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Le nationalisme et le fondamentalisme religieux dans la société moderne sécularisée
Rosen, David
(1)Il est évident que le rapport entre nation et religion occupe une place centrale dans la conception du monde de la Bible hébraïque. Non seulement celle-ci considère les identités nationales comme une donnée de l’ordre humain naturel, mais elle tient la conjoncture et l’expérience nationales pour le principal vecteur de la rencontre avec la Présence divine dans l’histoire humaine. C’est ainsi qu’elle fait de la relation entre Dieu et un peuple l’axe essentiel de l’histoire de l’alliance, dont la finalité est l’illumination éthico-religieuse de tous les peuples, c’est-à-dire de l’humanité entière.
Or, le rapport entre l’identité nationale et la religion paraît souvent troublant, voire embarrassant, surtout lorsque des actes nationalistes violents sont perpétrés au nom de la religion. A notre étonnement et à notre honte, même si elle n’est pas la véritable source du conflit, la religion semble bien aggraver et non améliorer la situation. Pour jeter quelque lumière sur ce phénomène en général, je me propose d’aborder la question dans son contexte socio-culturel le plus large, puis d’étudier son expression dans le contexte national juif, dans un esprit d’autocritique.
Le contexte socio-culturel global
Parce qu’elle vise à donner un sens à notre existence dans le monde, à sa place et à son but, la religion est inévitablement liée à tous les cercles de l’interaction humaine, du plus intime, comme la famille, au plus large : l’humanité et même la création dans son ensemble. Ce sont ces cercles qui façonnent notre identité, non seulement en tant qu’individus mais en tant qu’êtres sociaux. De la cellule familiale aux structures internationales, en passant par les associations, les collectivités, les groupes ethniques et les nations, ces cercles forment les éléments constitutifs de notre identité à multiples facettes et, si nous les ignorons, c’est à nos risques et périls. De fait, les éthologues contemporains et les spécialistes connus de l’anthropologie sociale attribuent une bonne part du désarroi et de l’aliénation actuels à l’effondrement de la société traditionnelle et de ses composantes de l’identité, en particulier de la famille et de la collectivité locale. Dans son livre intitulé Le choc du Futur(2), Alvin Toffler, par exemple, a mis en relief le problème du déracinement massif dans la société contemporaine et la grave déstabilisation qu’entraîne une telle absence de racines. Le phénomène de la contre-culture contemporaine est essentiellement une réaction à la vacuité de la sécularisation moderne, au matérialisme obsessionnel et à la course effrénée qu’est la vie contemporaine ; or, selon Toffler et plusieurs autres comme Robert Ardrey, non seulement la prolifération des sectes et des religions, la culture de la drogue et divers autres phénomènes de cet ordre s’expliquent ainsi, mais ils reflètent aussi la recherche de sens et d’identité au milieu d’un vide qui résulte de l’effondrement des sociétés traditionnelles, ainsi que du désarroi et de la perte d’identité qui l’accompagnent.
Dans les rapports inextricables entre l’identité et la religion, la religion donne son sens et sa finalité à la conscience que nous avons d’appartenir à de petites entités ou cercles qui s’élargissent pour former de plus grands cercles jusqu’au grand tout. Toutefois, en affirmant ce que nous sommes par notre appartenance à ces petits cercles, l’identité déclare en même temps ce que nous ne sommes pas. C’est pourquoi si les composantes de notre identité collective peuvent servir à une affirmation positive, elles peuvent aussi être des instruments négatifs de division et de conflit entre familles, communautés, groupes ethniques ou nationaux. Parce qu’elle est si inextricablement liée aux différentes composantes de notre identité, la religion est trop souvent, lorsque ces dernières sont exploitées à des fins négatives, et l’agent et l’enjeu des conflits, exacerbant l’hostilité au lieu de la combattre, comme on le voit encore aujourd’hui en tant de régions de notre monde.
