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L'offense faite au peuple juif et le chemin de la repentance
F. Lovsky
Nous nous plaçons ici sur un terrain vrai. Nous ne partons pas de la sociologie du judaïsme, ou de la psychologie du dialogue, ou d'une recherche théologique, toutes activités utiles et même recommandables, mais qui peuvent constituer aussi des échappatoires et des alibis par rapport à la réalité vécue par les juifs à notre contact et denotre fait, hier au sein de la chrétienté, et aujourd'hui dans un monde ambigu, à la fois encore un peu chrétien et pourtant déjà antichrétien, qui de toute manière nous compromet encore aux yeux des juifs parce que nous portons avec nous, dans ce monde, une offense infligée au peuple d'Israël.
Ce mot d'offense, il faut le prendre dans toute la force du terme. Au XIIIème siècle, il signifiait en français « attaque » et « blessure », et je crois qu'il garde cette signification quant aux juifs. Une offense tout à la fois physique, morale et spirituelle. La chrétienté et l'ensemble de l'Eglise ont persécuté matériellement et physiquement les juifs, depuis le IVème siècle jusqu'au XIXème siècle, voire au XXème siècle. N'ergotons pas sur la fréquence ni sur les circonstances de ces violences sanglantes ou mortelles: le fait ne souffre pas de contestation et nous aurons l'occasion de revenir ensemble sur cet aspect.
Cette offense fut encore davantage morale que physique, car elle s'exprimait par une volonté permanente d'abaissement et d'humiliation des juifs, de mépris affiché à leur encontre dans la vie religieuse, d'hostilité systématique dans le domaine économique, la réalité sociale et l'ordre politique. Cette offense se manifestait surtout indirectement, par la représentation des juifs et du judaïsme dans la conscience des chrétiens eux-mêmes, par des griefs de plus en plus hostiles, des calomnies de plus en plus délirantes, des catéchèses de plus en plus accusatrices, qui préparèrent le terrain aux explosions de violence.
Faut-il préciser que cette offense qui séparait si cruellement les chrétiens des juifs transformait cependant les persécuteurs en victimes de leurs phantasmes, et ternissait les valeurs que les chrétiens prétendaient servir? Voilà pourquoi le nom de Jésus, les mots de « baptême » et de « croix » — ces mots saints — sont devenus pour les juifs autant de synonymes de l'ennemi, de la persécution et de la haine, l'offense physique et morale engendrant ainsi une haine spirituelle au sein et au coeur de la chrétienté.
Mais avant d'aller plus loin, il faut que j'apporte une précision qui me paraît essentielle. Nous aurions tendance, nous autres chrétiens français, à murmurer: « Cette offense est réelle, mais enfin, c'est si lointain dans le passé ». Je nerappellerai ni l'affaire Dreyfus, qui date de quatre-vingts ans, ni le régime de Vichy, de trente à peine. Te vous lirai une remarque d'Alain Peyrefitte (Quand la Chine s'éveillera, p. 312): « Les européens recouvrent d'un voile de pudique ignorance les relations passées entre leurs pays et la Chine. Les chinois les connaissent beaucoup mieux. Un peuple qui a souffert dans sa chair a meilleure mémoire qu'un peuple qui a fait souffrir distraitement ». On ne peut mieux dire les choses qu'Alain Peyrefitte. Ne nous abritons pas derrière notre pudique ignorance des relations passées entre nous et les juifs. Les juifs les connaissent et les éprouvent encore. Ils ont assez souffert par les chrétiens pour que ce que nous rejetterions facilement dans le passé demeure dans le présent de leur souffrance.
Une offense spirituelle
L'offense spirituelle, en tout cas, demeure le contexte de nos relations même assagies avec les juifs. L'offense spirituelle envers autrui consiste, de ma part, à ne pas discerner la volonté de Dieu pour lui, à ne pas comprendre sa vocation, à ne pas accepter que Dieu en soit le seul maître et, bien entendu, à ne pas respecter la fidélité si maladroite qu'elle soit de celui qui veut répondre à cette vocation.
