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Education liturgique et sauvegarde de la création - Réflexions d'une catéchiste
Isabelle Denis
L'être humain est responsable du monde créé. Mals Il ne peut remplir sa mission s'il n'est pas d'abord conscient de l'orientation à donner à sa propre croissance. C'est pourquoi Dieu, selon la révélation biblique, a donné la Torah: par elle tout humain peut apprendre à se tenir devant lui, tel un serviteur chargé de gérer la création. En même temps, il lui donne le monde créé comme chemin de vie, chemin de contemplation et d'action.
N'est-ce pas à ce niveau que l'humanité peut appendre à mieux se situer pour répondre à sa vocation liturgique? N'est-ce pas là que se situe la véritable sauvegarde de la création? N'est-ce pas cette finalité profonde qu'il importe de cerner dans nos vies d'éducateurs?
Au coeur de cette croissance: «l'éducation de l'homme conscient »
« Que nous dansions, que nous spéculions, nous le ferons selon l'esprity disait Hélène Lubienska de Lenval. ' Cet apprentissage peut commencer dès la petite enfance, à la maison, à l'école comme dans les assemblées paroissiales...Cette éducation va accompagner tous les stades de croissance que nous connaissons bien. Mais nous oublions trop souvent que, dès sa conception, .(l'enfant est capable de Dieu»?
Apprendre à se servir de ses pieds, c'est apprendre à marcher sans tomber, à courir et à danser; c'est aussi apprendre à être au service des autres, et savoir offrir ce service à Dieu qui nous a créés avec des pieds. Appendre à se servir de ses mains, c'est savoir saisir un objet; c'est aussi apprendre à s'en désapproprier; c'est savoir se nourrir, s'habiller, planter, écrire, bâtir, fabriquer, vendre et acheter, s'exprimer dans l'art; c'est aussi faire fructifier les produits de la terre et du monde créé pour les partager entre tous ceux qui sont dans le besoin.
Appendre à se servir de sa tête (intelligence et coeur), c'est apprendre à regarder, mais aussi à contempler; c'est appendre à entendre, mais aussi écouter; apprendre à travailler, mais aussi à se reposer; apprendre à penser, réfléchir, inventer, mais aussi s'émerveiller, gratuitement, c'est apprendre à bénir Dieu de tout ce monde créé qu'il nous a confié; c'est apprendre à parler, mais aussi à chanter.
Car l'enfant, à 5 ans, est tout à fait capable de travailler sa voix: d'apprendre chanter avec justesse, à poser sa voix, à chanter en choeur dans un ensemble, à chanter ce qui est beau, ce qui est bon. Le chant porte la parole dans la durée et devient source de vie intérieure: chanter les Psaumes, l’Evangile, s'imprégner de toute la Parole de Dieu et Le louer, Lui dire merci; apprendre aussi à faire silence pour L'écouter et être attentifs aux humains qui nous entourent, apprendre à entendre aussi l'harmonie de la création (le vent, les oiseaux, les sources d'eau) et à respecter ce chant de l'univers.
Cette éducation •selon l'esprit» amène aussi à prendre conscience que l'on se trompe souvent, mais que toujours Dieu peut aider à recommencer. Apprendre à tout entreprendre dans une recherche du bien, du bon comme du beau selon Dieu: «Ouvrir les yeux pour voir et les oreilles pour entendre•, ce n'est pas seulement acquérir une compréhension mentale des choses, c'est s'exercer à une conscience réfléchie sur le sens de l'humain,3 sur les besoins des autres (les proches et les lointains, les plus démunis ou différents de couleur, de culture). C'est en même temps savoir respecter la nature selon son rythme de croissance et ses saisons; c'est chercher à par-faire la création, conscient des dons de Dieu. Devenir humain en plénitude, c'est être vraiment un homme, ou une femme «M'urge», gérant de ce monde, mais non pas propriétaire, c'est-à-dire collaborant avec Dieu, le Créateur, pour que la terre soit donnée en partage à tous, à la louange de sa gloire.
Pour de jeunes enfants chrétiens, cette attitude fondamentale peut trouver une expression liturgique significative au cours de la célébration eucharistique, au moment de la présentation des dons. En voici un exemple:
Nous sommes dans une paroisse parisienne, à l'Eucharistie dominicale. Un groupe de jeunes enfants (de deux à huit ans environ), avec leurs parents, viennent de vivre la liturgie de la Parole dans un local conjoint à l'Eglise; ils rejoignent l'assemblée des fidèles; l'animateur vient d'introduire ainsi leur entrée:
« Avec le pain et le vin, fruits de la terre et du travail des humains, nous te présentons nos vies d'enfants et d'adultes. Donne-nous, Seigneur, de porter du fruit comme un bel arbre en la célébration du mystère eucharistique de ton amour.»