Grâce aux parallèles qu’il établit avec la sphère zoologique dans son ouvrage intitulé The Territorial Imperative, Robert Ardrey indique que l’absence relative de sécurité ou sa mise en péril est en elle-même le meilleur stimulant de la revendication identitaire, comme c’est le cas, par exemple, pour les sociétés en temps de guerre(3). C’est ainsi que, du point de vue sociologique, la religion prend beaucoup plus d’importance en période d’insécurité, précisément parce qu’elle contribue à fortifier l’identité particulière qui est menacée ou attaquée. Or, comme le fait observer René Girard dans La violence et le sacré, lorsqu’elles se sentent menacées et exposées à l’insécurité, les sociétés éprouvent le besoin de trouver une cause à incriminer – un bouc émissaire, ce que la religion facilite de manière très particulière(4). De plus, en cas de conflit direct, on tend à diaboliser l’adversaire afin de mieux justifier son identité, sa position et ses revendications. Ces besoins génèrent parfois le désir compulsif et obsessionnel de présenter le bouc émissaire ou la menace ressentie, voire la menace réelle, comme le mal absolu, dans ce que l’historien Richard Hafstader décrit comme l’image d’un « modèle parfait de méchanceté ». En pareil cas, dans la mesure où elle représente le confort et la sécurité face à ce qui menace, réellement ou subjectivement, l’identité particulière, la religion court le risque de s’enfermer dans ce rôle, au point d’avoir une fonction exclusivement et massivement introspective, reflétant l’insécurité du groupe en cause. Dans un tel contexte, elle a trop souvent tendance à alimenter la xénophobie et le fanatisme et trahit son ultime raison d’être en se détournant des cercles plus vastes de notre identité humaine universelle.
L’image de la spirale peut être utile pour clarifier ce concept. Les éléments fondamentaux les plus simples de notre identité, s’évasant en spirale, vont enrichir les cercles plus larges de notre identité humaine au fur et à mesure qu’ils les rejoignent. Ils ne peuvent le faire, toutefois, que s’ils se sentent bien ancrés dans leur identité particulière par rapport au contexte général. Si l’élément particulier manque de solidité, son aliénation risque de le couper du cercle plus large, rompant et interdisant ainsi l’épanouissement en spirale. La source de cette aliénation peut être historique ou contemporaine, d’ordre racial, économique, politique ou autre, mais les réactions témoignent toutes d’un grave isolement par rapport aux autres groupes et/ou à la société dans son ensemble. L’isolationnisme, le nationalisme extrême et ce que l’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme sont des expressions de cette aliénation.
A l’évidence, c’est précisément parce qu’elle touche non seulement les éléments les plus particuliers de notre identité mais aussi les plus généraux que la religion est à même de neutraliser les conflits et l’exploitation négative de nos différences, en soulignant les traits communs de l’identité humaine qui devraient réunir les êtres dans la solidarité, bien au-delà des composantes particulières de leur identité. Or, pour que cette fonction s’exerce, il faut, on l’a dit, que chacun soit bien pénétré de la solidité et de la stabilité de son identité propre dans le contexte général.
Il est clair que la solution ne consiste pas à éliminer les particularismes de notre identité, comme certains le voudraient. Les éléments particuliers de notre identité sont, on l’a vu, si essentiels à notre vie intérieure et à notre bien-être psycho-spirituel qu’en fait, seul un universalisme issu de nos particularismes a des chances de contribuer à la coexistence pacifique. En vérité, tout universalisme irrespectueux de ces particularismes, s’il ne procède pas d’une motivation moralement douteuse, a en tout cas des effets moralement contestables qui se manifestent inévitablement par l’impérialisme et le triomphalisme culturel. Cet universalisme est pourtant, en dernière analyse, inconsistant et évanescent, puisqu’il n’a ni racine ni stabilité réelle.