C'est une offense spirituelle de nier, de mépriser la spiritualité d'autrui dans son obéissance propre. De la part des chrétiens, c'est une offense spirituelle de regarder les musulmans comme des idolâtres; et c'en est une de fermer les yeux comme nous l'avons fait sur la fidélité opiniâtre de la synagogue à la première alliance que Dieu a contractée parmi les hommes. Je demande pardon à nos amis juifs à cause de l'adjectif « opiniâtre »; c'est, vous le savez, notre conviction; mais l'adjectif « opiniâtre » n'annule pas la volonté juive de fidélité! Au moment où un changement total s'est opéré dans la missiologie chrétienne à l'égard des religions non-chrétiennes, nous devons enfin comprendre combien nous avons blessé non seulement la synagogue et les personnes juives, mais l'appel lui-même, la vocation elle-même du peuple d'Israël par nos théologies hargneuses et par nos apologies méchantes. Si l'offense est théologique, il faut que la théologie se repente; si l'offense est spirituelle, il faut une repentance non pas d'ordre historique, mais vraiment spirituelle.
Cette offense spirituelle dont nous sommes coupables, j'avais commencé à essayer de la définir en vue de cet exposé, quand j'ai reçu la traduction française du dernier volume à paraître de la Dogmatique de Karl Barth (p. 222 du fascicule 25). Je vous lirai un passage qui commente les versets 4 et 5 du chapitre 9 de l'épître aux Romains: ce commentaire définit l'offense spirituelle de la théologie et des chrétiens envers le peuple d'Israël en disant ce que nous n'avons précisément ni enseigné ni vécu:
« Il ne saurait être question que, par rapport à la synagogue, la communauté (chrétienne) ait à prêcher la vraie foi contre une fausse foi, à opposer le vrai Dieu à un faux Dieu. Le Dieu dont elle doit attester l'oeuvre et la Parole au monde, était le Dieu d'Israël avant qu'elle-même ait surgi de ce peuple, et, jusqu'à ce jour, il ne peut être que le Dieu d'Israël. D'après Romains 9/4 ce sont à eux, les juifs, qu'appartiennent (l'adoption), la promotion de l'homme au rang d'enfant de Dieu, la gloire de la présence de Dieu dans le monde, (les alliances), l'alliance dans tous ses renouvellements et dans toutes ses confirmations (la loi), la grâce de la « règle de vie donnée par Dieu, (le culte), le vrai service ou culte de Dieu, (les promesses), la série des promesses divines, (les pères), les pères dans la communion de la seule vraie foi. Et surtout: c'est de leur chair et de leur sang que Jésus lui-même est né; il est selon la chair précisément et d'abord leur Christ. Ce sont eux qui sont le peuple de Dieu — le peuple aimé et élu par Dieu, appelé à le servir; et, originellement, ce sont eux le peuple de ses témoins envoyés dans le monde. « Le salut vient des juifs » (Jean 4/22). Leur (appel) est irrévocable et irrévoqué. Ce sont, nous, les chrétiens, appelés du milieu des peuples qui avons été « ajoutés » à eux, entés comme des pousses sauvages sur cet olivier franc. La communauté pagano-chrétienne entière de tous les temps et de tous les pays est un hôte dans la maison d'Israël ».
En lisant, en écoutant ce verdict — car c'en est un — de Karl Barth qui ne dissimule rien, aussitôt après, du conflit entre le peuple d'Israël et Jésus-Christ, ne prenons-nous pas conscienec de l'offense spirituelle que nous infligeons encore à la maison d'Israël, puisque nous avons pensé et professé à peu près tout le contraire de cette conclusion de Barth, si saisissante dans son raccourci: « Inséré dans l'élection et la vocation d'Israël, (la commuanuté chrétienne) vit en communion avec son Roi »?