Dans l'allée centrale, les servants de messe portent le pain, le vin et l'eau.° Ils s'avancent vers l'autel avec des membres de la communauté chrétienne qui viennent de collecter l'argent de la quête (celle-ci est bien une expression concrète importante du partage évangélique des biens). Le groupe des jeunes enfants et de leurs parents, comme délégués par toute l'assemblée, les suivent: cette marche, en procession avec le pain et le vin, fait souvenir que Dieu est le Créateur de tout, la source de tout don, et que ses créatures assemblées en peuple liturgique viennent célébrer son amour insondable?
Les jeunes enfants marchent au son de la flûte et de la guitare. Toute l'assemblée chante avec eux le psaume de procession. Ils tiennent une icône du Christ Pantocrator, le cierge de l'autel, un bouquet de fleurs. Le prêtre les accueille devant l'autel. Ils déposent sur une belle nappe en tissu, décorée parfois de dessins représentant tout ce que l'on peut appendre à partager, les «secrets de la Bonne Nouvelle»: ces passages bibliques, méditation de l'un des textes du jour, qui ont été écrits avec l'aide des parents sur de petits rouleaux de papiers (ou sur d'autres objets symboliques). Au moment de la communion eucharistique des aînés, ces rouleaux seront redonnés aux enfants: signes de la table de la Parole qui prépare à la table du pain; chacun les emportera à la maison pour se souvenir de la Parole de Dieu qui est chemin, pour appendre à se servir de ses pieds, de ses mains, de sa tête et de son coeur. Et quelle joie, entre 2 et 8 ans, de pouvoir marcher en chantant vers l'autel, avec des trésors écrits en famille! On célèbre par les pieds, les mains et le coeur...
Sur quels fondements repose cette pédagogie?
L'inspiration d'une telle pédagogie vient tout simplement de l'Ecriture:
« L'être humain s'exprime tout entier à travers son coeur, sa langue et ses deux mains (ainsi que ses pieds)... et le langage biblique sur l'homme nous fera aussi mieux comprendre celui sur Dieu,.
C'est ainsi que Pierre Mourlon Beernaert, dans son étude «Coeur-languemains dans la Bible»5 reprend les trois fonctions humaines dynamiques:
« avec la pensée: lecoeur et les yeux; avec la parole: la langue et les oreilles, avec l'action: les mains et les pieds. C'est tout le champ de l'intention profonde. celui du savoir et du connaître, celui de l'expression parlée et du dire, celui enfin de la réalisation concrète et du faire »5
Dans toute la Bible, la parole est liée à l'action, au «faire». Dés les premiers chapitres de la Genèse, la Parole de Dieu, à peine proférée est créatrice: Dieu «dit» et cela «est». Cette même Parole exige des humains qu'ils accomplissent ce qu'elle leur dit; et ceux-ci, témoins des actions salviliques de Dieu proclament ces merveilles (cf. par ex. Ex 15). Des le début de la Genèse (création du monde, de l'homme et sanctification du shabbat), nous prenons conscience de l'unité des trois fonctions dynamiques de l'homme.
Certains textes sont particulièrement explicites: ceux, entre autres, des chapitres 4 à 8, puis 20 à 26 du Deutéronome; et particulièrement Dt 26,1-15. On imagine tout à fait celui qui s'avance vers Jérusalem, portant en ses mains les prémices, ces dons qui seront offerts au Seigneur en signe de reconnaissance, mais aussi partagés avec le lévite et l'émigré, la veuve et l'orphelin; et sa prière résonne en nos propres vies:
« J'ai écouté la voix du Seigneur mon Dieu, j'ai agi suivant tout ce que tu m'as ordonné. regarde du haut deta demeure sainte, du haut du ciel, bénis Israël ton peuple et la terre... » (Dt 26,14...15)
Et, dans le Nouveau Testament, Paul écrit aux Romains:
« La création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu... pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet: toute la création jusqu'ici gémit et souffre en douleur d'enfantement. Elle n'est pas la seule: nous aussi qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l'adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c'est en espérance.» (Rm 8,18..24)
Ainsi, tout être humain (créature de Dieu, née de l'amour d'un homme et d'une femme) est-il appelé, selon l'annonce biblique, à devenir un enfant de Dieu, à l'écoute de la Parole. Et, selon la foi de l'Eglise, cette croissance se fait à la ressemblance du Christ, Icône du Père, Lôgos fait chair.
Quelles lumières complémentaires les traditions, juive et chrétienne, post-bibliques nous offrent-elles?