Le défi que nous avons à relever consiste donc à trouver le moyen d’aider les communautés religieuses particulières à mieux exprimer les valeurs universelles dans le monde contemporain, sans diminuer pour autant leurs qualités nationales ou ethniques. Pour ce faire, je pense qu’il faut prêter toute l’attention requise aux données sociologiques dont on a parlé, concernant la religion et l’identité; à ce qu’Ardrey appelle « le besoin fondamental de sécurité de l’être humain »; au rôle que joue la religion dans le désir de satisfaire ce besoin; et au fait que, lorsque la sécurité est le plus menacée, c’est la religion qui, invariablement, y répond, trop souvent aux dépens de ses valeurs et de ses aspirations les plus universelles.
Ainsi pouvons-nous saisir cette regrettable réalité qui veut que si l’on voit parfois s’élever au-dessus des autres des individus d’une stature remarquable, les représentants des religions institutionnelles – qui suivent leurs communautés plus qu’ils ne les guident – sont, en règle générale, peu enclins à s’investir dans des relations qui dépassent leurs communautés, si celles-ci se sentent menacées par la conjoncture politique, économique, ou psycho-sociologique. En fait, c’est précisément pour ces raisons que les institutions et hiérarchies religieuses constituent souvent des obstacles, au lieu d’engager une dynamique de réconciliation.
Sans doute n’est-ce pas une panacée, mais je suis persuadé qu’un dialogue et une coopération interreligieuse, fondés sur le respect de l’identité et de l’autonomie de l’autre, peuvent faire grandir la confiance et la sécurité des différentes communautés dans le contexte général. Ils peuvent aussi manifester et éclairer la volonté de maintenir le particulier tout en tendant à l’universel.
Le contexte national juif
Comme on l’a indiqué, la religion tout entière est liée aux différentes composantes de l’identité, dans lesquelles l’appartenance à une nation joue un rôle significatif. Dans certaines traditions religieuses, cependant, le rapport entre la religion et l’appartenance à un peuple est inextricable. C’est le cas pour le judaïsme, foi et mode de vie religieux qui, étant nés de l’expérience religieuse historique d’un peuple précis, s’expriment par sa mémoire. Aussi le judaïsme est-il inextricablement lié non seulement à l’appartenance à un peuple, mais à la géographie historique de ce peuple. Tel est le contexte dans lequel le paradigme religieux national destiné à témoigner de la Présence divine dans le monde et le mouvement massif de retour, d’inspiration politique, connu sous le nom de sionisme ont pris racine dans le rapport traditionnel entre religion et nation, même si l’impulsion politique a été donnée à ce mouvement par le rationalisme du dix-huitième et surtout le nationalisme du vingtième siècle. C’est ainsi que le mouvement politique a été essentiellement conduit par des individus qui avaient été façonnés par le monde séculier contemporain et s’y identifiaient au moins autant et souvent bien davantage qu’à leur patrimoine religieux. S’ils ne pouvaient pas se défaire totalement (et, en tout cas, ne pouvaient pas défaire totalement la collectivité) de la tradition religieuse juive qui fait si inextricablement partie de l’identité nationale juive, ils cherchaient cependant à édifier un Etat-nation moderne où la religion intervienne le moins possible.
En réalité, c’est précisément parce que le sionisme avait un caractère aussi séculier qu’il fut rejeté par le judaïsme ultra-orthodoxe (haredi), lequel résultait et résulte encore d’un recul réactionnaire devant les dangers ressentis du monde moderne. Ce n’était pas un rejet idéologique de l’appartenance nationale, sans parler de la Terre(5). Au contraire. Jusqu’à l’apparition du sionisme moderne, les Juifs qui revenaient sur la Terre le faisaient avec constance parce qu’ils avaient conscience du lien religieux traditionnel qui les attachait à elle. Certes, les ultra-orthodoxes avaient d’autres réserves de nature théologique, mais ils n’auraient pas été farouchement opposés à l’instauration d’une théocratie sur la Terre ! C’est le caractère démocratique séculier du sionisme qu’ils rejetaient. Je reviendrai brièvement sur la transformation historique de leur attitude à l’égard du sionisme.