La repentance chrétienne
M'étant interdit de prononcer un exposé d'ordre intellectuel, je peux passer sans crier gare d'une citation de Barth à l'évocation d'un débat télévisé. Je ne sais si vous avez eu l'occasion de voir l'émission de la deuxième chaîne, le mardi 25 juin 1974, où il fut question des juifs de Russie à la suite du film « L'Homme de Kiev » qui relate le procès du juif Beilis accusé en 1911 de crime rituel. Tandis que la majeure partie de la soirée fut consacrée à la situation actuelle des juifs en URSS, j'ai été tout au long de l'émission de plus en plus mal à l'aise. On avait invité un chrétien russe, professeur de théologie orthodoxe en France. Par son âge, il était exclu qu'il fût au moindre degré mêlé aux brutalités évoquées dans le film ou responsable d'elles. Il a peu parlé, et rien de ce qu'il a dit n'était faux; il s'est employé à nuancer des reproches juifs parfois un peumassifs; mais que c'était tatillon! que c'était inutile! comme il a laissé passer l'occasion de dire publiquement et simplement que l'attitude des chrétiens, russes et non-russes, bien entendu, avait été envers les juifs inadmissible et indéfendable! Comment n'a-t-il pas éprouvé qu'il fallait condammer ouvertement l'indéfendable, regretter publiquement l'inadmissible, exprimer peut-être cette évidence que j'ai pour ma part ressentie ce soir-là quasi physiquement: la persécution dont les chétiens russes se plaignent aujourd'hui, à juste titre, ne devrait-elle pas leur faire sentir comme de l'intérieur le scandale de la persécution dont l'église russe s'est rendue coupable à l'encontre des juifs?... L'heure n'est-elle pas venue — à vrai dire, comme elle a tardé! — où nous devons savoir enfin tenir un langage de vérité, c'est-à-dire de repentance?
La repentance c'est, avant même le pardon du père, la situation du fils prodigue de la parabole quand il comprend, étant rentré en lui-même, qu'il n'a pas seulement brisé le coeur de son père, mais qu'il a aussi péché contre le ciel. Avec quelle ironie, Jésus parle-t-il des quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'auraient pas besoin de repentance! Nous avons, plus de quatre-vingt-dix-neuf fois, agi dans l'histoire envers les juifs comme si nous étions de ces justes qui n'ont aucun motif de se repentir. Or la rencontre avec les juifs, le dialogue avec le judaïsme exigent que nous comprenions et que nous confessions que nous avons péché contre le ciel.
Il ne s'agit pas de désavouer avec éloquence les chrétiens d'autrefois, mais de vivre de contrition à cause d'eux. Il ne s'agit pas de débarquer un jour sur l'aérodrome de Belgrade et de dire comme monsieur Khrouchtchev au président Tito: « La rupture avec la Yougoslavie, c'est la faute à Béria! » On se désolidarise: c'est si facile; on ne se repent pas de cette manière. Nous n'allons pas venir dire aux juifs: « L'antisémitisme, c'est la faute à saint Jean Chrysostome, à Luther, ou au cardinal Machin ». C'est vraiment trop facile et ce n'est pas chrétien, alors que la repentance chrétienne...
(Mais il faut que j'ouvre une parenthèse. Je n'oppose pas la repentance chrétienne à la repentance juive; il se peut qu'elles soient très proches, peut-être présentent-elles des différences... En parlant de repentance chrétienne, j'évite une périphrase: la repentance que moi, chrétien, je veux vivre, je la reçois du Christ et je veux qu'elle soit agréable au Christ).
La repentance chrétienne, ma repentance de chrétien doit manifester dans le dépouillement de ma personne la puissance de conviction que je proclame par une conversion par rapport à l'objet qui m'oblige à cette repentance, c'est-à-dire par rapport aux juifs. Et cette repentance ne serait qu'une voie culpabilisante et sans issue si elle ne menait au pardon... Je me contenteraide poser quelques jalons et de partager avec vous ce que j'éprouve au sujet du pardon.
Et d'abord, vous serez d'accord pour dire, je pense, que le pardon est infiniment simple et infiniment compliqué. Le pardon exige en effet un esprit d'enfance; et si nous ne devenons comme un de ces petits, nous sommes incapables de pardonner et incapables de recevoir le pardon. C'est parce que nous n'avons pas cet esprit d'enfance que nous le demandons tous les jours à Dieu quand nous le prions de nous remettre nos dettes et que nous lui demandons la force de remettre à autrui ce qu'il nous doit lui-même.