Regarder l'être humain dans sa vocation liturgique est une des caractéristiques de la tradition rabbinique. Celle-ci peut nous aider à mieux saisir que nous sommes appelés à une spiritualité de bénédiction. N'est-elle pas, en Jésus né du peuple juif, à la racine de la foi chrétienne?
Reprenant un commentaire talmudique, Pierre Lenhardt a montré l'importance d'une telle réflexion par rapport à la liturgie eucharistique chrétienne. Cette dimension rejoint notre re
cherche et l'éclaire en l'élargissants Citant d'abord la Tosephta:
« Celui qui jouit de ce monde-ci sans bénédiction est comme un voleur, qui vole le Saint, béni soit-il, et l'Assemblée d'Israël» (Tos Ber. 4,1).
P. Lenhardt ajoute:
« Les biens de ce monde sont à la disposition des personnes particulières dans la mesure où la propriété de Dieu et de la communauté sont reconnues et respectées... Par la bénédiction, le bien dont on jouit est en réalité un don de Dieu et pas seulement une chose de ce monde... De même le visage, les mains et les pieds de l'homme, mis en mouvement dans la pratique des commandements sont, par la bénédiction sur ces commandements, mis explicitement au service de la gloire du Créateur de l'homme».
C'est le râle de la bénédiction de faire et de dire que tout l'homme, tout ce qu'il reçoit, tout ce qu'il est, tout ce qu'il fait, est sanctifié mis à part, pour le service du Dieu Saint...
... Dans l'Eucharistie, fondée parJ-C... ce n'est pas seulement un bien matériel-spirituel qui nous est donné, c'est Dieu lui-même qui se donne.»
La tradition rabbinique nous aide à mieux percevoir le sens de l'action humaine par rapport aux dons de Dieu, et donc à sauvegarder, à prendre soin de la création et à en partager les fruits. Mais ce n'est là qu'un aspect de sa réflexion.
La tradition patristique chrétienne, d'une richesse incontournable elle aussi, souligne pour nous un autre aspect important: la lecture de la création comme chemin de contemplation. C'est ce que commente Origène, entre autres:
« L'apôtre Paul montre (en Rm 1,20) que ce monde visible confient un enseignement sur le monde invisible...
Ces êtres, semences, plantes, racines ou bêtes sont sans doute au service des besoins corporels des hommes, mais par ailleurs, renfermant la figure et l'image du monde invisible, ils ont encore pour office d'élever l'âme et de la conduire à contempler les choses célestes».7
Cela est tellement vrai que, pour celui qui s'en imprègne, tout le monde créé parle de Dieu en écho avec la Parole biblique révélée, pour nous chrétiens, en Jésus Christ dans l'Esprit:
« Au-dessus de tout le Père... travers tout, le Verbe... en tout, l'Esprit».8
Les enjeux spirituels d'une pastorale liturgique dans la ligne de Vatican Il pour aujourd'hui:
Une des redécouvertes liturgiques dans la mouvance de Vatican II n'est-elle pas ce sens de la bénédiction, par laquelle les fruits de la terre et la vie humaine sont assumés dans le mystère du Christ?
« Le Christ a pris du pain et du vin. Le pain et le vin, c'est le fruit des forces cosmiques et aussi du travail de l'homme... Tout le travail de la nature, auquel s'ajoute le travail de l'homme, est présenté et transfiguré au niveau de la gloire du corps et du sang du Christ .9
Nous en avons un témoignage dans les Bénédictions qui accompagnent actuellement la présentation des dons:
« Tu es béni, Dieu de l'univers, Toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes, il deviendra le pain de la vie...
Toi qui nous donnes ce vin, fruit de la vigne et du travail des hommes, il deviendra le vin du Royaume éternel. »
Dans une pédagogie de la vocation liturgique de l'être humain, la création a non seulement sa place, mais elle est essentielle pour la célébration eucharistique.
Par ailleurs, dans sa lettre apostolique de décembre 1988 «la Sainte Liturgie», Jean Paul II souligne quelques orientations qui sont des appuis pour notre recherche. Ainsi la prise en compte plus consciente de «célébrations liturgiques pour les enfants»,1° et donc de célébrations dominicales qui cherchent à intégrer davantage les enfants. Il rappelle que la liturgie est le «lieu privilégié de rencontre des chrétiens avec Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ... présent dans l'Eglise réunie dans la prière en son Nom».1° Et il précise que dans cette liturgie:
« les signes, surtout les signes sacramentels, doivent avoir la plus grande expressivité. Le pain et le vin, l'eau et l'huile, mais aussi l'encens, les cendres, le feu et les fleurs ont leur place dans la liturgie comme offrande au Créateur et contribuent à la dignité et à la beauté de la célébration. » 10
Enfin il insiste, entre autres recommandations, sur:
« un approfondissement toujours plus in-. tense de la liturgie de l'Eglise, célébrée selon les livres actuels, et vécue avant tout comme un fait d'ordre spirituel11.»