Si le sionisme se heurta à l’opposition de l’extrême-droite comme de l’extrême gauche de l’éventail politique, une fraction importante du monde religieux le regardait sous un jour fort différent. Pour un nombre croissant de Juifs religieux et traditionnels (dont l’écrasante majorité des Juifs résidant en terre d’Islam), le sionisme était simplement un moyen politique permettant d’atteindre un but religieux: la restauration d’une vie juive nationale et religieuse indépendante, dans le pays où l’on était censé mener cette vie. En disant leurs prières trois fois par jour ainsi que les grâces après les repas, en célébrant les fêtes et en commémorant les événements du calendrier religieux tous les ans pendant près de deux millénaires, les Juifs ne s’y étaient pas seulement montrés fidèles; ils avaient surtout anticipé l’accomplissement de la promesse divine énoncée dans l’Ecriture, selon laquelle, même s’ils péchaient et étaient exilés de la Terre, ils y seraient certainement, en finale, ramenés en tant que nation (cf. Lev 26,44). Voilà pourquoi ce que l’on a coutume d’appeler le sionisme religieux considéra ce mouvement politique, tout séculier qu’il fût, comme un instrument de l’action et de la présence de Dieu dans l’histoire. Pour les ultra-orthodoxes, naturellement, c’était le comble de l’hérésie que de donner une légitimité religieuse à un mouvement qui, par sa sécularité même, était à leurs yeux l’ennemi de la religion. C’est ainsi que le judaïsme orthodoxe – surtout dans sa fraction européenne/ashkénaze – se trouva divisé entre ceux qui considéraient le sionisme comme une institution divine et ceux qui y voyaient son antithèse même.
Les Juifs séfarades ou, pour être plus exact, les Juifs originaires des pays islamiques (qui, pour le meilleur ou pour le pire, n’avaient pas été radicalement affectés par la modernité) ont, quant à eux, surtout manifesté une empathie naturelle uniforme et une identification au mouvement de restauration nationale. L’intégration de centaines de milliers de ces Juifs dans l’Etat d’Israël nouvellement créé, dont la réalisation s’est inspirée de principes essentiellement modernes et séculiers, a certainement engendré bien des problèmes. La montée en puissance, au cours de la dernière décennie de la vie politique israélienne, d’un parti séfarade ultra-orthodoxe, le Shass, fait partie de la réaction à l’affranchissement socio-culturel perçu, et est en même temps le signe d’une infiltration de la polarisation religieuse ashkénaze moderne dans la culture des Juifs originaires des pays musulmans.
L’opposition ultra-orthodoxe au sionisme a connu des mutations historiques décisives. Pour commencer, la destruction d’un tiers de la population juive dans l’holocauste nazi a renforcé le sentiment que, quelle que soit son idéologie, le Juif n’était pas en sécurité sous la férule des Gentils et que, si indésirables que soient les Juifs sécularisés, une certaine indépendance politique nationale juive était indispensable. Une fois la création de l’Etat d’Israël accomplie, les ultra-orthodoxes eurent d’autant plus de raisons de coopérer avec les dirigeants sionistes qu’ils cherchaient à protéger leurs intérêts et à redonner vie à leurs centres d’études religieuses qui avaient été décimés. Les milieux ultra-orthodoxes se mirent ainsi de plus en plus à considérer l’Etat comme ce que l’on pourrait appeler un « mal nécessaire ». Ils n’en maintinrent pas moins leur hostilité envers sa direction séculière, attitude qui leur attirait en général un mépris condescendant. Avec l’accession au pouvoir de Menahem Begin en Israël en 1977, la représentation ultra-orthodoxe fit son entrée au gouvernement, non seulement parce qu’elle se sentait plus à l’aise dans le nouveau régime, mais surtout parce qu’elle se rendait compte qu’elle avait un urgent besoin des revenus fiscaux nationaux. C’est ainsi qu’elle devint peu à peu une partie intégrante des institutions politiques nationales. Or, c’était là une arme à double tranchant, car plus on participe à la vie nationale, plus on subit l’influence de la société dans son ensemble. En outre, le judaïsme ultra-orthodoxe a aujourd’hui tellement besoin des ressources qui lui viennent du contribuable israélien qu’il ne peut se passer de la société séculière ! En réalité, le fait que la plupart des Juifs ultra-orthodoxes n’accomplissent pas leur service militaire et laissent le reste de la société porter le fardeau social, économique et humain de la sécurité, tout en exigeant et obtenant leur part non négligeable du gâteau fiscal national, est une source de ressentiment dans la société israélienne, qui menace en permanence de retomber, tel un boomerang, sur la communauté ultra-orthodoxe.