Oui! comme c'est difficile de pardonner! Et comme c'est doublement difficile de demander pardon! Doublement difficile puisqu'il faut demander pardon à Dieu et à celui qui nous a offensé. Mais j'ai tort de prétendre que c'est doublement difficile, car la difficulté est triple, puisque celui que nous avons offensé doit lui aussi nous pardonner, et que s'il s'y refuse la situation n'est pas dénouée.
Celui qui a subi une offense prolongée, comment peut-il raisonnablement accepter de croire que le cramoisi devienne blanc comme neige, ou que l'eau se change en vin, tandis que l'offenseur se demande comment sa honte sera submergée par la grâce et son remords converti en repentir. Au risque de dissiper l'euphorie optimiste nourrie de nos bonnes volontés et de nos bonnes intentions, il faut mettre les points sur les i, et avouer qu'il nous est difficile, à nous chrétiens, de pardonner aux juifs. Nous avons une telle quantité de griefs contre eux, et l'actualité d'une siècle politisé permet si bien de moderniser, de renouveler ces reproches, qu'il en reste toujours, hélas! encore quelque chose dans nos coeurs. Nous savons bien que ces griefs sont quasi toujours faux, imaginaires ou contradictoires. Et si nous avons tant de mal à pardonner des reproches d'une consistance si fragile et d'une origine si subjective, qu'en serait-il s'il s'agissait de griefs réels? L'expérience vingt fois séculaire de la chrétienté, c'est qu'elle n'a jamais su pardonner ce qu'elle reprochait aux juifs. Permettez-moi de déplacer le point d'impact de nos investigations et de nos discussions habituelles: il ne s'agit pas de savoir si le contentieux de la chrétienté à l'égard des juifs était et demeure fondé — nous savons fort bien qu'il était excessif, passionnel et injuste — mais il s'agit de nous demander: après tout, et si vraiment tout cela était partiellement vrai, ne sommes-nous pas les témoins parmi les hommes du pardon de Dieu en Christ?
La chrétienté a malheureusement témoigné qu'il lui était quasiment impossible de pardonner aux juifs, et la chrétienté actuelle du Proche-Orient qui, par le jeu des solidarités modernes, se regarde comme offensée par les juifs, en oubliant combien elle les a persécutés, cette chrétienté du Proche-Orient prolonge notre expérience et n'est pas prête non plus à leur pardonner. Quant à nous, en Occident ou dans le Tiers-Monde, nous autres chrétiens, comme nous nous laissons entraîner sur le terrain du ressentiment, par solidarité, plutôt que sur celui du pardon! Je dis ces choses non point pour ouvrir la porte à des discussions qui seraient des échappatoires, mais pour nous permettre la méditation sur la difficulté de pardonner, et nous conduire au fruit authentique de la repentance, c'est-à-dire à demander pardon au sujet des juifs parce que leurs griefs ne sont ni discutables ni imaginaires.
Demander pardon à Dieu d'abord, à cause des rapports indéfendables de l'Eglise avec la synagogue, et de l'offense spirituelle, des violences de toutes espèces que les chrétiens ont infligées au peuple d'Israël. Nous avons à demander pardon à Dieu de n'avoir pas su discerner sa fidélité envers le peuple d'Israël, d'avoir contrecarré sa patience et son dessein par nos violences et nos calomnies, d'avoir été aveugles et sourds devant l'enseignement de saint Paul sur le mystère d'Israël. Nous avons à demander pardon au Christ dont nous n'avons pas respecté l'humanité juive; et pourquoi non? demander pardon aux patriarches, aux prophètes, aux apôtres et à la vierge Marie que nous avons tous blessés cruellement en les transformant, par haine des juifs en apatrides.