Et il affirme:
« La tâche la plus urgente est celle de la formation biblique et liturgique du peuple de Dieu, pasteurs et fidèles»
L'effort du renouveau liturgique doit encore répondre aux exigences de notre temps »11
Ces quelques réflexions montrent bien que les enjeux pastoraux dans la ligne de Vatican II, vingt cinq ans après, sont avant tout des enjeux spirituels pour une humanité en marche à qui l'Eglise se doit d'être présente.
S'il est un chrétien de notre )0« siècle qui soit un témoin du sens de la création et qui nous invite à un renouveau spirituel enraciné en la Parole biblique, c'est bien Pierre Teilhard de Chardin. Certains de ses écrits sont difficiles interpréter, mais le «Milieu Divin est plus accessible, et ce qu'il nous y partage peut nous conforter dans la visée pédagogique que nous proposons en ce qui concerne la vocation liturgique de l'être humain:
« Par notre collaboration qu'il suscite, le Christ se consomme, atteint sa plénitude à partir de toute créature. C'est St Paul qui le dit. Nous nous imaginons peut-être que la création est depuis longtemps finie. Erreur, elle se poursuit de plus belle, et dans les hauteurs les plus élevées du monde: omis creatura adhuc ingemiscit etpartunt ' t c est al achever que nous servons, même par le travail le plus humble de nos mains. Tels sont en définitive, le sens et le prix de nos actes.»12
N'est-ce pas là, finalement, le motif le plus profond de sauvegarder la création?
« Si ce que je fais, si ce que je dis est à la gloire de Dieu, mes paroles et mes actes sont pleins de la gloire de Dieu. Si mes entreprises et mes projets sont à la gloire de Dieu, me voilà moi aussi interpellé par cette Parole: la terre est pleine de sa gloire.„ 13
Et n'est-ce pas cette finalité profonde qu'il importe de mieux cerner dans nos vies d'éducateurs?
Notes
* S. Isabelle Denis, de N.D. de Sion, est institutrice et éducatrice musicale selon renseignement Montessori. Elle est aussi animatrice pastorale en milieux scolaire, paroissial et familial, et étudiante à l'Institut supérieur de Liturgie, à Paris.
1. HELENE LUBIENSKA DE LENVAL: L'éducation de l'homme conscient, éd. Ouvrières 1952.
2. M. CASABIENCA: L'Enfant capable de Dieu, éd. Fayard 1988.
3. Trop souvent les adultes ne savent pas à quel point un enfant de cinq ans est capable d'une telle réflexion. Ceci suppose, comme pour toute croissance, que l'on se donne la peine d'aider l'enfant à réfléchir en ce sens avant sa 5° année...
4. La réforme liturgique de Vatican II a changé le nom «d'offertoire» en celui de =présentation des dons». L'orienta-fion fondamentale de ce renouveau a été de marquer par plus de sobriété ce moment liturgique. La présentation des dons est un moment d'articulation, tourné plus précisément vers le Canon eucharistique, puis la communion, sommets de la célébration. Il fallait éviter les abus (excroissance et majoration) qui, à certaines époques du Moyen-âge, en avaient fait un «doublet sacrificiel» du Canon. Cf. l'article de Niels Krogh Rasmussen in La Maison Dieu 100 p. 53, «Les rites de présentation du pain et du vin».
5. Cahier Evangile rd 46, année 1984.
6. «Les bénédictions de la liturgie synagogale et leur intérêt pour une meilleure compréhension de l'Eucharistie chrétienne», Pierre Lenhardt in Tantur Yearbook, p. 55 à 84, année 1982/83.
7. ORIGENE: Commentaire du Cantique des Cantiques 6,3.
8. IRENEE DE LYON: Contre les Hérésies IV 20; V 18,2.
9. Cf. note 4: article de Niels Krogh Rasmussen.
10 JEAN PAUL Il: «La Sainte Liturgie», Lettre Apostolique du 14.5.1989. Cf. Doc. Cath. N° 1985, 6 juin 1989, col. 518-523.
)(enfants»: paragraphe 17
«lieu privilégié•: paragraphe 7
«les signes»: paragraphe 10 «approfondissement»: paragraphe 14 -formation biblique»: paragraphe 15 «effort du renouveau»: paragraphe 17
11. Traduction: «toute creafionjusqu'ici gémit et souffre en douleur d'enfantement».
12. PIERRE TEILHARD DE CHARDIN: Le Milieu Divin, éd. du Seuil, collection V, 113, page 41.
13. ORIGENE: e Homélie sur les visions d'Isaïe.