Le fait que les ultra-orthodoxes aient avec l’Etat des relations purement pragmatiques est cependant de nature à leur donner une grande souplesse sur la plus cruciale des questions politiques, à savoir le compromis territorial avec le monde arabe en général et les Palestiniens en particulier. En règle générale, les milieux religieux tendent à être conservateurs et peu enclins à prendre des risques. Les ultra-orthodoxes sont par essence le segment le plus conservateur de la société juive et leur isolement même (encore que la situation ait quelque peu changé) favorise une recrudescence de la peur et de l’hostilité envers ceux qui sont étrangers à leur communauté – en l’occurrence le monde arabe. Néanmoins, si l’on parvient à les convaincre que des concessions territoriales servent leurs intérêts sociaux, sécuritaires et économiques, on peut trouver chez la plupart d’entre eux un grand potentiel de souplesse, puisqu’ils n’adhèrent pas à la résistance idéologique religieuse que l’on observe dans le camp national religieux.
Pour les sionistes religieux qui voient dans la création de l’Etat un acte impliquant une intervention divine, non seulement le retour du Peuple sur la Terre mais la restitution de la Terre au Peuple font partie du calendrier céleste ! C’est cette idéologie qui a donné naissance au mouvement d’implantation Gush Emunim, qui s’attache à mettre en oeuvre le calendrier divin. Dans cet optique idéologique, rétrocéder une partie du territoire revient à tenter de s’opposer au dessein divin. C’est pourquoi, même si le sionisme religieux a une conception du monde plus moderne et est beaucoup plus favorable à l’Israël séculier, c’est lui qui a produit les militants romantiques les plus sourcilleux sur les questions territoriales. Lorsque ces militants sentent leur position menacée, ils risquent de recourir à la violence, car ils croient que telle est la volonté de Dieu lui-même. Baruch Goldstein, qui a massacré des douzaines de fidèles innocents dans la grotte de Makhpela, et Ygal Amir, l’assassin de Rabin, appartenaient tous deux à ce courant idéologique.
Il existe néanmoins d’autres impératifs du sionisme religieux qui, s’ils puisent aux mêmes sources d’inspiration, interdisent de faire de l’installation dans le pays le fin mot de tout le judaïsme. Agir ainsi, soutiennent ses adeptes, revient en fait à diffamer le judaïsme et à profaner le nom de Dieu. Les membres du Camp religieux de la paix, de Oz Veshalom et de Netivot Shalom, ainsi que ceux des mouvements sionistes religieux modérés comme Memad considèrent cette optique comme virtuellement idolâtre puisqu’elle prend un important moyen de la vie religieuse pour une fin en soi. Le Camp religieux de la paix israélien soutient que le compromis territorial est une nécessité pour la survie et l’avenir d’Israël. Il souligne en outre que le judaïsme exige de l’individu et de la collectivité une conduite morale à l’égard de tous les êtres, notamment des plus vulnérables, y compris de ceux qui ne font pas partie de son groupe national. La Bible enseigne même, on l’a déjà dit, que seule cette conduite peut garantir une stabilité et une sécurité durables à ceux qui vivent sur la Terre d’Israël. Selon cette Weltanschauung religieuse, faire de l’implantation dans le pays une valeur suprême ne peut que déboucher sur la violence envers les autres et envers les valeurs morales les plus profondes du judaïsme. En d’autres termes, l’extrémisme nationaliste religieux est une idolâtrie – en l’occurrence l’idolâtrie de la Terre.