Et puis, il faudra bien nous résoudre à demander pardon aux juifs eux-mêmes. Je ne pense pas que nous puissions faire l'économie de cette double exigence: demander pardon à Dieu et au peuple d'Israël. Dieu ne nous pardonne pas si nous ne pardonnons pas nous-mêmes ceux qui nous ont offensés, et Dieu n'écoute pas notre repentance si ceux-là même que nous avons offensés n'entendent pas aussi notre demande de pardon. L'Eglise du Christ, à défaut de la chrétienté, doit demander pardon au peuple d'Israël, et chacun de nous à chacun des juifs pour le passé (cela est évident), pour le présent parce que tant de choses subsistent, et pour la pauvreté de notre espérance chrétienne qui devrait envelopper d'amour le peuple d'Israël. Usant de la charge qui m'a été confiée, et persuadé que je n'outrepasse pas cette mission, j'exprime donc la totale conviction que nous sommes dans la nécessité — et que nous nous y soumettons nous les chrétiens ici présents — de demander pardon aux juifs, à commencer par ceux qui sont parmi nous, afin que le Seigneur nous pardonne et qu'il permette que notre repentance ne soit ni verbale, ni sentimentale, ni éphémère, mais qu'elle devienne une certitude de contrition, qu'elle soit riche en fruits de pénitence et ferme dans la conversion de nos coeurs, de nos paroles et de nos comportements à l'égard du peuple d'Israël car nous ne sommes encore, pour ceux d'entre nous qui sommes engagés dans cette voie, que dans les tout premiers mètres d'un long chemin où seul le Saint-Esprit peut nous conduire avec toute l'Eglise du Christ.
Vers un pardon juif?...
Je vais peut-être me montrer brutal en introduisant dans les relations des chrétiens et des juifs le souvenir de ce que les S.S. ont pu faire aux juifs durant la dernière guerre. Mais, d'une part, certains de ces S.S. avaient été chrétiens et ont pu à l'heure suprême se comporter en Chrétiens: je vous en donnerai un exemple. Et, d'autre part, les cas extrêmes et excessifs peuvent aider à saisir les difficultés ou les tentations des situations ordinaires. L'évocation que je vais me permettre de faire aidera à poser sans nullement les résoudre (au contraire peut-être) les questions que le pardon suggère par lui-même: qui peut pardonner? que peut-on pardonner? le pardon s'étend-il au passé? au passé personnel ou au passé des communautés?
Vous avez peut-être lu un livre qui n'a pas eu le retentissement qu'il méritait: Les Fleurs de Soleil de Simon Wiesenthal, paru chez Stock en 1969. (Wiesenthal a écrit les Assassins sont parmi nous et s'est rendu célèbre en démasquant Eichmann). Enfermé dans un camp de juifs de Lemberg vers 1942, il est un jour affecté dans un hôpital militaire où une infirmière qui l'a choisi au hasard l'introduit soudain auprès d'un jeune S.S. allemand qui va mourir. L'allemand lui raconte sa vie et confesse l'atroce souvenir d'un crime et le remords de ce crime commis sur ordre dans une ville russe où son détachement a brûlé vifs des juifs.
Le mourant lui demande de le pardonner. Wiesenthal se lève et sort sans répondre; mais il en est tourmenté et en parle à ses camarades du camp.
Leurs réponses font éclater toute l'ambiguïté du pardon et même son impossibilité. Y a-t-il des crimes impardonnables? Ces fleurs de soleil (les tournesols)) en sont le symbole, que les allemands ont plantés sur les tombes de leurs soldats tués, tandis que les juifs n'auront ni tombes, ni fleurs de soleil... Fallait-il pardonner le soldat moribond et repentant? Voici les réponses que je ne commenterai pas (Les Fleurs de Soleil pp. 68-87).
— « Tu as vu un criminel en train de mourir. C'est un spectacle que je voudrais m'offrir dix fois par jour »: donc le refus absolu.
— « J'avais presque peur que tu te soit laissé arracher le pardon. Tu n'aurais pu le faire qu'au nom d'hommes qui ne t'en ont pas donné l'autorisation. Si tu le veux, tu peux pardonner et oublier ce que tu as subi personnellement(...) Tu ne peux pas pardonner ce qu'on a fait aux autres ». Celui qui parle ainsi, un juif religieux qui attend la résurrection, ajoute: Est-ce que tous ces morts ne viendraient pas te demander (dans le monde à venir): qui t'a donné le droit de pardonner à notre assassin? « Et quand Wiesenthal dit: « Il n'a plus le temps d'expier son crime ou de le réparer », on lui demande: « Le réparer, comment? ».
