité de Dieu et de la chrétienté. En théologie, la doctrine des quatre sens se conserve formellement, mais n'est plus qu'un organe témoin. La dialectique de la Jérusalem céleste et de l'Eglise historique fait place à la distinction, fort appauvrie, de l'Eglise militante et triomphante (saint Thomas; in Ga 4,5) ou à celle de l'Eglise visible et invisible (Calvin; Inst. Chrét. 10,4,7). L'accent se porte toujours davantage sur la réalité terrestre de l'Eglise. A peine le catéchisme de Trente et les traités dogmatiques évoquent-ils encore Jérusalem: simple mention dans une liste matérielle d'images de l'Eglise. Au plan de l'institution, la dislocation de l'idéal de chrétienté ne porte pas atteinte à l'interprétation du mythe millénariste en fonction de la croissance terrestre de l'Eglise, que l'on identifie du côté catholique, avec l'avènement progressif du Royaume de Dieu sur la terre (Nicolas de Lyre). Les protestants, quant à eux, accusent certes très nettement la distinction entre l'Eglise et le Royaume, mais pour soumettre l'Eglise à l'Etat (Luther) ou pour l'organiser comme une citadelle (Calvin). Si la figure idéale de Sion y survit, c'est en marge de la théologie et de l'institution des Eglises établies, dans le piétisme populaire des chorals et des négros, ou dans l'exubérance des sectes. Quant à la Jérusalem concrète, il y a belle lurette qu'elle est aux mains des Turcs.
Au terme de cette histoire, la sémantique de Jérusalem révèle quatre niveaux: Cité céleste, elle est pratiquement synonyme de Royaume ou de Paradis, récapitulation de tous dans la communion avec Dieu. Mais cette Cité céleste s'édifie déjà sur terre en une cité terrestre métaphorique: c'est l'Eglise historique, communauté concrète des fidèles ou institution chargée de les rassembler dans le Christ. Quant à la Cité de Jérusalem, c'est assurément une ville de Palestine, capitale géographique et religieuse (aujourd'hui politique) d'Israël; mais du point de vue de la foi, c'est d'abord, pour le chrétien, le lieu où s'accomplit le salut aux origines de l'Eglise, la Jérusalem de Jésus et des Apôtres et de leurs vestiges: les lieux saints de la Passion, de la Résurrection et de la Pentecôte. Cependant, cette Jérusalem, c'est encore, pour la foi, la Cité de David et du peuple d'Israël, lieu du Temple et de la Terre Sainte; mais c'est un fait: la tradition chrétienne ne la reconnaît telle qu'au passé, et comme un passé dépassé; la Jérusalem juive a disparu avec le Temple, à l'aube de l'ère chrétienne qu'elle a vu éclore en elle pour s'élargir aux dimensions du monde.
IIl. Un nouveau regard.
Deux séries d'événements plus ou moins récents viennent de donner, cependant, un regain d'actualité au thème théologique de Jérusalem, et de la Jérusalem juive tout particulièrement. La première relève du renouveau de la théologie biblique, avec l'attention nouvelle qu'elle prête à l'« Ancien Testament », à l'originalité de la foi juive et du fait juif, telle qu'elle ressort on seulement des livres canoniques, mais de la tradition vécue d'Israël, telle qu'elle apparaît aux origines chrétiennes et qu'elle ne cesse de se rappeler, bon gré mal gré, à la conscience chrétienne, en témoignage de son élection première. La seconde série d'événements, préparée par l'examen de con_ science auquel les massacres nazis et l'appel de Jules Isaac ont convié les communautés chrétiennes, s'est précisée avec les discussions du texte conciliaire sur les juifs, avec le pèlerinage de Paul VI à Jérusalem, et s'est précipitée avec la Guerre des Six Jours et ses suites, politiques et idéologiques. Pour la première fois depuis la crise judéo-chrétienne, la question de Jérusalem n'est plus seulement, pour la conscience chrétienne, celle de la dialectique de la Cité céleste et de l'Eglise historique institutionnelle, sacramentelle et mystique; c'est celle du rapport entre l'Eglise et la Jérusalem terrestre, c'est celle du rapport entre l'Eglise et la Terre d'Israël en tant que celui-ci demeure, par la grâce de Dieu, le Peuple premier-né de l'élection et de la promesse.
Une nouvelle question se pose à la conscience chrétienne, ignorée des textes polémiques du Nouveau Testament et de la tradition patristique, mais incluse dans la substance, dans la chair même du fait chrétien et de Jésus — dans cette chair où la tradition chrétienne de la foi ne cesse de s'enraciner et de se ressourcer —: si la Cité de Dieu évoque le mystère et le destin même de l'Eglise, pourquoi faut-il qu'elle tienne son nom de la Cité de David? Le symbolisme universel de la Cité ne se reconnaît ici qu'illuminé, originellement comme eschatologiquement, par le symbolisme de ce nom propre. Pourquoi ce nom-là, marqué dès le principe par l'alliance davidique? L'eschatologie peut-elle s'accomplir sans conversion, et celle-ci peut-elle s'imaginer sans un retour aux sources? Pour se reconnaître comme l'Epouse du Christ, l'Eglise peut-elle se passer plus facilement d'un ressourcement en Sion, « Mère en qui chacun est né » (Ps 87,5), que de l'accueil de Marie dans la reconnaissance de sa maternité à elle (cf. Jn 19,26s; Ap 12)? Ce n'est pas le péché de Jérusalem — qui nous renvoie au nôtre — qui fait ici question dans un tel parallèle, car la grâce de Dieu en Marie est celle-là même qui triomphe de nos disgrâces à nous, « juifs ou grecs » (cf. Rm 2, 1). La question tient plutôt à ceci que la signification permanente du judaïsme pour l'Eglise réside dans le Peuple vivant de la promesse, et non point, directement du moins, dans une terre ou une ville, si éminentes soient-elles. Mais dans son rapport fondamental au peuple d'Israël, l'Eglise peut-elle faire abstraction du fait que pour ce peuple — et pour elle-même à travers lui —, la Terre d'Israël et la Cité de Sion sont l'expression « sacramentelle » de sa vocation et de sa destinée la plus essentielle? N'est-ce pas en se réfléchissant originellement dans ce rapport que l'Eglise a sans cesse à se redécouvrir elle-même dans la continuité et dans la nouveauté de sa propre vocation et destinée, par la grâce de son Seigneur, Fils de David et Fils de Dieu? Dans cette réflexion, enfin, le besoin, pour l'Eglise du Christ, de s'enraciner dans une Eglise de Jérusalem qui puisse lui représenter concrètement son propre enracinement dans la tradition de la communauté apostolique — communauté juive à l'origine — ne commence-t-il pas à se faire profondément sentir? A ces questions, Celui-là seul peut nous donner de répondre qui nous appelle à Lui d'une extrémité du monde à l'autre, pour nous rassembler tous dans la Cité sainte dont il est l'architecte, la Pierre fondamentale et la Lumière de Gloire: « Debout! Rayonne, car voici ta lumière et sur toi se lève la gloire de Yahvé,... Les nations marchent vers ta lumière et les rois vers ta clarté naissante ».