Il est impossible de dépouiller le judaïsme de son identité nationale qui, pour les Juifs eux-mêmes, est au coeur de ce paradigme ou de cette alliance voulue par Dieu. Toutefois, comme on l’a indiqué dans un contexte plus général, il est essentiel, pour que le judaïsme, le peuple juif et tous ceux qui sont en rapport avec lui se portent bien, que l’on renforce et développe les dimensions universelles de ce paradigme, tout comme il est essentiel, pour l’humanité dans son ensemble, que l’on mette en relief les dimensions universelles de la religion. Ces enseignements universels fondamentaux du judaïsme non seulement affirment la sainteté et la dignité de toute personne, mais considèrent que la notion d’alliance signifie et impose une responsabilité morale à l’égard des autres communautés et de l’espèce humaine en ce qu’elle a d’universel.
Or, on l’a également dit, le pouvoir qu’a la religion de jouer ce rôle dépend pour une large part de la mesure dans laquelle le contexte socio-politique procure un sentiment de stabilité et de sécurité par rapport aux communautés et sociétés avoisinantes. Par sécurité, il faut entendre, comme on l’a précisé, non seulement la sécurité physique mais aussi la sécurité psychologique, comme celle d’être reconnu et respecté et non marginalisé et diabolisé. La nécessité de créer un climat de sécurité est un défi que nous avons tous à relever, surtout dans une région où tout le monde se perçoit comme victime.
Naturellement, tant que les conditions propres à assurer la sécurité de toutes les parties en cause ne seront pas réunies, il faudra pour surmonter les réactions d’insularité, d’isolationnisme et de nationalisme extrême dans lesquelles la religion joue à la fois le rôle d’agent et d’enjeu et est même ce qui incite à détruire, livrer un combat incessant. Toutefois, comme l’affirme Rabbi Tarfon dans L’éthique des Pères, « il ne t’est pas demandé d’achever le travail, mais tu n’as pas le droit de t’en détourner ». En vérité, il est de la plus haute importance de promouvoir la compréhension transculturelle et surtout interreligieuse, non seulement pour créer une culture de paix assez forte pour entraîner des changements dès lors que la conjoncture socio-politique s’y prête, mais aussi pour attester qu’il existe des solutions de rechange aux conflits et témoigner des valeurs et aspirations les plus sublimes et les plus nobles, ce qui est l’authentique mission de la religion.
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1. Le Rabbin David Rosen est le directeur de l’Office israélien de l’Anti-Defamation League (ADL) et co-liaison de l’ADL avec le Vatican. Il est le président de l’Amitié judéo-chrétienne internationale (ICCJ), et le président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il a été Grand Rabbin d’Irlande.
Le présent exposé a été prononcé par le Rabbin Rosen à la Quatrième rencontre universitaire entre l’orthodoxie et le judaïsme : the encounter of christian orthodoxy and judaism with modernty, Ma’aleh HaChamisha, Israel, 13-16 décembre 1998. [Traduit de l’anglais par C. Le Paire]
2. Cf. Alvin TOFFLER, Le choc du Futur, Paris, Gallimard, 1987.
3. Cf. Robert Ardrey, The Territorial Imperative: A Personal Inquiry into the Animal Origins of Property and Nations (Kodansha International, 1997).
4. Cf. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Ed. Grasset, 1992.
5. NdT: Ce terme, avec sa majuscule, s’entend ici, naturellement, de la Terre Sainte, Israël.