— Quelqu'un observe que le S.S. demandait à un juif quelque chose de surhumain et que c'est injuste. Et si c'était là une prière d'un mourant, il y a des prières injustes qui ne sont pas exaucées. Le jeune S.S. aurait dû s'adresser à un prêtre de sa religion: « Ils se seraient facilement mis d'accord. Une ironie légère, à peine perceptible teinte ces derniers mots », ajoute Wiesenthal.
— On observe que dans un monde normal la question pourrait se poser; mais que dans la situation où se trouve Wiesenthal, les scrupules de conscience sont un luxe dont il ne doit pas s'embarrasser s'il veut survivre.
Mais Wiesenthal gardait ses scrupules et cette inquiétude; et quand à Mathausen il rencontre un déporté catholique, un polonais qui voulait devenir prêtre, il l'interroge. Le polonais lui explique que c'est justement parce que l'irréparable était accompli que le criminel ne pouvait plus demander pardon à la victime, que le S.S. s'est adressé à Wiesenthal: « Tu faisais partie de la communauté (de destin des victimes). Tu représentais sa dernière chance ». Et le polonais catholique de dire: « Tu as entendu sa confession. Pour lui, elle était authentique et valable, même sans prêtre ». Ebranlé, Wiesenthal invoque l'apostasie du S.S. par rapport à son église, mais le polonais s'y refuse tout en confessant l'antisémitisme de l'église de Pologne et en disant: « Il avait mérité la grâce du pardon ». « Wiesenthal: « Mais qui devait lui pardonner? Moi? Personne ne m'en avait donné le droit ». Le polonais: « Il n'avait plus le temps d'expier son crime ni la possibilité de réparer à l'égard des vivants le tort causé aux morts ». Wiesenthal: « En faisant appel à moi, s'était-il bien adressé? Je n'avais pas le pouvoir de lui pardonner au nom des autres ». Le dialogue aboutit à ces lignes de Wiesenthal, qui ne sont pas une conclusion et auxquelles je ne surajouterai pas de commentaires: « le polonais » persuadé au début que j'aurais dû pardonner au mourant, ne cessait d'en être moins sûr, cependant que je me demandais de plus en plus si j'avais bien agi ».
Encore une fois, nous venons d'entendre les questions posées par le paroxysme de l'offense. Ce degré ne caractérise plus nos rapports, bien que nous nous y soyons dans le passé plus d'une fois enfermés. Ne bannissons pas de notre horizon les Fleurs de Soleil de Simon Wiesenthal. Laissons ouverte la question du pardon de l'impardonnable.
La repentance chrétienne et le pardon chrétien sont incompatibles avec le calcul, quel qu'il soit. En d'autres termes, la repentance et le pardon ne sont pas des •structures ou des techniques spirituelles, ou des moyens d'enclencher des automatismes psychologiques; ni moins encore des instruments ou des mécanismes de réconciliation. je dois souffrir et comprendre que ma repentance n'engendre pas nécessairement le pardon de l'autre. Si je ne comprends pas cela, je me sers du pardon comme d'un « truc » pour gouverner l'offensé. Tandis que Dieu sonde sans se tromper les coeurs, les reins et les repentances, ceux que nous avons offensés n'ont aucun moyen de sonder les motivations et la sincéritéde nos repentances. Ils peuvent à bon droit s'interroger sur nos sincérités et se demander si nous n'utilisons pas un procédé destiné à les désarmer. Les offensés peuvent se demander si nous recherchons leur quiétude ou notre confort, et si nous nous intéressons davantage à notre inquiétude ou à leur épanouissement. Et puis, il faut accepter d'avance le risque d'une totale incompréhension de notre démarche.
Je vais citer Alain Peyrefitte pour la deuxième fois (Quand la Chine s'éveillera, p. 303). Il était en Chine quand on y apprit l'inimaginable nouvelle du voyage que le président Nixon allait faire à Pékin pour rendre visite au président Mao. Alain Peyrefitte écrit: « Les Américains ont jugé que (Nixon) « saisissait l'initiative avec hardiesse »: c'est donc lui qui prenait l'avantage; il avait bien joué. Parmi les dizaines de chinois, professeurs d'université, étudiants, ouvriers, paysans que nous interrogeâmes les jours suivants(...) il n'en fut pas un qui ne répondît: « Nixon vient s'incliner devant le président Mao ». « Il comprend bien que le président Mao avait raison en disant que les réactionnaires sont des tigres de papier ». Une étudiante nous affirme même: « Il vient demander le pardon ».
Loin de moi de comparer les juifs aux chinois, et je ne serais pas très heureux que notre démarche chrétienne fût confondue avec la manoeuvre diplomatique du président Nixon. Mais la petite étudiante chinoise nous montre combien la demande de pardon peut (engendrer d'erreurs possibles, soit qu'on n'y discerne qu'une manoeuvre à laquelle on répondra par d'autres manoeuvres, soit qu'on interprète le geste comme une capitulation de l'offenseur et l'acceptation du triomphe de l'offensé. Si caricaturale que soit l'anecdote d'Alain Peyrefitte par rapport aux relations des chrétiens et des juifs, nous pouvons y puiser deux avertissements — c'est en tout cas ce que j'ai ressenti quand je lisais ce passage du livre: les chrétiens peuvent être tentés de faire de leur repentance au sujet des juifs une espèce de grande manoeuvre religieuse; et les juifs peuvent non seulement interprèter ainsi une démarche spirituelle, mais aussi toutà-fait en méconnaître les caractères et les motivations. Cela voudrait dire que nous sommes mis à l'épreuve: la pierre de touche de la vérité d'une repentance, c'est sa persévérance et c'est le refus intérieur de tout calcul quant aux fruits de la repentance.
Il ne faut pas que nos paroles soient théoriques. Je vais vous donner un exemple après avoir beaucoup hésité à le mentionner. Que nos amis juifs ne s'étonnent pas que j'introduise ce texte significatif dans notre réflexion, et que les chrétiens ne s'indignent pas, mais qu'ils baissent la tête, parce que le soupçon et l'accusation même injustes, nous les avons provoqués. Dans un très remarquable et intelligent rapport, au surplus extrêmement positif dans ses conclusions, de M. Gerhart Riegner, secrétaire général du Congrès Juif Mondial, lors de l'assemblée européenne à Londres de cet organisme en janvier 1973, l'auteur se félicitait du changement et des progrès des relations juives avec les églises chrétiennes. C'est un rapport très pénétrant, dont la traduction a paru dans le n° de mars 1974 d'Information Juive. On y lit pourtant ce passage déroutant: « Il devient possible à l'église de réinterprèter certaines de ses anciennes doctrines à l'égard des juifs et du judaïsme. Qui plus est, si l'église désire avoir de l'influence dans le tiers-monde par exemple, elle n'a pas intérêt à se servir des stéréotypes antisémites classiques de la propagande chrétienne parmi des populations qui ne connaissent rien des juifs et du judaïsme, qui n'ont pas de juifs vivant en leur sein, et où il faudrait introduire des préjugés qui ont pris plus de mille ans, je pense, à s'implanter, même sur le continent européen ». Laissons de côté les affirmations historiques erronées contenues dans ce texte. Encore une fois, je le souligne, son auteur est un homme intelligent, droit et favorable à des contacts continus avec des chrétiens. Mais il voit dans le changement doctrinal le fruit d'une vue diplomatique d'envergure, alors que nous savons que le motif, aussi tardif et incomplet qu'il soit, provient de la repentance chrétienne.
Je mentionne ce texte pour trois raisons. La première, c'est que nous devons nous occuper de nos relations concrètes avec les juifs, pour discerner et envisager les difficultés actuelles, sans nous embusquer dans des problèmes théoriques. Cela ne va pas sans surprises qu'il faut affronter avec sang-froid.
La deuxième raison, que j'ai d'ailleurs déjà évoquée, c'est qu'il nous faut comprendre que nos démarches soient mal comprises, parce que nous avons trop longtemps offensé celui qui se méprend sur nos motivations.
Et la troisième raison, permettez-moi de l'exprimer avec un peu de brutalité: la repentance qui conduit au pardon ne doit pas s'apparenter au masochisme. Nous devons demander pardon aux juifs dans un souci de vérité, sans démagogie, sans pathos verbal, sans surenchère à l'encontre de notre passé ni de nous-mêmes, sans accepter sous prétexte que nous sommes coupables d'avouer ce que nous savons contraire à la vérité ou à l'exactitude. Nous devons affronter la vérité pour la servir, mais sous prétexte que nos slogans antisémites étaient faux, nous n'avons pas le droit de rétablir l'équilibre par des slogans symétriques qui accuseraient faussement l'église ou la chrétienté.
De même que l'enfer est pavé de bonnes intentions, la bonne intention d'une repentance verbale et mécanique peut devenir une espèce d'alibi personnel en même temps qu'un réquisitoire facile et démagogique. Je voudrais, précisément à propos de notre repentance au sujet de la situation des juifs et des chrétiens, vous relire ce que le catholique autrichien Friedrich
Heer disait au moment où l'affaire de la pièce d'Hochhuth, le Vicaire, battait son plein en Allemagne: « Depuis des années, je suis troublé, mis mal à l'aise par la confession de leurs péchés que des millions de croyants font ensemble dans des milliers et des milliers de messes. Confiteor deo omnipotente... La pensée absente, le cerveau vide, mécaniquement, on ritualise un aveu des fautes qui, s'il était actualisé, pourrait mobiliser des énergies géantes, toutes les forces de l'âme ». Et il demande que « la confession quotidienne des fautes (soit) concrétisée, actualisée, politisée au meilleur sens du mot » en mentionnant par exemple les juifs. (Cité par Jacques Nobécourt, Le Vicaire et l'Histoire, p. 93).
Au moment même où nous voulons nous placer dans une réalité de repentance profonde et véridique, nous devons recevoir l'avertissement de l'historien catholique, nous refuser à enfermer notre repentance dans un carcan mécanique, veiller à ne pas la ritualiser, nous interdire de penser à nous-mêmes et à notre tranquillité de coeur, mais placer la souffrance juive au centre même de la démarche spirituelle qui nous est demandée.
Quelques mots encore. Je partirai d'une situation sur laquelle nous avons tous plus ou moins réfléchi, ne serait-ce qu'à cause de certain procès qui vient de se dérouler à Cologne. Je pense que l'une des causes de la réticence juive à accepter d'envisager un pardon ou même d'en parler, après ce qui s'est passé entre 1933 et 1945, ce n'est pas tellement le ressentiment d'ailleurs compréhensible, que la crainte que ce pardon ne soit le synonyme ou la permission de l'oubli. Mais le pardon évangélique n'est pas du tout une espèce d'amnistie juridique. Je ne suis pas juriste, mais il me semble qu'un journal n'a pas le droit de revenir sur les condamnations justifiées mais amnistiées. Aussi bien pour des motifs moraux que pédagogiques, car l'antisémitisme n'est pas un accident, les juifs sont absolument en droit de vouloir qu'on sache, qu'on se souvienne, qu'on médite: oui, que nous sachions, que nous méditions le passé.
Dieu n'efface pas le souvenir du passé, lepardon ne consiste pas annihiler le péché, mais à le crucifier et à le racheter dans la croix de Jésus-Christ le rédempteur. Dans ses Confessions, saint Augustin pardonné, et qui vit de son pardon, n'a nullement censuré son passé pécheur; au contraire, ce passé pardonné demeure présent, mais il devient tout différent, comme un appel à la conversion quotidienne de la vie.
Nous ne demandons point pardon aux juifs pour être amnistiés, pour être débarrassés de l'offense que nous avons causée, pour « qu'on ne parle plus de tout ça »; il faut au contraire que « tout ça » devienne dans nos vies et dans les relations entre l'Eglise et le peuple d'Israël une connaissance enfin placée sous la croix de Jésus, un passé assumé et totalement converti, une mémoire du mal sanctifiée, capable de tenir tête à la tentation et d'exorciser les démons de ce passé.